jeudi 29 mai 2014

« Qu'elle était verte ma vallée » (How Green Was My Valley) de John Ford (1941)

    Quel film ! Et quel réalisateur que John Ford ! « Qu'elle était verte ma vallée » est un long métrage très émouvant, contant l'héroïsme des mineurs du siècle dernier, l'action se déroulant au Pays de Galles. L'histoire de la famille Morgan nous est transmise à travers le regard du petit dernier d'une fratrie de plusieurs frères et d'une sœur, élevés par un père et une mère bourrus, mais aimants et généreux. La vie des Morgan tourne autour de la mine, véritable antre sans cœur, qui recrache les hommes tantôt sans vie, tantôt noirs comme du charbon, éreintés par un labeur épuisant. Néanmoins, ils trouvent leur honneur dans l'exercice de ce métier pénible, et surtout regardé de haut par la bourgeoisie de l'époque. Rien n'épargne les Morgan, ni la maladie, ni la mort, ni l'opprobre des habitants de leur bourgade. Pourtant, ils se relèvent toujours, et continuent à vivre en souriant, confiants et pleins d'espoir en une vie dure mais belle. L'interprétation est ici exceptionnelle, du premier au dernier rôle : chaque acteur semble plus vrai que nature. Il faut dire que John Ford est un sacré directeur d'acteurs. Il a le sens du détail qui fait mouche, de ce petit mouvement, de ce regard en plus qui en dit bien plus qu'un long discours. Chez Ford, en effet, le scénario est primordial. C'est le tronc d'un chêne massif, beau, large et puissant, aux ramifications infinies. Mais l'image est plus encore première : c'est la sève de l’œuvre, ce sens de l'image, si belle dans les mains de Ford, cette image qui dit tout. Ce sont cette famille à table, ce pasteur attristé dont la silhouette se détache sous un arbre, ce regard de l'enfant au réveil du printemps... Est-il long métrage plus simple et à la fois plus riche qu'un film de John Ford ? Nulle théorisation, pas de symbolique excessive, plutôt un art de la parabole, de l'histoire universelle qui touche par delà les âges et les frontières. Car il faut bien le dire, les personnages de John Ford paraissent nettement plus vivants que dans bien des films récents ou d'aujourd'hui. Encore une fois, je m'incline avec respect devant Ford, grand parmi les grands, et le remercie pour son art si appréciable.

[4/4]

vendredi 18 avril 2014

« Noé » (Noah) de Darren Aronofsky (2014)

    Un film désolant... Darren Aronofsky décide d'adapter l'histoire de Noé à sa façon, façon glauque et sombre (le mot est faible) teintée d'heroic fantasy comme sortie d'un abrutissant jeu vidéo... Et le résultat est aberrant. Pourtant j'aurais dû m'en douter en voyant la bande annonce : Aronofsky met le paquet sur les effets spéciaux, et de fait, dans son long métrage, seule l'apparence (laide à faire peur) est de mise, rien de véritablement profond, et pire, rien de beau, rien d'intéressant, rien de touchant. Noé est présenté comme une brute colérique et sanguinaire, l'humanité est divisée entre gentils et méchants comme certains Américains savent si bien schématiser (à gros traits) les choses, il y a beaucoup de violence et de haine de surcroît, et tout ça pour quoi ? On se le demande, la violence semble en effet bien gratuite dans ce film, et Aronofsky bien complaisant (mais au regard de sa filmographie ce n'est guère étonnant). De plus, tout sonne faux, artificiel au possible, du maquillage aux costumes faussement élimés pour faire plus authentique, en passant par les effets spéciaux fort disgracieux, et les acteurs insipides au possible. Et que dire de cette façon de réinterpréter la Bible pour en faire un pseudo pensum écolo-stupido-moche pour adolescents attardés et avides de sang qui gicle et de tripes étalées ? Une fois encore, tout ça pour ça ? Est-ce donc tout ce que le mythe de Noé avait à nous livrer ? Une vision nauséeuse et nauséabonde de la vie humaine ? Une vision haineuse de l'humanité, qui devrait être détruite sans espoir de survie ? Est-ce cela le message originel de l'histoire de Noé ? Non, je ne pense pas. Alors pourquoi ce film aussi violent ? C'est qu'Aronofsky doit avoir un problème... Son pessimisme est en effet atterrant. Et le peu de talent que je pensais avoir décelé chez lui semble définitivement évaporé. Non, décidément, rien à sauver du naufrage de ce long métrage et de son réalisateur.

[0/4]

dimanche 6 avril 2014

Citation du dimanche 6 avril 2014

« Voir le jour se lever est plus utile que d'entendre la Symphonie Pastorale. »

Claude Debussy
(L'Entretien avec M. Croche, Monsieur Croche et autres écrits, 1901)

mercredi 12 mars 2014

« La Grande Bellezza » de Paolo Sorrentino (2013)

    A la sortie de ce long métrage, devant les critiques dithyrambiques de la presse et des spectateurs, je m'étais rendu au cinéma sûr d'avoir affaire à un chef-d’œuvre. Ce ne fut pas tout à fait le cas, du moins « La Grande Bellezza » ne l'était pas au sens où je l'entendais. Ma déconvenue fut donc à la hauteur de mes attentes, et j'ai longtemps pris le film de Paolo Sorrentino pour du sous Fellini, le copiant et le plagiant jusqu'à plus soif, pour un rendu des plus douteux. Avec le recul et des avis très positifs dans mon entourage plus ou moins proche, je me suis dit qu'il fallait que je donne une seconde chance à ce film, et maintenant que je connais bien plus l'Italie, j'ai vraiment pu l'apprécier.

Oui, Sorrentino fait du sous Fellini, ou du moins rend un certain hommage au maître Italien, n'arrivant pas tout à fait à l'égaler, mais proposant un long métrage original, intéressant, sensible, jamais ennuyeux. Il reprend le goût du grand Federico pour la peinture d'une bourgeoisie oisive, se perdant dans les fêtes endiablées et le non sens de leur existence. A ce titre, Jep (extraordinaire Toni Servillo !) est le roi des mondains. Il a connu la notoriété jeune avec un unique roman de dandy, et depuis il évolue dans la jet set, devenu d'autant plus cynique qu'il est sans illusions sur sa condition et sa vie ratée. Il mène en effet une existence superficielle avec un cercle d'amis à la vie tout aussi cabossée et superflue, loin des choses essentielles en ce bas monde, qui sont souvent les plus simples et les plus méprisées.

La beauté de ce long métrage réside dans le fait que Jep se rend compte tout d'un coup, à 65 ans, qu'il est passé à côté de quelque chose. Il essaie alors de rattraper en un sens ce temps perdu, en osant dire et faire ce qu'il aime et ce qu'il est profondément. Et sa lucidité est décapante, sans être hargneux il sait démonter les petits arrangements avec la vérité et il ne vaut mieux pas lui faire la leçon. Il sait aussi percevoir la beauté qui réside dans des petits choses qu'on dédaigne sans s'en rendre compte. Au fond, c'est un rêveur, mais un rêveur avec les pieds sur terre.

Je dois le dire, certains passages sont assez prodigieux, notamment quelques moments poétiques comme celui où des enfants courent dans un jardin de monastère. Plusieurs personnages valent également leur pesant de cacahuètes, je me répète mais il y a un côté terriblement lucide dans l'écriture des personnages, qui interpellent immédiatement : on se sent happé par leur histoire, même si elle peut sembler dérisoire. Elle est tellement réaliste que ce film nous parle directement, sans filtre.

Et à l'image de l'Italie d'aujourd'hui – qu'il faut connaître un minimum pour pleinement apprécier ce long métrage, comme je le disais en introduction – le beau, voire le sublime, côtoient la laideur et la vulgarité la plus crasse. Notre monde Occidental à la dérive ne parvient plus que par des fragments, des réminiscences, un reste de conduite « aristocratique » (je pense à Jep), même si en réalité elle n'est pas l'apanage des plus aisés ou d'une caste, à rappeler ces instants éternels où le temps s'arrête, où la beauté reprend ses droits.

Certes, Sorrentino reprend des aspects du baroque fellinien, des personnages au physique hors norme, du surréalisme sorti de nul part, de la vulgarité donc, un côté grand guignol picaresque. Et tout cela, en plus des thématiques abordées, peut faire très lourd et indigeste. Mais de façon surprenante, tout se tient, et l'on ressent comme une brise légère, comme l'envie de revivre à la manière de Jep. C'est donc avec plaisir que je révise mon jugement : il s'agit d'un film intéressant et touchant, une belle réussite en somme, servie par de talentueux interprètes et accompagnée, j'oubliais, par une excellente bande-son et de jolies musiques.

[3/4]

mardi 25 février 2014

« La Chevauchée fantastique » (Stagecoach) de John Ford (1939)

    John Ford est un géant du septième art. De ceux qui ont non seulement un style inimitable, mais aussi de quoi dire, et surtout de belles choses à dire. C'est, en somme, un artiste complet. « La Chevauchée fantastique » est un grand film par sa perfection formelle : cadrages magnifiques (que l'on parle de gros plans sur des visages ou de plans larges sur les paysages de Monument Valley), rythme (et montage) tantôt trépidant, tantôt calme et serein, bref maîtrisé à la perfection, merveilleux usage du son et de la musique, et bien sûr, mise en scène impressionnante de grandeur et d'évidence (cette rencontre, le soir, entre Dallas et Ringo, tous les passages dans et au dehors de la diligence, ou encore cette scène inoubliable à la fin du long métrage, qui clôt l'intrigue avec force mais retenue – scène que l'on ne risquerait pas de trouver dans un film actuel, surtout dit d'« action »). Oui, esthétiquement parlant, « La Chevauchée fantastique » est génial. Mais plus encore, ce qui est incroyable chez John Ford, c'est la richesse de ses scénarios et de ses personnages. Chacun d'entre eux est profondément fouillé, même s'il est assez archétypique (le bandit, le shérif, le banquier, le joueur, la prostituée, le médecin alcoolique,...), et surtout, brillamment (et le mot est faible) interprété ! Tous, je dis bien tous les acteurs sont ici excellents, des premiers aux seconds rôles. Mais ce qui frappe le plus, c'est la compassion qu'a Ford pour ses personnages, voire l'amour qu'il leur porte. Malgré leur passé trouble ou leurs défauts, les personnages de « La Chevauchée fantastique » ont toujours un bon fond (exceptés peut-être ce banquier égoïste ou ces dames de la bonne société un peu (beaucoup) trop hautaines pour sembler vraiment humaines...). On comprend rapidement qu'outre la joliesse picturale, ce qui intéresse John Ford c'est la mise en situation de ses personnages face aux aléas de la vie et aux exigences morales qui leur incombent. Notons aussi que Ford est tout aussi à l'aise dans le registre épique que dans le registre intimiste et l'intériorité de ses personnages. Si les scènes de batailles sont exceptionnelles, que dire de ces jeux de regards qui disent tout des relations entre les protagonistes ! Et le résultat est plus que réussi : on passe un fort agréable moment en la compagnie de ces femmes et de ces hommes réfugiés dans leur diligence brinquebalante. Un grand classique, qui réserve un moment de cinéma particulièrement rare et appréciable.

[4/4]

lundi 10 février 2014

« Toni » de Jean Renoir (1935)

    Est-il long métrage plus beau, plus simple, plus déchirant que « Toni » pour conter les espoirs les plus vifs comme les affres de l'immigration ? Tant de choses sont dites en moins d'une heure et demie... Il est vrai que chez Renoir, l'image a une force tellurique. Il y a une sorte de beauté primitive dans ses films. C'est comme s'il était le premier à utiliser le cinématographe, redécouvrant la beauté physique mais aussi intérieure des femmes et des hommes. Il y a beaucoup de maladresses, mais elles sont à l'image de l'art de Renoir : humaines. Tout simplement. Et l'on comprend vite que l'intérêt des longs métrages du cinéaste français ne réside pas dans leur rigueur formelle, pourtant bien plus manifeste qu'on ne pourrait le croire au premier abord, car Renoir est un fin dramaturge, et qui plus est un brillant metteur en scène (notons par exemple ces chanteurs italiens qui ponctuent magnifiquement bien le récit, à la manière des chœurs grecs antiques). Non, l'intérêt des films de Renoir, outre leur splendeur visuelle (inouïe)... ce sont ses personnages. Malgré leur malheur, Renoir a une véritable tendresse pour ses personnages, incarnés avec maladresse (ô combien touchante), une fois encore, mais avec tellement de vérité et de sincérité ! Lorsque Josepha se joue de Toni, par exemple, quand ils sont seuls sur un chemin désert, elle est ainsi irrésistible. Mais les hommes et les femmes ont bien du mal à s'aimer vraiment d'un amour réciproque. Alors, tristement, ils scellent leur destin par des actes désespérés. Mais « Toni » ce n'est pas seulement une tragédie amoureuse, c'est aussi un drame sur l'immigration. Le film débute sur des immigrés fraichement venus par le train, heureux de rejoindre la France, sans oublier toutefois leur pays. Et c'est ainsi que se clôt le long métrage : de nouveaux arrivants reprennent les mêmes chansons mi-joyeuses mi-nostalgiques, la routine des arrivées nouvelles ravalant l'histoire de Toni au rang de simple fait divers... Il y a une grande mélancolie chez Renoir. L'amour y est rarement récompensé, au risque de demeurer trop brûlant, trop intense pour une vie humaine. C'est alors dans l'amitié, dans la bonté, que les êtres humains soignent leur blessures, et trouvent la force pour vivre. Il faut donc louer la richesse du fond comme de la forme de l’œuvre de Jean Renoir. Rarement justesse d'interprétation, beauté visuelle et profondeur du propos ne se sont rencontrées avec autant d'élégance (et d'évidence) dans l'histoire du septième art que chez Renoir.

[4/4]

dimanche 9 février 2014

vendredi 31 janvier 2014

« Ann de la Jungle » (Ann y Dann) de Hugo Pratt (1978)

    « Ann de la Jungle » est certainement le plus accessible des récits d'Hugo Pratt : c'est une œuvre que l'on peut lire à tout âge, et demeure à ce titre universelle. Pour tout dire, c'est un classique, dans le bon (et noble) sens du terme. A la différence du récent film « Tabou », de Miguel Gomes, empreint d'une mélancolie assez funeste, se nourrissant de souvenirs fantasmés d'une Afrique conquise et d'une jeunesse oisive, « Ann de la Jungle » est l'instantané d'une Afrique inquiétante, peuplée de tribus guerrières et hostiles, et nous conte l'histoire de deux jeunes adolescents avides d'aventure. C'est là la grande différence entre un imagier et un artiste : l'un reste à la surface et peine à donner chair à son récit, en dépit de la beauté de prime abord des images qu'il convoque, l'autre anime sous nos yeux des êtres de papier, pour les lancer à corps perdus dans le grand jeu de l'Aventure, celle de la jeunesse, celle de l'Afrique, celle du courage et de l'audace, mais aussi du merveilleux et du mystère. Ann et son jeune ami Dann sont des héros très archétypiques, mais on ne peut plus charmants. Juvéniles et intrépides, ils parcourent les fleuves comme la brousse, croisant au détour d'une embuscade un sorcier revenu d'entre les morts ou des trafiquants d'esclaves, et découvrant avec stupéfaction une cité perdue égyptienne ou le cimetière des éléphants. La cupidité, l'orgueil et la folie guettent toujours les sinistres personnages qui s'aventurent dans de telles contrées, mais c'est bien l'honneur et la fidélité qui ont le dernier mot. Les personnages secondaires sont fort bien esquissés psychologiquement parlant, et le coup de crayon d'Hugo Pratt, quoi qu’encore maladroit et manquant de personnalité (cette dernière se révèlera bien assez tôt dans les aventures de Corto Maltese), sert brillamment son histoire. Quel plaisir, donc, que de se plonger dans les aventures exotiques de la jeune Ann et de son ami Daniel ! Une œuvre qui ravira aussi bien les habitués du dessinateur italien que les amateurs de récits à la Hergé (« Tintin au Congo ») ou à la Conrad.

[4/4]

vendredi 24 janvier 2014

« Le Vent se lève » (Kaze Tachinu) de Hayao Miyazaki (2014)

    La vie est belle, très, très belle. Elle est aussi simple, limpide. Oh, bien sûr, la vie est aussi complexe, parfois trop, mais pas d'une complexité irrémédiable, funeste. Non, complexe car dense, riche. Tout comme le dernier long métrage d'Hayao Miyazaki, à la fois triste et solaire, et d'une évidence sans pareille. « Le Vent se lève » est un film qui pose la question peut-être la plus importante de toute vie humaine. Qu'est devenu(e) le petit garçon, ou la petite fille que nous étions ? La vie est certes difficile parfois, souvent même. Mais nous, que faisons-nous de cette vie qui nous est donnée ? Jiro a choisi de concevoir des avions, les plus beaux qu'il puisse imaginer. Enfant rêveur mais déterminé, doué, il deviendra le créateur des chasseurs Zéro, les terribles engins volants des kamikazes japonais, durant la Seconde guerre mondiale. La vie et son lot de circonstances auront ainsi rattrapé le rêve d'un jeune homme épris d'aviation. « Le Vent se lève » est donc un film tout à fait ancré historiquement. Hayao Miyazaki ne fait pas de mystère sur les temps obscurs que furent pour le monde et l'humanité l'impérialisme allemand et japonais. Mais l'intérêt du long métrage n'est pas là. Il est dans cette soif de grands espaces, ce rêve tout humain de défier l'apesanteur – et joie – de voler ! Il réside aussi dans cette soif d'idéal, d'absolu. L'absolu de l'amour, de la bonté, de la beauté, du courage, de la ténacité. Hayao Miyazaki n'est pas seulement un dessinateur ou un réalisateur de talent. C'est aussi et avant tout un véritable et grand artiste, car il a des choses à dire. Et ce qu'il a à dire est immense. Comment contenir en une œuvre seulement ce souffle de vie, ce désir de vivre, de s'épanouir, de grandir avec l'autre, et les autres ? Bien sûr, tout n'est pas parfait dans ce film. Mais les moments les plus beaux sont extraordinaires. Bouleversants. Rares sont les longs métrages, ou même les œuvres autres que cinématographiques, à diffuser des émotions si subtiles et fortes à la fois. Rares sont les films, d'aujourd'hui mais aussi d'hier, à donner corps à une telle foi dans la vie et dans l'humanité. Rien ne semble altérer cet espoir, ni le temps, ni la guerre, ni le mal, ni la maladie. Rien ne peut altérer, diminuer cette confiance rayonnante dans le fait que les êtres humains peuvent se surpasser avec bienveillance, et s'accomplir dans le regard aimant de l'autre. Amour et travail, amour du travail, éloge de l'amour (car c'est toujours lui qui a le dernier mot), c'est ainsi que prend fin – peut-être – la carrière du Miyazaki réalisateur de longs métrages. Pouvait-il achever son œuvre et quitter sa table de travail d'une plus belle façon ? Difficile de l'imaginer.

[4/4]

mercredi 22 janvier 2014

« Fanny et Alexandre » (Fanny och Alexander) de Ingmar Bergman (1982) – (2)

    « Fanny et Alexandre » est une œuvre somme, imposante, le point d'aboutissement de la carrière d'un metteur en scène et d'un cinéaste de talent. J'aurai donc beaucoup à en dire. Est-ce pour autant un chef-d’œuvre ? Peut-être. Pas pour moi. Je vais tenter d'expliquer pourquoi. Tout d'abord, je tiens à préciser que dans cette critique je ne parlerai que de la version longue d'un peu plus de 5h, originellement destinée à la télévision (mais d'une qualité tout à fait « cinématographique »).

En fait, tout « Fanny et Alexandre » tient dans le prologue et l'épilogue. Le film commence sur les deux images et obsessions de Bergman, qui l'ont poursuivies toute sa vie : la volupté charnelle et la mort. Puis, le long métrage déroule ses entrelacs, et s'achève sur un éloge de l'imagination, en passant par un discours un peu maigre sur le sens de la vie selon le cinéaste suédois (semble-t-il)... Je ne partage pas tout à fait sa vision. Pour lui l'imagination, ou l'art, est un refuge (en témoigne la coupure quasi totale de l'intrigue et de ses personnages par rapport au contexte historique de l'époque : c'est comme s'il n'existait que le « petit monde » de la famille Ekdahl), et le sel qui permet à la vie de briller de tout son éclat. Je pense que l'art au contraire doit permettre de mieux revenir à la vie, et non de la fuir. Mais c'est là une question de tempérament. C'est là aussi que je me suis rendu compte que Bergman (du moins un certain Bergman) n'était pas vraiment ma tasse de thé. Et comment s'en rendre compte avec autant d'évidence qu'en découvrant l’œuvre totale – et totalement représentative de Bergman – qu'est « Fanny et Alexandre » ?

Comme tous les artistes, Bergman et son œuvre son multiples. Ses premiers films sont très différents de ses derniers, même si l'on retrouve des similitudes. Et je dois dire que je préfère de loin les premiers grands Bergman (« Jeux d'été », « Monika », « Les Fraises sauvages » ou encore « Le Septième Sceau ») aux derniers (« Les Communiants », « Cris et chuchotements », « Sonate d'automne » ou « En présence d'un clown »), proprement inhumains. Pour tout dire, je préfère ses films solaires, juvéniles, certes souvent graves, mais pas d'une désespérance criante et terrifiante. Je n'oublie pas « Persona » et « L'Heure du Loup », deux chefs-d’œuvre à part, véritables sommets du Septième art, mais ne révélant qu'une facette de Bergman, peut-être la plus géniale(ment tourmentée).
Je pense que « Fanny et Alexandre » fait la jonction entre ces différentes tendances du cinéma bergmanien. Certains voient en lui un film apaisé. Pas moi. On sent derrière la surface des fêtes familiales et de la bonhommie une vraie inquiétude, une véritable crainte de la mort, littéralement omniprésente. Non, Bergman n'est pas vraiment un joyeux drille : quand il fait le bouffon... c'est pour mieux (tenter de) vaincre sa peur. « Fanny et Alexandre » réserve par ailleurs des moments terribles, comme cette figure absolument détestable, subtilement démoniaque, de l'évêque protestant (ce plan génial où l'on voit l'évêque assis, en train d'écrire à son bureau, sur lequel se trouve un éloquent chat noir qui nous dévisage mystérieusement). Apparemment, c'est peu ou prou la figure du père véritable de Bergman : on comprend qu'il ait été tourmenté par la suite s'il a vécu sous le toit d'un père d'une telle méchanceté... et fausseté!

Mais à cette noirceur sans fond, Bergman oppose une joie un peu timide (au premier abord), mais qui vainc finalement le Mal : celle de la bonté humaine. Celle du père d'Alexander, Oscar, la figure même de la bonté naïve et simple, ou encore celle de l'oncle Gustav-Adolf, satyre insatiable. Mais plus fort, encore, à l'opposé du pasteur Vergerus, Bergman place le sage Isak Jacobi. Et lorsqu'il se révèle dans le long métrage, c'est peu dire qu'il nous offre un moment jubilatoire (extraordinaire Erland Josephson !). C'est, de plus, le maître de l'imagination, des faux semblants. Et il faut bien un tel homme pour lutter contre l'hypocrite tyrannique qu'est Vergerus. L'antre de l'israélite recèle de merveilles mi-inquiétantes, mi-fascinantes, et est à ce titre le « passeur de l'imagination » pour Alexander, son véritable « initiateur » (car « Fanny et Alexandre » est aussi une œuvre initiatique). Oui, Isak Jacobi se révèle être un personnage d'une grande humanité, et c'est sûrement celui qui m'a plu le plus, peut-être avec le rêveur Oscar. Mais nombreux sont les personnages de ce film à être marquants.

« Fanny et Alexandre » est une vaste fresque, une farce tragique ou une tragédie bouffonne, à l'image dirait-on de ce que fut la vie pour Ingmar Bergman. Il y aurait beaucoup à dire sur l'onirisme dans ce long métrage. La maîtrise de ce domaine par le cinéaste suédois fait indéniablement de lui l'un des maîtres du cinématographe. Je serai par contre plus réservé sur le fond de « Fanny et Alexandre », et somme toute de l’œuvre de Bergman (si l'on gratte jusqu'au bout le sens avoué et caché de la filmographie du suédois). Ce dernier à quelque peu tendance à replier son art sur lui-même, à faire de certains de ses films un système clos qui s'auto-stimule et reproduit. Parfois c'est manifeste (et pas nécessairement déplaisant), mais parfois c'est plus sourd... quoiqu'assez rapidement détectable. J'entends par là qu'on ne retrouve pas chez Bergman, à mon goût, cette ampleur du propos qui ouvre sur la vie : ici tout est (ou semble) factice, tournant autour des obsessions et des fantasmes du cinéaste, qui n'engagent – et n'intéressent – parfois que lui. Certes il s'agit d'une « pièce » de choix, hardiment et talentueusement jouée. Mais je ne retrouve pas la force des plus grands artistes de mon panthéon personnel.

J'émets cette petite réserve car il n'est pas rare de voir Bergman se faire qualifier de plus « grands cinéaste de tous les temps » ou de « plus grand artiste du XXème siècle »... Hum. C'est aller un peu vite en besogne me semble-t-il. Certes Bergman est un géant, comme Fellini. Mais ils ont tous deux fait de l'art (l'art comme artifice) l'alpha et l'oméga de leur vie... au lieu de s'effacer devant la vie, plus belle qu'on ne le pense dans sa simplicité, si l'on sait y regarder. Mais c'est une autre histoire. Quant à « Fanny et Alexandre », oui c'est une œuvre fleuve, ample. Un chef-d’œuvre ? Non, je ne pense pas.

[3/4]