Jean Renoir est peut-être avec Akira Kurosawa le réalisateur qui a su le
mieux filmer la nature. Ses premiers films sont à ce titre de parfaits
exemples de son talent, et se caractérisent par des prises de vue en
extérieur somptueuses. On a beaucoup parlé de cet aspect de sa
filmographie, ne manquant pas d'y voir des réminiscences de l'art de son
père (le peintre Auguste Renoir) et du fameux mouvement
impressionniste. C'est vrai. Mais pour tout dire, il me semble que cela
va bien au-delà. Renoir brasse des thèmes qui vont du symbolisme (ces
nombreux faunes qui parcourent son oeuvre, tous droit sortis du poème de
Mallarmé), voire de l'antiquité grecque (en témoignent la présence de chœurs théâtraux dans des films comme « Toni » ou « Le Déjeuner sur
l'herbe ») pour aller jusqu'à une modernité tout ce qu'il y a de plus
contemporaine. Car si ses films sont quelque peu datés, mais
délicieusement datés, ils conservent une certaine intemporalité : ils
nous procurent des sentiments quant à la nature et aux intrigues qui s'y
trament qu'on pourrait éprouver de nos jours. Le naturel (on y revient)
de ses acteurs, malgré un jeu parfois proche de l'amateurisme, leur
donne une présence inouïe. Ici, ceux qui se détachent sont Henriette et
Henri, tous deux à l'opposé. Henriette est toute contente de se
retrouver à la campagne, ingénue mais distinguée, elle se découvre des
sentiments qu'elle ne connaissait pas. Henri lui est limite blasé par la
beauté qui l'environne. C'est son domaine, il y règne presque en
maître, et sait manipuler Henriette. Il sait se faire effacé, avec une
politesse feinte, pour mieux refermer son emprise sur elle. « Une Partie
de campagne » est un drame en deux actes. Acte 1 : une comédie limite
grivoise, dont Renoir avait le secret. Des personnages saugrenus : une
famille bourgeoise un peu bancale et deux matelots filous, qui se
tournent respectivement autour, dans une ambiance de franche bonne
humeur, bon enfant même. Acte 2 : un drame subtil... et horrible. L'un
des matelots emmène Henriette dans la nature, et la force pour ce qui
s'apparente à un viol. Il suffit de deux temps pour que Renoir nous
déchire le cœur, plus précisément deux images : peu de temps avant
l'acte, Henriette essuie une larme, comme si elle comprenait ce qui
allait se passer, et qu'elle ne pouvait plus rien y faire ; puis ce
fameux regard qui regarde ailleurs, presque le spectateur, en témoin
impuissant, lors de l'acte. Rien n'est montré, seul ce visage, terrible
de douleur résignée. L'épilogue permet d'appuyer le propos, en une sorte
de dénonciation du machisme des hommes et du mal qu'ils peuvent faire. «
Une Partie de campagne » en devient d'autant plus fort : à la beauté
extraordinaire de l'image et des lieux, s'associe désormais un drame
traumatisant, faisant résonner la nature de cette douleur
incommensurable. La beauté de cette nature déteint alors
progressivement, pour ne nous laisser que ce souvenir amer de l'égoïsme
des hommes face aux femmes. Un grand, grand film de Renoir, qui comme
Bazin le disait, peut être considéré comme tout à fait achevé. La
récente réédition sur écran et en DVD devrait vous permettre d'en
profiter.
[4/4]
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