« Le Voyage de Chihiro » a une saveur particulière pour moi. C’est en effet le tout premier Miyazaki et Ghibli que j’ai vu en entier, en 2009 je crois, peu de temps après que j’aie véritablement commencé à me passionner pour le Septième Art. En vérité, j’avais déjà vu des bribes de « Mon Voisin Totoro » étant petit (voir ma critique ici). Mais je ne savais pas que c’était un certain Hayao Miyazaki qui l’avait réalisé, d’ailleurs à l’époque je ne me souciais guère de ce genre de détails. Pour en revenir à « Chihiro », donc, je m’étais vu offrir une anthologie du cinéma sous forme de livre, et si peu de dessins animés y figuraient, deux Ghibli faisaient (à juste titre) l’objet d’une double page et d’éloges dithyrambiques : « Princesse Mononoké » et « Le Voyage de Chihiro ». Alors un jour, sans rien en attendre, je me suis procuré le fameux « Voyage de Chihiro », curieux tout de même de savoir ce qu’il en était réellement. D’autant que j’entendais de plus en plus parler de Miyazaki autour de moi ou dans les médias, et je voulais me confronter à la « hype », croyant avoir affaire à quelque chose de surfait, qui plus est dans le domaine de l’animation japonaise, que j’avais toujours à peu de choses près honnie (jusque là). Des jours et des semaines ont passé, et j’ai décidé sur un coup de tête, un soir, comme ça, de lancer le film. Ça a été un choc. Un choc visuel et émotionnel. Féru de bande dessinée et de dessin animé depuis mon plus jeune âge, je n’avais jamais vu un animé aussi ambitieux, relevant d’un art pourtant longtemps étriqué et objet de moqueries, voire d’une grande condescendance. De fait, on ne compte pas les plans inventifs, les prises de vues innovantes, les dessins originaux, incroyablement imaginatifs et inspirés qui émaillent « Le Voyage de Chihiro ». Plus encore, ce que je voyais à l’écran était passionnant : les aventures rocambolesques d’une jeune fille, perdue dans un monde magique et étrange. Car « Chihiro » n’est pas qu’une réussite technique éclatante, c’est aussi une pure œuvre d’art, en ce qu’elle transmet des émotions vives. Même en ayant la vingtaine, on parvient à s’identifier à ce qui se trame, pour peu que l’on ait pas perdu son âme d’enfant. La peur de l’inconnu, la difficulté du travail, l’esprit de service… mais aussi l’amitié, le courage, l’espoir… Le tout mené tambour battant, mais avec un rythme qui sait ménager des temps de pause et de contemplation (j’y reviendrai). Après cette introduction, qui témoigne de la grande et heureuse surprise que fut pour moi ce film, je tiens à détailler ce qui m’a plu, en essayant d’analyser ses qualités.
Tout d’abord, « Le Voyage de Chihiro », comme son titre français le laisse supposer, est un voyage initiatique. Ce film appartient donc à un genre plusieurs fois millénaire et universel, au même titre que « L’Odyssée » d’Homère ou les romans de Chrétien de Troyes, toutes proportions gardées bien sûr, ou pour comparer ce qui est comparable, qu’un « Alice au Pays des Merveilles » ou qu’un « Barberousse » d’Akira Kurosawa. La comparaison avec ce dernier me semble pertinente, car il est de notoriété publique que Kurosawa fut un maître pour Miyazaki. Qui plus est, l’œuvre de Kurosawa est traversée et nourrie par la notion de maître / élève, que ce soit dans ses tous premiers films (« La Légende du grand judo») ou dans ses immenses chefs-d’œuvre (« Les Sept Samouraïs, ou « Barberousse », donc). En l’occurrence, la jeune Chihiro va intégrer un monde qu’elle ne connaît pas, à savoir un imposant établissement de bains. De rencontres en rencontres, elle va peu à peu gagner en confiance, et quitter son côté douillet de citadine pour apprendre le travail et le service des autres. Elle va également devoir réussir des épreuves, plus symboliques, qui vont lui permettre de se révéler à elle même puis de retrouver le chemin du retour. A ce titre, son périple possède un véritable sens, à l’opposé du non-sens burlesque et savoureux de l’« Alice au Pays des Merveilles » version Disney. En effet, à l’issue de son aventure, Chihiro ne sera plus la même, elle est bien partie d’un point A pour arriver à un point B, avec tout ce que cela suppose de murissement entre les deux, même si Miyazaki laisse planer le doute sur la réalité de ce que l’héroïne à vécu… non sans nous donner des indices que cette histoire n’a pas été purement rêvée. Mais plus que ces épreuves en tant que telles, ce sont des rencontres qui vont forger la jeune Chihiro. Celle avec Haku, un jeune serviteur de la malfaisante sorcière Yubaba, elle-même à la tête de l’établissement. Il va l’introduire dans ce monde étrange en lui apportant son aide bienveillante. Mais ce qui est une fois de plus appréciable chez Miyazaki, c’est que les personnages ne sont pas unidimensionnels : ni complètement blancs ni complètement noirs. Ainsi Haku est plus complexe et sombre qu’il n’en a l’air, alors que Yubaba n’est pas si méchante au fond. Autre rencontre déterminante : celle avec le vieux Kamaji. Ce vieil esclave grognon est assez repoussant au premier abord, mais il cache un grand cœur et c’est véritablement lui qui va permettre à Chihiro de reprendre pied dans ce monde inhospitalier. Ensuite Rin, la jeune servante qui va encadrer Chihiro, va au début la rejeter puis la prendre sous son aile et lui prodiguer des conseils. C’est elle qui accompagne au quotidien Chihiro dans sa nouvelle vie et l’aide à grandir. Et puis les esprits, notamment l’esprit putride et le Sans Visage, vont faire basculer le cours de l’existence de Chihiro. Tout cela, tout ce premier degré donne corps à un récit ample, riche et passionnant, fait de retournements de situations, de surprises, mais aussi de poésie et d’émerveillement.
Mais tout ce premier degré cache un deuxième degré de lecture, qui sera davantage perceptible par les plus grands (adolescents et adultes). Miyazaki est en effet chagriné par la tournure que prennent nos civilisations actuelles, et notamment la sienne, celle d’un Japon aux avants-postes de la modernité, mais qui renie par bien des aspects sa longue tradition. Miyazaki a donc voulu placer une jeune héroïne actuelle, un peu repliée sur elle-même, dans un monde habité par des esprits tout ce qu’il y a de plus shintoïstes, la ramenant vers des racines enfouies en elle. De nombreux éléments nous rappellent cette opposition entre le monde vivant et chatoyant des esprits et le monde superficiel et surtout artificiel d’aujourd’hui. Le parc d’attraction abandonné, à titre d’exemple, est un symbole de cette civilisation dévoyée, qui reprend les atours du passé pour mieux diffuser un funeste abrutissement des esprits, perdus dans la consommation de masse, l’égoïsme et la culture du jetable. Certains personnages seront même directement les victimes de cette catastrophe écologique et humaine que vivent nos contemporains. Mais nul apitoiement ou dénonciation bas du front, Miyazaki préfère un didactisme certain, qui démontre par l’exemple les vertus d’une vie respectueuse de soi, de son prochain et de son environnement immédiat. Outre cet aspect écologique indéniable, l’autre grande dénonciation de ce film réside dans celle de l’argent roi. A ce titre, un des personnages (je n’en dirai pas plus) se transforme et s’autodétruit (ou du moins détruit sa part d’humanité) en voulant réaliser ses désirs, à savoir acheter l’amitié ou l’amour d’une personne qui se refuse à lui. Le personnage en question est l’un des plus complexes et fascinant du long métrage, tout d’abord mystérieux et amusant, puis franchement inquiétant et horrible. Là encore : ambivalence et profondeur du personnage.
Ces deux degrés de lecture nous feraient presque oublier une des qualités majeures de ce film : son esthétique. Passons sur la laideur de certains monstres, destinée à dénoncer leurs travers ou le mal dont ils ont été victimes, ou encore faisant revivre le bestiaire shintô traditionnel. Trois aspects de ce long métrage en font une œuvre de grande qualité : la réalisation, le rythme et la musique. La première tout d’abord : je le disais en introduction, ce qui frappe en regardant « Chihiro », c’est l’ambition de sa mise en scène. Tout comme pour « Princesse Mononoké », il est évident qu’ici Miyazaki est en pleine possession de son art, et l’animation atteint des sommets. Les prises de vues sont osées, mais toujours au service du fond. Le mouvement est magnifié, poétique bien que (ou parce que) réaliste. Les teintes sont somptueuses, entre le rouge flamboyant de l’établissement de bain ou le bleu clair et franc du ciel. Et le « character design » des personnages principaux est bien trouvé, Chihiro et Haku en tête. Le rythme, ensuite est un modèle de maîtrise et d’harmonie. Un début mystérieux, qui dévoile peu à peu les personnages et les ressorts de l’intrigue… Des accélérations et des ralentissements qui maintiennent un déroulé haletant, mais toujours agréable, presque organique, fluide, évident. Et enfin cette fameuse séquence du train, roulant à fleur d’eau… Une séquence hors du temps, toute simple, magique… Tout à fait typique de ces instants de poésie contemplative dont seul Miyazaki à le secret, à l’image de cette scène d’attente sous la pluie dans « Mon Voisin Totoro ». Pour finir, un film de Miyazaki ne serait pas totalement réussi sans la musique de Joe Hisaishi, qui vient donner du relief aux images et les révéler, dans un rapport d’interdépendance totale : c’est comme si les images de Miyazaki n’étaient faite que pour cet accompagnement musical, et que la musique de Joe Hisaishi n’était faite que pour ces images, personnages et autres sentiments qui s’épanouissent à l’écran. Une musique inoubliable, pas nécessairement la toute meilleure partition de Hisaishi (je réserve ce qualificatif à « Nausicaä » et « Mon Voisin Totoro », surtout, et « Princesse Mononoké »), mais l’une de ses plus réussies, avec un caractère qui lui est propre, et qui sied à merveille au film.
Récit d’aventure, plaidoyer pour un monde plus humain et plus respectueux, mais aussi pure œuvre d’art alliant esthétique sublime et sentiments touchants et profonds, « Le Voyage de Chihiro » est un condensé de ce que Miyazaki a fait de meilleur. Après un « Princesse Mononoké » impressionnant de maîtrise, de profondeur et de puissance, le cinéaste nippon parvient à livrer de nouveau un grand chef-d’œuvre de l’animation et même du cinéma tout court, la pluie de récompenses dont il a été couvert, en particulier un Ours d’Or à Berlin, pour la première fois décerné à un long métrage d’animation, dans une catégorie habituellement réservée aux films « live », en témoignant mieux que personne. Paradoxalement, c’est peut-être le long métrage le plus japonais de Miyazaki, et en même temps son plus grand succès international. Une réussite totale à ne rater sous aucun prétexte !
[4/4]
Mais tout ce premier degré cache un deuxième degré de lecture, qui sera davantage perceptible par les plus grands (adolescents et adultes). Miyazaki est en effet chagriné par la tournure que prennent nos civilisations actuelles, et notamment la sienne, celle d’un Japon aux avants-postes de la modernité, mais qui renie par bien des aspects sa longue tradition. Miyazaki a donc voulu placer une jeune héroïne actuelle, un peu repliée sur elle-même, dans un monde habité par des esprits tout ce qu’il y a de plus shintoïstes, la ramenant vers des racines enfouies en elle. De nombreux éléments nous rappellent cette opposition entre le monde vivant et chatoyant des esprits et le monde superficiel et surtout artificiel d’aujourd’hui. Le parc d’attraction abandonné, à titre d’exemple, est un symbole de cette civilisation dévoyée, qui reprend les atours du passé pour mieux diffuser un funeste abrutissement des esprits, perdus dans la consommation de masse, l’égoïsme et la culture du jetable. Certains personnages seront même directement les victimes de cette catastrophe écologique et humaine que vivent nos contemporains. Mais nul apitoiement ou dénonciation bas du front, Miyazaki préfère un didactisme certain, qui démontre par l’exemple les vertus d’une vie respectueuse de soi, de son prochain et de son environnement immédiat. Outre cet aspect écologique indéniable, l’autre grande dénonciation de ce film réside dans celle de l’argent roi. A ce titre, un des personnages (je n’en dirai pas plus) se transforme et s’autodétruit (ou du moins détruit sa part d’humanité) en voulant réaliser ses désirs, à savoir acheter l’amitié ou l’amour d’une personne qui se refuse à lui. Le personnage en question est l’un des plus complexes et fascinant du long métrage, tout d’abord mystérieux et amusant, puis franchement inquiétant et horrible. Là encore : ambivalence et profondeur du personnage.
Ces deux degrés de lecture nous feraient presque oublier une des qualités majeures de ce film : son esthétique. Passons sur la laideur de certains monstres, destinée à dénoncer leurs travers ou le mal dont ils ont été victimes, ou encore faisant revivre le bestiaire shintô traditionnel. Trois aspects de ce long métrage en font une œuvre de grande qualité : la réalisation, le rythme et la musique. La première tout d’abord : je le disais en introduction, ce qui frappe en regardant « Chihiro », c’est l’ambition de sa mise en scène. Tout comme pour « Princesse Mononoké », il est évident qu’ici Miyazaki est en pleine possession de son art, et l’animation atteint des sommets. Les prises de vues sont osées, mais toujours au service du fond. Le mouvement est magnifié, poétique bien que (ou parce que) réaliste. Les teintes sont somptueuses, entre le rouge flamboyant de l’établissement de bain ou le bleu clair et franc du ciel. Et le « character design » des personnages principaux est bien trouvé, Chihiro et Haku en tête. Le rythme, ensuite est un modèle de maîtrise et d’harmonie. Un début mystérieux, qui dévoile peu à peu les personnages et les ressorts de l’intrigue… Des accélérations et des ralentissements qui maintiennent un déroulé haletant, mais toujours agréable, presque organique, fluide, évident. Et enfin cette fameuse séquence du train, roulant à fleur d’eau… Une séquence hors du temps, toute simple, magique… Tout à fait typique de ces instants de poésie contemplative dont seul Miyazaki à le secret, à l’image de cette scène d’attente sous la pluie dans « Mon Voisin Totoro ». Pour finir, un film de Miyazaki ne serait pas totalement réussi sans la musique de Joe Hisaishi, qui vient donner du relief aux images et les révéler, dans un rapport d’interdépendance totale : c’est comme si les images de Miyazaki n’étaient faite que pour cet accompagnement musical, et que la musique de Joe Hisaishi n’était faite que pour ces images, personnages et autres sentiments qui s’épanouissent à l’écran. Une musique inoubliable, pas nécessairement la toute meilleure partition de Hisaishi (je réserve ce qualificatif à « Nausicaä » et « Mon Voisin Totoro », surtout, et « Princesse Mononoké »), mais l’une de ses plus réussies, avec un caractère qui lui est propre, et qui sied à merveille au film.
Récit d’aventure, plaidoyer pour un monde plus humain et plus respectueux, mais aussi pure œuvre d’art alliant esthétique sublime et sentiments touchants et profonds, « Le Voyage de Chihiro » est un condensé de ce que Miyazaki a fait de meilleur. Après un « Princesse Mononoké » impressionnant de maîtrise, de profondeur et de puissance, le cinéaste nippon parvient à livrer de nouveau un grand chef-d’œuvre de l’animation et même du cinéma tout court, la pluie de récompenses dont il a été couvert, en particulier un Ours d’Or à Berlin, pour la première fois décerné à un long métrage d’animation, dans une catégorie habituellement réservée aux films « live », en témoignant mieux que personne. Paradoxalement, c’est peut-être le long métrage le plus japonais de Miyazaki, et en même temps son plus grand succès international. Une réussite totale à ne rater sous aucun prétexte !
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