vendredi 25 juillet 2025

« La Vie aquatique » (The Life Aquatic with Steve Zissou) de Wes Anderson (2004)


« La Vie aquatique » est le premier film de Wes Anderson que j'ai vraiment apprécié, sans avoir non plus été subjugué. Le premier long métrage que j'avais vu de lui était « A bord du Darjeeling Limited », à sa sortie en salle en 2007, et il m'avait laissé de marbre... Et je comptais vraiment délaisser ce cinéaste qui me semblait surcoté. C'est « La Vie aquatique » qui m'a empêché d'avoir un avis foncièrement négatif et définitif sur lui, par ses qualités bien réelles, qui me faisaient dire que Wes avait sans doute un minimum de potentiel.

Plus tard, « Moonrise Kingdom » et « The Grand Budapest Hotel » avaient plutôt confirmé mon manque d'intérêt pour ce cinéaste. Et c'est seulement récemment, alors que Wes était à l'honneur au Festival Lumière 2023 à Lyon, et cette année (2025) à Paris avec plein de rétrospectives et plusieurs expositions (dont celle de la Cinémathèque), que j'ai revu mon jugement sur sa filmographie... toujours en souvenir de « La Vie aquatique », qui m'avait positivement intrigué.

Maintenant que j'ai vu ou revu quasiment tous les films de Wes, dont la majeure partie en salle, et que je les aime tous beaucoup à présent, je m'attaque de nouveau à « La Vie aquatique ». Et c'est de nouveau un coup de cœur. C'est une merveille d'humour, de poésie et de mélancolie. Les animaux marins sont particulièrement beaux et réussis : ces méduses, cet hippocampe, ces poissons... et bien sûr ce requin-jaguar... Wes a vraiment le sens de l'image et de ce qui marche au cinéma. Choisir d'animer ces créatures en stop motion, physiquement, de façon subtile et fragile, donne un cachet et un charme inimitables à ces séquences dont il a le secret et qui font tout le sel de ses films... comme celle plus récente de l'extraterrestre dans « Asteroid City ».

Revoir « La Vie aquatique » des années après, chez moi en DVD et après avoir découvert la quasi-intégralité de la filmographie de Wes, me fait forcément relativiser et le remettre davantage à sa juste place. C'est l'un des meilleurs films de Wes Anderson, mais pas forcément l'un des tous meilleurs. L'émotion est présente mais ne déborde jamais vraiment, et cet hommage explicite à Jacques-Yves Cousteau bride un peu le film par cet angle très particulier... Mais néanmoins très intéressant : Wes a eu le mérite de se renouveler d'un film à l'autre, malgré son style hyper reconnaissable, signe de son grand et indéniable talent. Il sait choisir ses sujets, souvent issus de ses propres obsessions ou marottes, dont un certain nombre datent de son enfance. 

Wes est certainement resté un grand enfant, qui réalise ses rêves de gosses : comme ici, tourner un film-pastiche en hommage à l’une de ses idoles de jeunesse. Et pour cela, comme à son habitude, il y va à fond : la direction artistique de ce film est complètement hallucinante, comme dans la plupart de ses longs métrages. Le soin mis dans les décors, dans le moindre détail, dans les vêtements portés par les personnages, tous ces uniformes amusants, ces logos, ces badges, ce matériel qui semble véritable et usagé, ce décor de bateau en coupe, qu’on visite comme dans une BD… 

Il y a vraiment un côté cartoon dans les films de Wes, je me demande d’ailleurs s’il connaît et apprécie Hergé et Tintin, car il y a beaucoup de similitudes entre ces deux artistes, notamment l’aventure et le rythme trépidant, la fantaisie, le perfectionnisme maniaque, et l’humour, car on oublie que les albums de Tintin sont souvent très drôles et regorgent de gags. Mais l’humour de Wes Anderson est plus adulte et plus mélancolique, parfois très cru aussi, dans la dérision permanente. On sait qu’Hergé était dépressif, il est possible que Wes le soit un peu, tant les personnages de dépressifs peuplent ses films. 

Et quel meilleur acteur pour incarner le dépressif drôle malgré lui et attachant, le loser magnifique, que Bill Murray ? Le pauvre est un peu enfermé dans ce type de rôles, même chez Wes Anderson, mais on peut dire qu’il s’en acquitte à merveille. Et on sait depuis « Un jour sans fin » d’Harold Ramis que Bill Murray peut porter un film sur ses épaules. Ce qu’il fait ici très bien : il est la figure centrale du film et du récit, un aventurier roublard et ronchon qui utilise un peu ses proches pour ses projets fous. Mais qui sait aussi rassembler derrière sa bannière, en leader qui s’ignore. Autour de lui gravitent toute une galerie de personnages et d’acteurs/actrices, dont un certain nombre font partie de la troupe de Wes Anderson. Mention spéciale à Owen Wilson et Willem Dafoe, dans deux registres un peu différents : le premier dans l’émotion (véritable) et le second dans l’humour, tous deux en mal d’amour paternel.

« La Vie aquatique » est un régal du début à la fin, un festival de séquences tantôt drôles, tantôt trépidantes, parfois les deux en même temps. Avec cette belle idée, peut-être piquée à Jonathan Richman dans « Mary à tout prix » des frères Farrelly : ce musicien qui joue et chante lors d’intermèdes musicaux, ici le brésilien Seu Jorge, qui adapte des chansons cultes de David Bowie en portugais et en style folk/bossa nova… et c’est superbe. 

En résumé, « La Vie aquatique » est un long métrage profondément fantaisiste et drôle, parfois vraiment touchant, qui atteint un niveau formel impressionnant par le talent de Wes Anderson et la façon dont il s’investit dans chacun de ses projets. C’est aussi un film décalé par son humour (typiquement andersonien) et surtout son sujet, atypique. Je ne le conseillerais donc pas pour débuter avec ce cinéaste, ou pour voir l’une de ses plus grandes réussites. Mais c’est un pas de côté très agréable, une des nombreuses pépites qui émaillent l’œuvre de ce cinéaste si sympathique.

[3/4]

samedi 19 juillet 2025

« Mahjong » (麻將) d’Edward Yang (1996)


Avec « Mahjong », Edward Yang livre une leçon de cinéma. En 2 heures seulement, il reprend le dispositif du film choral qui lui est cher, pour dépeindre la trajectoire de plusieurs personnages, qui tentent tant bien que mal de vivre, ou plutôt de survivre – et aimer – dans le Taïpei de ce 20e siècle qui s'achève et de ce 21e siècle qui commence à se dessiner. 

Edward Yang fut un visionnaire. Lui qui a étudié aux États-Unis et bénéficiait d'une grande ouverture au monde, avait compris dès 1996 (et probablement avant), que le 21e siècle serait celui de l'argent roi, comme déifié, et de l'Asie, devenue un nouveau Far West où les personnes peu recommandables cherchent l'argent facile et le pouvoir... dont les cupides occidentaux.

« Mahjong » est un film surprenant et multiple, d'une très grande densité l'air de rien. Yang commence par poser les bases du récit lentement, en s'intéressant à des petites frappes qui cherchent à arnaquer des pigeons et à se faire de l'argent sur leur dos. Lorsqu’apparaît Marthe (lumineuse Virginie Ledoyen), une Française à la recherche de son amant Anglais, élément perturbateur qui va rebattre les cartes de ce jeu de dupes.

Peu à peu, les personnalités des personnages s'affirment, et on s'attache à eux, des plus honnêtes aux plus barrés. L'humour est omniprésent, et rend le film très plaisant à suivre. Mais le tragique fait irruption par moments, rappelant qu'Edward Yang avait beau être un grand sensible et un grand romantique, c’était aussi le cinéaste de la modernité désenchantée.

C'était aussi un esthète : la mise en scène est très maîtrisée, que ce soit dans le cadrage et la composition des plans, les mouvements de personnages et d'appareils, les choix de couleurs et de lumières... « Mahjong » est un portrait à la fois enamouré et rageur de la vibrionnante Taïpei, de ses nuits aux éclairages artificiels... et de ses habitants, notamment sa jeunesse, qui se perd dans des rêves tout aussi factices...

[4/4] 

mercredi 11 juin 2025

« The Phoenician Scheme » de Wes Anderson (2025)


Ça y est, voilà que je me remets à découvrir les nouveaux films de Wes Anderson en temps réel, au moment de leur première sortie en salle. J'ai un peu potassé mon sujet, en regardant au préalable ses dernières œuvres (The French Dispatch, Asteroid City et ses quatre courts métrages regroupés sous le titre de La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar), ce qui me permet d'appréhender The Phoenician Scheme en connaissance de cause.

Et je dois dire que Wes Anderson est dans une relative mauvaise passe. Il n'a peut-être jamais été aussi populaire – en témoigne l'exposition qui lui est consacrée en ce moment à la Cinémathèque Française – et en même temps il n'a peut-être jamais été autant critiqué, que ce soit par les professionnels ou le grand public. Car le temps de son âge d’or date un peu, on peut dire sans trop se tromper qu’il a culminé avec The Grand Budapest Hotel (2014) et L’Ile aux chiens (2017), soit il y a déjà près de dix ans.

Depuis, ses longs métrages, toujours plus sophistiqués, voient l’édifice andersonien se lézarder quelque peu ici et là. Dans The French Dispatch, les sketchs qui le composent étaient un peu inégaux, et dans Asteroid City, il y avait quelques longueurs et on ne comprenait pas toujours où Wes voulait nous emmener. Mais ces deux films comportaient beaucoup de belles qualités, et je fais partie de ceux qui les trouvent réussis. Au moins, Wes a su exploiter quasiment tout leur potentiel.

Alors que pour moi, le gros problème de The Phoenician Scheme est que Wes passe à côté de son film et de ce qu’il aurait pu (dû) être. Le pitch nous promettait un film d’aventure, et Wes aurait pu nous plonger dans des décors exotiques et luxuriants, comme il avait créé de toutes pièces certains passages de la ville d’Ennui-sur-Blasé dans The French Dispatch, ou la ville désertique d’Asteroid City et ses environs dans le long métrage éponyme.

Or The Phoenician Scheme est tout à fait andersonien : le héros concocte un plan machiavélique dont les idées sont réparties dans des tiroirs… pardon des boîtes à chaussures. Et ça s’arrête plus ou moins là. Chaque boîte, une fois ouverte et son contenu mis à profit, correspond à une sorte de mini quête de jeu vidéo ultra simplissime : convaincre quelqu’un de donner de l’argent pour co-financer le plan du héros. C’est juste une histoire de pourcentage par rapport à la somme totale à rassembler… Chaque boîte et donc chaque sous partie du plan est censée nous emmener à l’autre bout du monde, mais nous n’avons droit qu’à deux-trois plans exotiques, c’est tout… Le reste du temps n’est que palabres et discussions à n’en plus finir dans des intérieurs exigus.

Autre signe d’essoufflement de la machine andersonienne : ces dialogues qui se répètent à plusieurs moments du film, ou lors d’une même séquence, du genre « - Oui » « - Non » « - Oui » « - Non »… répétés ad nauseam par deux personnages qui se chamaillent…

On a l’impression que le Wes scénariste tourne en rond, et que le Wes metteur en scène a peur d’aller au bout de son scénario. Lui qui ose vraiment tout dans ses précédents films, fait de The Phoenician Scheme une sorte de huis clos assez vain et stérile. Il nous fait son Les Bijoux de la Castafiore, pour utiliser une métaphore tintinesque, un univers très proche de celui de Wes. Et un album de BD où l’on retrouve un Hergé à bout, en panne d’inspiration, tout comme on retrouve notre Wes tout penaud aujourd’hui avec son nouveau long métrage. 

Pour autant, je n’irai pas jusqu’à dire que ce film est complètement raté. Il l’est en partie, compte tenu de son ambition initiale clairement pas accomplie. Mais ici et là, il y a toujours des choses très sympathiques, des idées de mise en scène brillantes, des acteurs attachants, des traits d’humour qui font mouche… Et puis, mine de rien, c’est peut-être l’un des films de Wes Anderson les plus graves et les plus politiques, l’un des plus violents aussi (même si c’est bien sûr relatif). Il dénonce vertement le capitalisme, représenté on ne peut mieux par un marchand d’armes et de toutes sortes d’autres choses, prêt à vendre son âme – et le monde – au plus offrant.  

Et puis je ne peux pas oublier ces intermèdes oniriques, qui semblent se dérouler dans l’au-delà et le Paradis, des séquences absolument bluffantes et inédites dans l’œuvre de Wes Anderson. Voilà une fois de plus la preuve que Wes a encore (un peu) de quoi nous étonner en réserve.

Au total, je suis donc davantage mitigé que foncièrement déçu, même si comme beaucoup je m’alarme de cette baisse progressive de qualité des derniers essais de Wes. Toutefois, il sait se ressaisir. Après The French Dispatch qui manquait un peu d’émotion, il la retrouve dans Asteroid City et La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar, où il se paie même le luxe de créer quatre courts métrages aux ambiances et aux propos très différents, creusant de nouvelles veines dans sa filmographie déjà bien riche. Et on l’a vu : The Phoenician Scheme propose également de nouvelles choses, à certains moments (rares il est vrai). Mais je reste vigilant : Wes Anderson n’est pas loin de s’enfermer dans un système, et dans son propre piège de l’esthétisation pour l’esthétisation…

[2/4]