lundi 11 novembre 2024

« Gladiator II » de Ridley Scott (2024)



Dire que « Gladiator II » de Ridley Scott était attendu (au tournant) est un euphémisme. « Gladiator » est un film culte, particulièrement réussi. On peut ne pas l’aimer, mais force est de constater qu’il a marqué l’histoire du cinéma. L’annonce d’une suite a laissé beaucoup de monde perplexe. Pourquoi ? Si ce n’est pour l’argent ? « Gladiator » est un long métrage qui se suffit à lui-même, et qui a une fin n’ouvrant guère à une suite… Il faut dire aussi, en lisant la page Wikipédia de cette suite, qu’on a échappé à des scénarios complètement délirants, c’est dire à quel point Ridley Scott est capable du pire…

Alors que vaut ce « Gladiator II » ? Le point positif, c’est que ce n’est pas la catastrophe que beaucoup – et moi en premier – anticipaient. C’est un divertissement passable, qui au moins respecte le film d’origine. Le point négatif, c’est qu’à aucun moment cette suite ne se justifie… On sent bien que Ridley l’a avant tout réalisée pour l’argent, tellement ce film est poussif et jamais passionné…

Par où commencer ? Peut-être par le marketing démesuré qui a entouré la sortie de ce film. Et tout d’abord le choix de ce titre. L’avez-vous remarqué ? Il ne s’écrit pas « Gladiator 2 », mais « Gladiator II », en chiffres romains. Waouh, quelle subtilité non ? Car étant donné qu’il n’a pas de sous-titre, contrairement à beaucoup de suites (au moins pour donner le change et masquer l’aspect bassement commercial), ici il fallait bien tenter de faire croire que ce deuxième opus avait été un minimum pensé… On voit le ridicule de la chose…

Passons maintenant aux caractéristiques intrinsèques de ce long métrage. Tout d’abord, la réalisation de Ridley Scott est indigente, (très) loin de ses grandes œuvres. Pour comparer avec un autre de ses péplums plus ou moins récents, « Exodus », bien qu’il soit un film à moitié raté, était bien plus stimulant, car au moins il tentait des choses. Ici, Ridley illustre platement le récit, sans aucune inspiration. Je ne pourrais retenir aucune scène pour la beauté ou la puissance de sa réalisation… Il faut dire que les effets spéciaux disgracieux et fauchés n’aident pas. La photographie est moins laide que dans « Napoléon », mais les effets numériques y sont tout aussi ratés. Ce qui est gênant quand Scott mise beaucoup dessus, notamment pour la bataille inaugurale… Là encore, on est loin de « Gladiator » premier du nom, où les effets spéciaux étaient harmonieusement intégrés à l’image.

Le problème principal de « Gladiator II », c’est le scénario indigent de David Scarpa… déjà scénariste de « Napoléon » (on ne change pas une équipe qui gagne…), qui était un monument de médiocrité. Comme chez Disney avec les Star Wars and co., ce « Gladiator II » est à la fois une suite et un remake/reboot du premier opus. Il commençait par une impressionnante bataille, ici aussi. C’était le récit de l’ascension d’un dignitaire romain qui se faisait gladiateur, ici aussi. Le pouvoir était détenu par un empereur fou, ici aussi. Sauf que dans ce deuxième opus, tous les curseurs sont poussés au maximum. Dans « Gladiator », la bataille de début, vraiment marquante, était à terre… Ici on la filme sur l’eau, dans une débauche d’effets spéciaux (ratés). Dans le premier opus, les combats dans les arènes étaient épiques… Là ils sont encore plus sanglants et plus gores, à la limite du ridicule (le babouin enragé numérique, les requins à la place des tigres du premier volet…). On avait le droit à un empereur complètement taré avec Commode… Ici on en a deux pour le prix d’un : Caracalla et son frère Geta. Et tout est à l’avenant…

Mais tout ceci serait anecdotique si le récit et l’écriture des personnages n’étaient pas aussi mauvais. Comme dans « Napoléon », les événements s’enchaînent sans temps mort, sans avoir le temps de créer une ambiance, avec ces revirements incompréhensibles, et ces intrigues filmées comme dans des soap operas. Toutes les péripéties sont téléphonées. L’exemple parfait c’est ce héros, Lucius, joué par Paul Mescal. Pendant une bonne partie du film, il est complètement fou de rage contre certains personnages, et tout à coup, en un claquement de doigts, il change de comportement. De manière générale, on a du mal à éprouver de la sympathie pour ce personnage pourtant principal. C’est le même problème qu’avec « Kingdom of Heaven » en son temps, où Orlando Bloom avait été une erreur de casting ou mal dirigé (sans doute les deux), ce qui pose problème quand ils sont censés porter le film sur leurs épaules. Même chose ici.

Paul Mescal passe son temps à avoir le regard dans le vide, comme perdu dans ses pensées. Il n’est jamais présent face aux autres acteurs, et jamais présent dans le temps de la scène. On sent juste un acteur qui joue le personnage habité et torturé… Mais qui n’incarne jamais vraiment son personnage. Il faut dire qu’il est très mal écrit : sa trajectoire, de la noblesse impériale, à une enfance passée à l’étranger, avant de devenir gladiateur, est difficilement crédible… Lucius n’a jamais non plus l’humanité de Maximus. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il y ait autant de références au héros du premier opus dans ce film, pour en vampiriser les qualités (et faire tourner le fan service à plein régime). Maximus avait une véritable aura. Qui se souviendra de Lucius/Mescal dans quelques années ? L’acteur irlandais n’a ni la prestance ni la bienveillance de Russell Crowe. Lucius est ici un homme plein de rage, qui ne pense qu’à tuer…

Les autres personnages de ce deuxième opus sont pour la plupart très schématiques. Acacius, joué par Pedro Pascal, est pourtant une bonne idée. Ce nouveau personnage est relativement ambivalent et attire bien assez vite notre sympathie. Dommage qu’il n’ait que quelques scènes, vite expédiées. Mais en quelques moments-clés, il marque le film de sa présence. Connie Nielsen bénéficie aussi d’un rôle important, mais là encore, elle a trop peu de temps à l’écran pour convaincre. Le long métrage est avant tout un festival pour Denzel Washington, qui hérite d’un rôle plutôt complexe et s’en donne à cœur joie. C’est le seul, avec Pedro Pascal, à avoir un minimum de charisme. Il est à la limite du cabotinage, mais son talent lui permet de rester jusqu’au bout un personnage énigmatique, sans qu’on sache s’il penche plutôt du côté du bien ou du mal. Denzel (surtout) et Pedro Pascal volent complètement la vedette à Paul Mescal, que j’ai trouvé éteint. On sait que Ridley Scott n’est pas un bon directeur d’acteurs, souvent laissés en roue libre, surtout ces dernières années : on en a encore une fois la preuve ici.

Malgré tout, il y a quelques pistes intéressantes dans le scénario, notamment quant à son aspect politique. « Kingdom of Heaven » pouvait être considéré comme un film post-11 septembre, où l’Occident n’était pas montré sous son meilleur jour, face à un Orient plus complexe que ce qu’en disaient les Républicains de Bush Junior. J’ai perçu ce « Gladiator II » (peut-être est-ce juste une sur-interprétation de ma part), comme un film post-Trump. A l’instar du « Megalopolis » de Francis Ford Coppola (quand même bien meilleur que ce film de Ridley Scott), qui décrit aussi la décadence de l’Occident, à l’instar de celle de l’Empire romain. Ici, difficile de ne pas voir en ces deux empereurs dégénérés des avatars de Trump, tout comme cette révolte populaire ressemble à la prise du Capitole. La fin de « Gladiator II » vient enfoncer le clou, avec un message de tolérance qui ne laisse pas trop de doutes quant à la sensibilité politique de Ridley Scott. On verra ce qu’en pense le public américain, qui vient de porter Trump une seconde fois au pouvoir…

Ce message politique en filigrane reste discret, mais je salue la prise de position de Scott, qui n’est pas dans l’air du temps… Cela s’ajoute à certains personnages et passages qui emmènent ce long métrage vers une épopée au souffle épique et puissant – trop rare, hélas – qui rappelle par moment cet auguste premier opus, tant célébré et tant aimé. Jamais au point de l’égaler et de soutenir la comparaison, toutefois. Ne nous faisons pas d’illusions, cette suite reste avant tout un objet marketing et commercial. Mais réveiller et rappeler, par moments, ce grand film qu’est (à mon sens) « Gladiator », ça fait quand même du bien, surtout en ces temps troublés…

[1/4]

dimanche 20 octobre 2024

« Le Meurtre de l’ingénieur diable » (Vražda ing. Čerta) d’Ester Krumbachová (1970)

 

Film rare, « Le Meurtre de l'ingénieur diable » est l'unique long métrage réalisé par Ester Krumbachová, célèbre artiste polyvalente qui a travaillé en tant que co-scénariste, directrice artistique et costumière pour certains des plus grands films de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, comme « Les Petites Marguerites » de son amie Věra Chytilová ou « Les Diamants de la Nuit » et « La Fête et les invités » de son mari Jan Němec.

Ici, elle peut exprimer pleinement ses nombreux talents, et livre une satire drôle et féroce des rapports hommes/femmes. Elle dénonce les travers des hommes, dans un geste féministe, même si à l'époque elle ne se revendiquait pas comme telle. On retrouve donc bien des similitudes avec « Les Petites Marguerites », dans son esthétique mais aussi et surtout dans cette attaque en règle contre le masculinisme et le patriarcat. Mais ce long métrage a un style bien à lui, complètement délirant, avec une bonne dose de surenchère et d'absurde.

Conforme visuellement au style d'Ester Krumbachová, il fait très années 1960 et est un peu daté sur la forme, mais c'est aussi ce qui fait son charme. Son propos est en tout cas très moderne et avant-gardiste, anticipant de 50 ans les combats féministes d'aujourd'hui (on a – entre autres – un très bel exemple de mansplaining).

Ce film doit beaucoup à son acteur masculin, Vladimír Menšík. Son physique particulier et son jeu le rendent génialement horripilant : il joue le diable en personne, un homme particulièrement glouton (vorace même !), égoïste, imbu de lui-même… Et il martyrise l’héroïne principale, jouée par une excellente Jiřina Bohdalová, assez ambivalente : on sent qu’elle veut se libérer, mais elle est complètement sous l’emprise de cet « ingénieur diable » (ing. Čerta en tchèque), soumise presque à cet homme malfaisant avec lequel elle veut se marier.

Si Ester Krumbachová dénonce la toxicité masculine, elle dénonce aussi la passivité des femmes, prêtes à tout pardonner à leur homme, pourvu qu’il leur montre un attachement, même feint… S’affirmer pour une femme revient donc à lutter, contre la société patriarcale, mais aussi contre ses propres biais de femme, alimentés par une éducation mettant l’homme au centre de tout.

« Le Meurtre de l’ingénieur diable » évoque tout cela, mais sans être jamais pontifiant ou didactique. Tout passe par l’image, des dialogues savoureux et la suggestion. Il s’agit d’un film très drôle, avec pas mal de sous-entendu, tout en ayant un côté absurde et surréaliste typique du cinéma d’Europe Centrale de ces années-là. Il est d'ailleurs étonnant que ce long métrage n'ait pas été censuré, car son propos est très osé ! Mais la censure d'état rattrapera après coup Ester Krumbachová, qui ne pourra plus réaliser de film...

S’il n’est pas un grand chef-d’œuvre du genre, « Le Meurtre de l’ingénieur diable » est une petite pépite de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, qui vaut le détour. La récente restauration par les Archives Nationales du Film de Prague (Národní filmový archiv – NFA) devrait nous permettre de redécouvrir ce film oublié, qui fut également un jalon dans l’histoire des films réalisés par des femmes.

[3/4]

samedi 19 octobre 2024

« Photophobia » (Světloplachost) d’Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík (2023)


 

« Photophobia » est un beau et émouvant documentaire des réalisateurs slovaques Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík. Ils nous plongent dans le quotidien des Ukrainiens vivant à Kharkiv et réfugiés dans les souterrains du métro, privés de la lumière du soleil (d’où le titre du film). Au moment du tournage, cela faisait 2 mois que les habitants de la deuxième plus grande ville du pays vivaient sous terre, abattus et désespérés...

Malgré cette détresse immense, malgré les bombes et les missiles qui tombent sur la ville sans discontinuer, malgré les morts et les blessés, les réalisateurs parviennent à faire un film lumineux, avec un peu d'espoir, en suivant deux enfants, Nikita et Vika, qui jouent dans les dédales du métro, ou en filmant un vieux musicien, Vitali, espiègle et drôle.

Des inserts en Super 8, avec des plans d'habitants en surface, devant les décombres de leurs habitations, complètent le tout et viennent apporter un autre regard, à la fois familier et tragique, avec une esthétique plus nostalgique et onirique, à l'image de souvenirs de vacances.

Ce documentaire est vraiment courageux et remarquable. Pavol Pekarčík était présent lors de la séance, il force le respect par son engagement total. Habitant l'Est de la Slovaquie, limitrophe de l'Ukraine, il a aidé beaucoup d'Ukrainiens à traverser la frontière (surtout des femmes et des enfants), à acheminer du matériel vers l'Ukraine (dont une soixantaine d'ambulances)... N’oublions pas ce qui se passe en Ukraine, et n'abandonnons pas les Ukrainiens, c'est l'un des messages de Pavol Pekarčík. Puisse-t-il être entendu…

[3/4]