Quelle merveille! « La Légende de la forteresse de Souram » est une splendeur de tous les instants. Chaque image est soigneusement composée, restant pendant longtemps en mémoire. Paradjanov n'a pas son pareil pour dynamiser le cadre, pour faire se mouvoir avec grâce ses acteurs, utilisant au maximum tous les plans de l'image, de sorte que malgré la fixité du cadrage, elle semble animée d'une vie propre. C'est comme si le film vivait de lui-même, je ne trouve pas de meilleur mot pour exprimer la puissance évocatrice du cinéma de Paradjanov. Visuellement, ce long métrage est donc très riche, d'autant plus qu'il regorge de symboles. On ne retrouve un tel foisonnement pictural, une telle exubérance contrôlée, que dans les meilleurs œuvres de Fellini. Mais là, l'art du cinéaste arménien sert une vieille légende géorgienne, trahissant son goût pour les contes et le folklore traditionnel. Histoire d'amour déçu, ou d'abnégation d'un peuple et de ses héros, « La Légende de la forteresse de Souram » fait défiler chapitres et tableaux mystérieux près d'1h30 durant. Bien que simple, la trame est un peu nébuleuse, on se perd dans les personnages, les fils d'untel ou d'untel. Mais cela ne fait qu'ajouter au charme de l'ensemble, à son atmosphère onirique, insaisissable. La réalisation de Paradjanov ose tout, quand on croit avoir tout vu, on est encore surpris... Ce film est d'une poésie rare, que l'on ne retrouve que chez les plus grands, autant dire une poignée. Ce n'est peut-être pas avec ce long métrage qu'il faut découvrir Paradjanov (préférez « Les Chevaux de Feu », ou même « Sayat Nova », plus cohérent, encore que très original et déroutant dans sa narration), mais il se hisse aisément au panthéon du septième art, et il est donc indispensable, à mon sens, pour tout amoureux du cinéma qui se respecte, de l'avoir vu.
[4/4]
Qu'entendez vous par: "Paradjanov n'a pas son pareil pour dynamiser le cadre". De façon générale, en quoi le cadrage est il important selon vous? Par rapport au contenu de l'image en lui même? J'aimerais comprendre car on loue souvent le sens du "cadrage" des Antonioni, etc.... et autres "grands" cinéastes.
RépondreSupprimerJe vais faire appel à des notions que l'on retrouve dans l'analyse de la peinture, mais aussi de la bande dessinée ou de la photographie. Une image, un plan ou un cadre, peut être divisé en plusieurs plan : le premier plan, le deuxième plan... et l'arrière plan.
SupprimerDe même, une image peut être structurée par des lignes de forces : quelqu'un qui brandit un drapeau de biais, pris en plan d'ensemble, matérialisera une ligne de force diagonale. Pour peu qu'un corps soit placé à ses pieds, ce dernier s'en retrouvera d'autant plus mis en valeur, si de surcroît une lumière appropriée vient l'illuminer (on peut se référer en la matière à « La Liberté guidant le peuple » de Delacroix, ou aux tableaux de groupes de Rembrandt, modèles du genre).
C'est ainsi qu'un artiste peut jouer avec l'ensemble des composantes d'une image pour stimuler l’œil de telle ou telle façon. Le choix du cadrage (gros plan, plan d'ensemble...), des objets dans le champs du plan (c'est-à-dire dans le champ de vision, filmés), l'utilisation d'une focale (ou lentille) plus ou moins courte, tout cela joue sur le rendu esthétique, et sur la perception même du spectateur.
Paradjanov est un maître en la matière. Ses images sont comme autant de miniatures, où tel personnage à l'arrière plan aura un mouvement saugrenu, telle couleur viendra se confronter à telle autre, tel objet se mouvant dans le cadre donnera telle impression de mouvement magnifié... C'est un véritable feu d'artifice visuel!
Un bon exemple est le « Satyricon » de Fellini, nombre de passages regorgent d'un jeu sur le cadrage et les différents plans de l'image. Je pense par exemple à cette scène où un ensemble de gens dénudés se lèvent et se baissent plus ou moins de concert, tandis que des romains se trouvent au premier plan. Étrange impression de mouvement... qui démontre le savoir-faire visuel de l'artiste italien!
Paradjanov, OK, Fellini, OK.
RépondreSupprimerMais je trouve les images d'Antonioni souvent plates, mis à part quelques couleurs très belles. Justement, il n'y a pas toute une richesse dans l'image, ou bien, comme chez Fellini, des correspondances entre différents plans, qui apportent des contrastes qui permettent, pour moi de "structurer" le film: je pense à Satyricon ou encore à ses films des années 1970-80. Je parle d'Antonioni car vous le placez très haut, je pense qu'il ne mérite pas d'être aux côtés de Fellini ou Jodorowsky par exemple, de vrais peintres qui savent en outre structurer un film en juxtaposant leurs belles toiles de façon judicieuse, ce qui est encore différent!
Je vous l'accorde, Antonioni est aussi classique, sobre, économe de ses moyens, que Fellini ou même Paradjanov sont baroques et exubérants. C'est ainsi. Son propos n'est pas le même, plus intellectuel, Antonioni dépeint l'aliénation moderne et le vide existentiel de son temps. Rien de bien joyeux... Pour autant le cadrage de ses images (ce qui figure ou non dans le cadre) est toujours choisi avec soin, et la photographie de ses films (le contraste des couleurs, leur harmonie) est remarquable. Difficile de les comparer donc, mais chacun à leur manière, ces trois cinéastes ont un talent certain. Quant à Jodorowsky, c'est certes un plasticien talentueux, mais pour ce qui est du sens de ses films, je suis beaucoup plus circonspect. Ses trips psychédéliques sont un temps amusant, mais il n'en reste pas grand chose par la suite. Quand je juge un film, j'estime tout autant le fond que la forme (car le fond trouve son achèvement dans la forme, le sens de ce qu'on montre n'est-il pas la source de la beauté ?), Jodorowsky trouve donc nettement moins grâce à mes yeux.
RépondreSupprimerFellini n'a pas de signification profonde alors. Quel sens donner à "Amarcord" ou à "La citta delle donne"? Au contraire, il faut s'accrocher pour comprendre le message pseudo-mystique de Jodorowsky, mais il y en a un, par ex. dans la Montagne Sacrée: il s'agit, en gros, de la quête de l'immortalité qui finalement ne pourra jamais être achevée. Ses images aussi montrent une certaine "transcendance", prétendent recréer cet au-delà dont nous savons tous inconsciemment qu'il existe selon lui. Après, il faut croire à tout son mysticisme fumeux pour comprendre le sens de ses films, à la symbolique religieuse très chargée..... Que pensez vous du style d'un autre cinéaste, moins sérieux, mais proche visuellement, Terry Gilliam? A t'il retenu votre attention?
RépondreSupprimerSi, le cinéma de Fellini a un sens! « Amarcord » veut dire « je me souviens ». C'est un essai nostalgique et poétique sur le passé du cinéaste. Je n'ai pas vu « La Cité des femmes ». Je vous l'accorde, il y a un sens certain chez Jodorowsky. Mais je n'y adhère pas vraiment. Comme vous le dites, c'est tout le mysticisme fumeux, parfois bien sordide, qui m'exaspère chez lui, même si ça occasionne dans le même temps une flamboyance visuelle étonnante. Certains passages de ses films sont magnifiques, je pense à ces colombes qui s'échappent des corps des martyrs de la dictature.
RépondreSupprimerTerry Gilliam est un bon représentant du baroque cinématographique. Il trouve en effet sa place auprès des auteurs cités précédemment, même s'il n'a pas la même envergure. Encore qu'un film comme « Brazil » ait une certaine consistance, quelle vision du futur! J'avais assez aimé « Les Aventures du baron de Münchhausen » et « L'Imaginarium du Docteur Parnassus ». Mais « L'Armée des Douze Singes » et surtout « Les Frères Grimm », non.
Appréciez vous des cinéastes américains? D'Hollywood par exemple. Ou les rejetez vous pour leur coté commercial?
RépondreSupprimerJe rejette la plupart, effectivement pour leur aspect commercial et la pauvreté de leur art. Mais quelques uns trouvent grâce à mes yeux : Robert Flaherty (« Nanouk l’Esquimau »), Buster Keaton, von Stroheim, Tod Browning (« Freaks »), Franck Capra (« La Vie est belle »!), Elia Kazan (« Baby Doll » est proprement génial), Stanley Donen et Gene Kelly (« Singing in the rain » bien sûr), l'« Alice au pays des merveilles » de Disney, Dalton Trumbo (« Johnny got his gun »), « There will be blood » de Paul Thomas Anderson (de loin son meilleur film), et « The Fountain » (à revoir tout de même) et « Black Swan » de Darren Aronofsky.
RépondreSupprimerJe m'étonne d'apprécier autant de réalisateurs américains, comme quoi il y en a de bons, et un certain nombre tout de même, même si tous ne se valent pas (un Flaherty vaut bien 10 Aronofsky).
Que pensez vous du cinéma contemplatif de Pasolini? Ennui ou grande réussite?
RépondreSupprimerJ'ai adoré la mise en scène (pas le fond évidemment) de Salo ou les 120 jours.
Je ne qualifierai pas le cinéma de Pasolini de contemplatif mais d'intellectuel voire d'idéologique. Assez fumeux à mon sens, plat et ennuyeux.
RépondreSupprimerJe n'étais pas au courant qu'il y avait une mise en scène dans « Salo »... La position de Pasolini est d'ailleurs très ambiguë, avec ce long métrage en tout point détestable. Un mélange de fascination et de dénonciation de ce qu'il filme.
Assez proche du Satyricon dans la mise en scène rappelant les grands peintres. Pasolini n'était pas un homosexuel pervers mais un authentique humaniste. Il n'y a aucune fascination dans ce film qui dénonce les dérives fascistes. Preuve que ce film vous dérange. Paradjanov adorait le maestro Pasolini.
RépondreSupprimerBien sûr que ce film me dérange. Quelqu'un disait que « Salo est pour [lui] le film le plus important de l'histoire du cinéma car il restera toujours un garde-fou à la dérive de la cruauté humaine. » Je ne suis pas sûr que « Salo » ait changé quoique ce soit à la face du monde... Notre monde est-il meilleur depuis la sortie de ce film, que seule une intelligentsia connaît qui plus est ?
RépondreSupprimerIl y a humaniste et humaniste. Marx n'était-il pas un humaniste ? Lénine non plus ?
Tant mieux si Paradjanov aimait ce cinéaste, tout n'est pas à jeter chez lui. Mais à mon sens il fait partie de ces cinéastes clairement surestimés. C'est plus un intellectuel ou un idéologue qu'un véritable poète pour moi, il ne maîtrise pas assez son matériau cinématographique, et son discours est parfois (souvent même) d'une lourdeur écrasante (« Théorème »).
Votre critique sur Der Himmel über Berlin, exagérée! Quel film chiantissime qui aurait pu être un grand film. Et quelle pédanterie dans certains plans en noir en blanc, par exemple, à chaque fois que Bruno Ganz (moule sans charisme) se déplace à travers Berlin. Belles séquences (la fin + belle statue) Comme pour Casanova, l'affiche promet mieux....
RépondreSupprimerDans mon souvenir il s'agit d'un film magnifique, très poétique, et d'une grande évidence, d'une simplicité salutaire malgré ses prétentions philosophiques... Il faut dire que certaines images sont à couper le souffle. Il s'en dégage une forte impression d'harmonie me semble-t-il.
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