« Maternité
éternelle » est le premier long métrage vraiment personnel de Kinuyo Tanaka. Et
pour cause, c’est le premier projet de film à venir d’elle, les deux précédents
lui ayant été proposés par d’autres personnes. Elle a été profondément touchée
par l’histoire de Fumiko Nakajô, jeune et brillante poétesse, morte foudroyée
par un cancer du sein à 31 ans. Et on comprend pourquoi.
D’abord,
Fumiko est une femme forte, qui endosse et endure la condition d’une femme dans
le Japon des années 1940-1950. Avant qu’on la reconnaisse comme une femme à
part entière, indépendante et libre de ses choix, comme le serait un homme, on
lui intime d’être avant tout une bonne épouse et une bonne mère. Ce qui est d’autant
plus difficile avec un mari oisif, brutal et qui la trompe…
Heureusement
pour elle, ses deux enfants lui procurent une vraie joie, ils sont sa raison de
vivre. Et elle s’adonne à la poésie en amatrice, dans un club, qui lui permet
de côtoyer d’autres personnes, notamment Takashi Hori, le premier qui va
véritablement l’encourager… Et qui va tomber amoureux d’elle, comme elle en
retour, sans le lui avouer… Alors qu’il est marié à une amie de Fumiko, tous
les trois ayant grandi ensemble.
Peu à peu,
Fumiko va prendre son indépendance et la poésie va occuper de plus en plus de
place dans sa vie. Elle se révèle une poétesse brillante et passionnée, qui ose
exprimer ses sentiments les plus profonds, et même sa détresse, quitte à indisposer
les bien-pensants.
On sent que
ces deux aspects ont particulièrement inspiré Kinuyo Tanaka : Fumiko est
une femme artiste, ce qui est particulièrement rare dans le Japon du milieu du
XXème siècle… Elle devra lutter pour s’imposer, croire en elle et rester fidèle
à elle-même, sans écouter les conseils mal avisés des un(e)s et des autres.
Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le parcours de Kinuyo Tanaka,
qui a dû lutter elle aussi pour se faire une place dans le milieu du cinéma,
qui reste un monde d’hommes, particulièrement pour devenir réalisatrice, s’attirant
les foudres de certains, dont le grand Kenji Mizoguchi en personne...
Autre aspect
qui a sans doute particulièrement touché Tanaka : la grande liberté de ton
de Fumiko, qui se reflète dans ce long métrage. Fumiko ne veut pas seulement être
une bonne épouse et une bonne mère – ce qu’elle est pourtant. Elle veut
avant tout vivre sa vie en accord avec son idéal, vivre la vie qu’elle veut,
aimer et être aimée. Ce qui est particulièrement courageux dans une société
aussi conservatrice.
« Maternité
éternelle » est à cette image. C’est un film à la fois classique et
moderne, avec une vraie fraicheur, une grande liberté de ton, et surtout une
grande sincérité. Le personnage de Fumiko ne cache rien de ses sentiments ni de
ses épreuves. Régulièrement, Fumiko se dit « capricieuse », ou c’est ce qu’on
dit d’elle, alors qu’elle veut simplement être libre. Une telle attitude serait
totalement compréhensible aujourd’hui, mais à l’époque ça choque, il faut réfréner
ses sentiments et subir en silence…
Cette irrévérence
se traduit également dans la mise en scène. Dans plusieurs scènes, Fumiko est insolente
et audacieuse, comme dans la fameuse scène du bain. On la voit même dénudée à l’hôpital,
une scène qui devait certainement être inhabituelle à l’époque… A ce titre, louons
l’interprète de Fumiko, la formidable Yumeji Tsukioka, qui crève l’écran et
porte le film sur ses épaules pendant près de deux heures !
C’est une
constante dans la filmographie de Kinuyo Tanaka : elle cherche à mettre en
scène des personnages féminins, à se placer du point de vue des femmes, à
livrer une vision de la vie toute féminine, à une époque où elles sont peu
écoutées. C’est tout ce qui fait la grandeur de son cinéma : son courage,
son audace, mais aussi ce point de vue singulier qui apporte tant au septième
art. D’ailleurs, nombreuses sont les scènes d’une grande tendresse dans
« Maternité éternelle », notamment celles avec les enfants, des scènes qu’on
aurait peine à retrouver chez les cinéastes masculins de son époque, même chez
les plus grands…
C’est le
troisième film de Kinuyo Tanaka que je découvre, sur les six longs métrages qu’elle
a réalisés. Et il confirme une fois de plus ma première impression :
Tanaka est une cinéaste remarquable et même majeure. Elle a toute sa place parmi
les meilleurs cinéastes japonais et est une belle source d’inspiration pour toutes
les femmes qui souhaitent se lancer dans la réalisation de films. Quant à nous,
spectateurs, je ne peux qu’inciter le plus de monde possible à aller découvrir
sa filmographie, qui vaut vraiment le détour. Et plus encore, qui mérite qu’on
se plonge dedans, tant elle est belle et fascinante. En un mot : indispensable.
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