«La beauté réside dans la vérité même de la vie, pour autant que l'artiste la découvre et l'offre fidèlement à la vision unique qui est la sienne.» Andreï Tarkovski, Le Temps Scellé (1989)
mercredi 9 mai 2012
« Là-haut » (Up) de Pete Docter et Bob Peterson (2009)
jeudi 3 mai 2012
« Une Femme douce » de Robert Bresson (1969)
vendredi 27 avril 2012
« Val Abraham » (Vale Abraão) de Manoel de Oliveira (1993)
jeudi 26 avril 2012
« Sauve et protège » (Spasi i Sohrani) de Alexandre Sokourov (1989)
mardi 24 avril 2012
« Les Lumières de la ville » (City Lights) de Charlie Chaplin (1931)
mercredi 18 avril 2012
« Eyes wide shut » de Stanley Kubrick (1999)
Plus de 10 ans après la sortie du dernier film controversé de Stanley Kubrick, repenchons-nous sur cette œuvre mal aimée, car, principalement, très mal comprise. La plupart des commentateurs en effet y ont simplement vu une adaptation plus ou moins fidèle du roman d’Arthur Schnitzler et leur lecture du film s’est arrêtée à la lecture du portrait psychologique d’un couple bourgeois. A ce niveau effectivement, «Eyes wide shut» n’est pas un grand film sur la jalousie et le désir ou, tout au moins, un film qui n’est pas à la hauteur de ce qu’on était en droit d’attendre du réalisateur de «2001, l’odyssée de l’espace». C’est que le film joue sur un autre niveau, nous dit autre chose, et le roman de Schnitzler n’est que le prétexte narratif, la trame autour de laquelle le cinéaste a brodé son œuvre la plus noire et la plus critique de la société moderne (son œuvre la plus politique également). Car «Eyes wide shut» est un film incroyablement violent sur la désacralisation du monde, l’effondrement de la spiritualité, et même de l’humanité, dans cette société moderne qui a remplacé Dieu par l’argent. Il est intéressant d’ailleurs de noter comment Kubrick a scrupuleusement supprimé toutes les références à la religion présentes dans le roman. Dès la première phrase du film, le ton est donné : "Où est passé mon portefeuille?". Tout le reste du film sera ainsi marqué par une omniprésence du rapport marchand et de l’argent, jusque dans les moindres petits détails (comme la fille du couple qui étudie les maths en apprenant à calculer des prix). Le choix de Kubrick pour ces deux comédiens (dont l’un des représentants mondiaux de la scientologie), alors totalement starisés et à la une de toute la presse "people", n’est donc pas anodin, et on peut même y voir le plaisir sadique du cinéaste de faire jouer ce couple contre lui-même, pour dénoncer ce qu’il représente dans la vie réelle (le culte de l’argent et du paraître). Cette désacralisation du monde est rendue esthétiquement par le travail insensé que le cinéaste a réalisé sur la lumière et les éclairages. Cette lumière éblouissante, envahissante, tapageuse n’est là que pour masquer le grand vide d’une humanité esseulée et névrosée, et le néant spirituel dans lequel sombre le monde. La démonstration esthétique du film, cette beauté si provocante (cette impression que l’argent coule littéralement et dégouline sur les murs lors de la séquence du bal) relève de l’outrage et révèle ainsi qu’elle n’est qu’artifice, faux. Cette lumière omniprésente est la lumière de Lucifer (le "Porteur de lumière"). L’argent est devenu Dieu et l’époque est au culte de Mammon. Et c’est là que le propos de Kubrick est puissant et intéressant car le cinéaste ne se contente pas de filmer la disparition de Dieu dans un monde matérialiste et d’argent (comme tant de cinéastes l’ont parfois brillamment fait), il montre que Dieu est remplacé par une autre idole qui ne dit pas son nom et qui est Satan. «Eyes wide shut» est un film sur une époque sataniste, notre époque, car, comme nous le rappelle Jacques Ellul, Mammon est une partie de Satan, l’une de ses manifestations, un moyen de le définir. Et ne dit-on pas de Satan qu’il est séduisant? Tel est le sens profond de l’esthétique très léchée du film, qui ne se limite pas au travail de la lumière mais qui comprend également un riche traitement du son, de la musique certes, mais aussi des voix, qui semblent étouffées (je renvoie ici à la très bonne analyse de Jean Douchet). Cette manifestation de Satan s’incarne dans le film par cette scène centrale, celle de la cérémonie sataniste, que l’on peut lire de plusieurs manières. Il y a bien la lecture psychologique de la séquence qui corrobore alors la vision freudienne du film et qui traduirait de ce fait la manifestation des angoisses et des fantasmes entremêlés de Bill. Mais il faut aussi lire cette séquence au premier degré : Kubrick illustre ici le satanisme des riches élites de pouvoir, sujet dont peu d’artistes ont eu le courage de s’emparer. Car, qu’on le considère du point de vue métaphorique (via le culte de l’argent ou la manifestation de la violence guerrière par exemple) ou du point de vue du réel (le véritable culte de Lucifer), l’élite oligarchique mondiale est bel et bien sataniste. On imagine sans peine que le cinéaste, pour cette séquence d’orgie, s’est inspiré des cérémonies de sociétés secrètes ou semi-secrètes ou de clubs d’influence tels que le Bohemian Grove (le décor et l’univers visuel de cette séquence évoquent en effet fortement le club néo-conservateur américain). Que reste t’il alors aux hommes pour survivre à cette menace, certainement la plus grande qu’elle ai eu à affronter? La réponse de Kubrick est dans le couple, plus fort que l’individu isolé : se retrouver et se reconstruire dans l’amour conjugal simple et pur (tel est la signification de ce dernier mot, "Fuck", qui a tant fait jaser dans les chaumières). «Eyes wide shut» est un film incroyablement noir et pessimiste. C’est aussi un film prophétique d’une certaine manière, et il serait erroné d’y voir une errance du cinéaste, une œuvre mineure. Il s’agit bien au contraire du message le plus fort et le plus puissant que nous ai laissé Kubrick. Une mise en garde face à un danger qui menace de mort l’humanité et qui ne cesse de se révéler, chaque jour un peu plus, aux yeux de tous. Si «Barry Lindon» reste le plus beau film du cinéaste, «Eyes Wide Shut» est, du strict point de vue du sens, le plus grand film de Kubrick. Le cinéaste a laissé là un testament qu’il est nécessaire et important de reméditer, à la lumière de l’actualité mondiale.
[4/4]
« Husbands » de John Cassavetes (1970)
Trois amis proches assistent à l’enterrement de leur quatrième ami. Cette mort précoce est le déclencheur pour ces trois loustics d’une douloureuse introspection sur leur vie, principalement amoureuse et familiale, les conduisant à un malaise existentiel qu’ils épancheront ensemble durant deux nuits et journées consécutives dans le sport, la débauche et le n’importe quoi. Seul l’un d’eux ira au bout de cette fuite en avant, en quittant femme et enfant pour vivre l’aventure à Londres, tandis que les deux autres rentreront groggys dans leur foyer et leur routine quotidienne, prêts à se faire "sonner les cloches" par leurs épouses. Comme toujours chez Cassavetes, mais peut-être plus encore ici, le film repose presque en intégralité sur la performance des comédiens. Le scénario est totalement secondaire et sert de prétexte à la mise en situation des acteurs (la troupe habituelle de Cassavetes) dans des performances que l’on imagine très largement improvisées. Mais l’interprétation (qui n’en est peut-être pas une, les acteurs jouant en très grande partie leur propre rôle) atteint un tel niveau de réalisme et de vérité qu’elle renseigne cependant avec acuité sur l’intériorité de ces personnages, et permet ainsi de dresser un portrait assez représentatif d’une génération de quadragénaires américains, appartenant à une certaine classe moyenne, quelque peu paumés, en quête d’un amour fantasmé, idéal, et cherchant désespérément un sens à leur existence. Alors certes, Cassavetes n’est pas Sinclair Lewis, et est loin d’égaler le talent du dramaturge américain pour décrire la monotonie de cette société moderne américaine et de son désarroi, comparable à celui d’un enfant gâté qui découvrirait la dureté de l’existence. De plus, là où Lewis excelle dans la satyre et la caricature, il n’est pas certain que Cassavetes soit bien conscient, au moment où il réalise son film, de cette portée emblématique de son travail. Peut-être se contente t’il de filmer une bande d’amis comédiens pour le plaisir pur du simple jeu d’acteur, plaisir que l’on retrouve souvent dans les troupes de théâtre. Se rend t’il compte qu’il dresse le portrait d’hommes profondément antipathiques, alcooliques et violents, souffrant de sérieux problèmes psychologiques ou cherchait-il simplement à filmer le malheur sentimental de trois quadras douloureusement confrontés à leur vieillissement? La question est posée mais la réponse importe peu, seul le résultat compte. Et alors oui, il se dégage de «Husbands» une grande vitalité, une énergie et une fraicheur vraiment stimulantes. Quelques passages sont fort réussis (la séquence finale notamment) et la spontanéité de l’ensemble emporte l’adhésion. Mais la méthode Cassavetes montre aussi ses limites dans des scènes à rallonge qui peinent, sur la longueur, à susciter l’intérêt… Ainsi de cette interminable séquence de beuverie et du concours de chant qui peut légitimement finir par agacer. Pour ma part, je ne voue pas une grande admiration à cette façon du cinéaste de découvrir son film au montage, à partir des différentes séquences, des performances de ses comédiens, car cela traduit l’absence d’une vision, d’un élan initial véritablement porteur de sens. C’est un cinéma qui permet de retrouver et de ressentir l’ambiance enthousiasmante d’une troupe théâtrale mais qui, au-delà de ça, n’a, finalement, pas grand chose à dire.
[2/4]
jeudi 12 avril 2012
« L'Homme au crâne rasé » (De man die zijn haar kort liet knippen) d'André Delvaux (1965)
mercredi 11 avril 2012
« Les Dames du bois de Boulogne » de Robert Bresson (1945)
mercredi 4 avril 2012
«Hors Satan» de Bruno Dumont (2011)
Dans les paysages magnifiques de la Cote d’Opale, Bruno Dumont filme un homme mutique, "le gars", et une jeune fille un peu paumée qui le suit, le nourrit et aimerait bien coucher avec lui. Ensembles ils se promènent inlassablement dans la campagne, s’agenouillent devant les pâturages, dans une sorte de recueillement : tandis qu’il semble prier, comme touché par la grâce, elle reste silencieusement à ses côtés, respectueuse des étranges pratiques de son ami, qui est aussi son protecteur. Différents évènements qui animeront la triste tranquillité de ce petit village seront l’occasion de s’interroger sur ce personnage énigmatique : fou ou envoyé de Dieu? Avec «Hors Satan», Dumont réalise un film visuellement très beau, porté par un riche travail sur le son naturel et une mise en scène toute en contrastes. Le cinéaste alterne ainsi plans larges et plans serrés, violences assourdissantes des rafales de vent et silences pesants. Ce mariage des contraires permet de souligner toute l’ambigüité du personnage masculin, à la fois incarnation du mal et figure héroïque à dimension christique. Le film s’inscrit pleinement dans la continuité des films antérieurs du cinéaste et ne fait qu’en prolonger les thématiques et les questionnements en procédant par une certaine épure et une certaine simplification. Le cinéaste est ici moins bavard, et donc en dit beaucoup plus. Mais malgré toutes ces indéniables qualités, ça ne marche pas vraiment, et on reste irrémédiablement à distance. Rares sont les scènes qui éveillent l’émotion, et le film devient une sorte d’objet froid, inerte. Tout y apparaît trop calculé, trop prémédité. Dumont se révèle comme un cinéaste qui a appris sa leçon, un bon élève, mais qui affiche ici son incapacité à devenir maître lui-même. Il récite. Il rejoint en cela le cercle de ces cinéastes prometteurs assommés par leurs références et incapables d’avoir la hauteur d’âme et d’esprit de leurs maîtres. Je pense à des réalisateurs comme Carlos Reygadas («Hors Satan» rappelle par bien des aspects «Japon» et «Lumière Silencieuse», sans en posséder pour autant la poésie et la beauté), Andreï Zviaguintsev ou Nuri Bilge Ceylan. Mais Dumont est aussi le maillon faible de cette génération de cinéastes, n’ayant pas encore réussi à réaliser un "semi chef d’œuvre" comme les autres, et prouvant avec ce film l’impossibilité qu’il y parvienne un jour... L’impression que donne «Hors Satan» est celle d’un cinéaste qui s’est dit, en se levant un beau matin : "Tiens, et si je faisais un film mystique". Mais la mystique impose au préalable une certaine forme de croyance, et ce n’est qu’en s’investissant dans cette croyance, en cherchant à filmer le mystère et l’invisible que naît alors la magie et la poésie qui peuvent conférer une aura mystique à un film. Dumont, lui, ne semble pas beaucoup croire aux mystères qu’il filme. Et comment le spectateur pourrait-il y croire si le cinéaste lui-même n’y croit pas? Il ne suffit pas de se prétendre "mystique" pour l’être, et même au contraire, l’affirmer ouvertement relève plutôt d’une simple posture esthétique. Le mysticisme athée du cinéaste souffre d'un manque cruel de véritable fondement spirituel. Sous la caméra de Dumont, la guérison miraculeuse ou la résurrection deviennent des figures de style, des citations (Dreyer bien sûr) que le cinéaste ne se réapproprie jamais. Dans «Hors Satan», plutôt que de faire naître un certain mysticisme de l’insondable mystère naissant des images, Dumont cherche directement à filmer "du mystique". Entreprise fallacieuse nécessairement vouée à l’échec, et qui fait de «Hors Satan» un film ampoulé qui n’est pas à la hauteur de sa prétention. Un beau film certes, mais sans âme.
[2/4]