lundi 14 février 2011

« Journées d’éclipse » (Dni zatmeniya) de Alexandre Sokourov (1988)

Une vaste évocation poétique, aux innombrables et inépuisables niveaux de lecture, portée par un travail sur l’image et le son proprement hallucinant. « Journées d’éclipse » (ou « Le jour de l’éclipse », selon les traductions) est un film-monde. La critique pourrait s’arrêter là, en abdiquant face à cette tâche insensée : tenter de retranscrire et de faire entrevoir au lecteur ce qui ne peut être perceptible que par les seules voies de cet au-delà du sens qu’est la poésie. Toutefois, sans rentrer dans le détail d’une analyse du film (travail à faire un jour, mais impossible après une seule vision – à quand une édition DVD ?!?), je peux sans risque avancer quelques remarques générales sur cette œuvre. Libre adaptation d’une nouvelle des frères Strougatski, les maîtres de la science-fiction russe, « Journées d’éclipse » ne peut cependant pas être qualifié de film de science-fiction. La toute dernière séquence peut éventuellement, si cela lui plaît, orienter le spectateur vers une relecture fantastique du film : dans un plan sensationnel (qui n’est pas sans rappeler l’ultime plan de « Solaris »), Sokourov fait disparaître le lieu du drame, ce village turkmène emboîté dans la montagne. N’était-ce finalement qu’un mirage? Il s’agirait alors peut-être de reconsidérer le niveau de réalité de ce que nous venons de voir, et de décrypter dans un impossible travail d’interprétation (impossible en terme d’objectivité, car cette interprétation ne peut être que personnelle), la signification des différentes apparitions de l’étrange qui parsèment le film : une discussion avec un mort, un corps se mouvant tel un animal, d’étranges créatures que l’on conserve dans de la gelée, etc… Il faudrait aussi considérer ces nombreuses allusions à l’effondrement du communisme dans les républiques soviétiques, à la peur de la répression, à cette atmosphère inquiétante de violence sourde et de menaces diffuses. On parviendrait certainement à construire quelque chose d’approximativement cohérent. Mais là n’est pas l’essence du film. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore sur l’impossible liberté et l’annihilation de toute créativité dans le cadre d’un système totalitaire. Cette lecture est à mon sens réductrice et ne s’appuie que sur quelques unes des évocations que provoque la vision du film. «Journées d’éclipse» est une œuvre qui se vit et se ressent plus qu’elle ne s’intellectualise, une œuvre dans laquelle il faut se perdre, lâcher prise, se laisser emporter par les impressions poétiques fulgurantes qui envahissent chaque plan. Visuellement, le spectacle proposé est un éblouissement esthétique de chaque instant, Sokourov réalisant un travail proprement insensé sur la lumière et la couleur. Le traitement de la couleur rappelle ainsi le « Element of crime » de Von Trier, réalisé 4 ans auparavant, mais la comparaison s’arrête là, l’apocalypse sokourovienne ayant une densité et une profondeur du sens absentes du film danois. On est également surpris, lorsqu’on connaît Sokourov, par la nervosité de la caméra, vive et mobile, qui empêche au film de succomber dans la léthargie contemplative, et maintient une réelle tension dramatique. La richesse du travail sonore, avec une utilisation très pertinente du son et des voix hors champ, laisse pantois… Vous l’aurez compris, « Journées d’éclipse » est un chef d’œuvre, probablement le plus grand film que le cinéma russe nous ait offert depuis la disparition de Tarkovski.

[4/4]

« Syndromes and a century » de Apichatpong Weerasethakul (2007)

A mon sens, « Syndromes and a century » reste à ce jour ce que Weerasethakul a fait de plus convaincant, et c’est peu de le dire. Cela me conduit même à réévaluer sérieusement à la hausse le talent du jeune cinéaste thaïlandais, tant le film peut légitimement trouver sa place parmi les œuvres cinématographiques les plus passionnantes de ces 10 dernières années. Malgré les directions toujours inattendues que suit le récit (on a beaucoup commenté la césure centrale du film), « Syndromes and a century » est un film qui dégage une impression de grande limpidité, on pourrait dire de pureté, dans son déroulement dramatique. Certains diront à juste titre qu’il s’agit du film de la maturité pour Weerasethakul. Je préfère le terme de sérénité. « Syndromes and a century » est un film sage, à entendre au sens de la sagesse des philosophies orientales, et non pas comme un film ne prenant aucun risque. C’est même tout l’inverse, rares sont les films aussi surprenants, pouvant ainsi bifurquer à n’importe quel moment en fonction de ce qui intéresse, sur le moment précis, la caméra. On peut alors aussi dire que « Syndromes and a century » est un film libre, tant on a l’impression d’une autonomie de la caméra et du récit. Les conventions ordinaires n’ont pas cours ici : l’idée de personnages principaux ou secondaires n’a pas lieu d’être, nulle chronologie narrative, Weerasethakul concevant le temps n’ont pas comme linéaire, mais circulaire. Rien ne sert également de maintenir l’illusion d’une quelconque réalité cinématographique : dès la première séquence, alors que la caméra s’aventure lentement vers un espace naturel verdoyant, laissant hors champ les personnages discuter (on retrouve là cette impression d’autonomie), Weerasethakul juge inutile de couper les micros des comédiens qui commentent alors la scène qu’ils viennent de tourner… Puis en plein milieu, le récit repart du début, mais en inversé, comme si le film se regardait dans un miroir : le champ devient contre-champ et vice-versa. Seuls les décors ont changé, nous sommes passé d’un petit hôpital de campagne, en pleine nature, à un grand centre hospitalier moderne. On craint alors le piège du simple jeu formel (remontrer les choses sous un autre angle), ou du puzzle lynchien, mais très vite le récit repart sur des bases différentes, s’intéressant à des personnages délaissés dans la première partie (les comparaisons avec Lynch me semblent très abusives sur ce point, la poésie de Weerasethakul survole largement les petits jeux de déconstruction du cinéaste américain). La fin du film part dans la plus complète abstraction, Weerasethakul laissant déambuler la caméra dans les sous-sols de l’hôpital (un long plan sur une bouche d’aération se charge d’une densité poétique inattendue). Une référence beaucoup plus juste serait l’ultime séquence de « L’éclipse » d’Antonioni. Evidemment, après une pareille comparaison, la critique peut se dispenser de conclusions…

[4/4]

vendredi 11 février 2011

« Koyaanisqatsi » de Godfrey Reggio (1983)

« Koyaanisqatsi » est le premier volet de la trilogie des Qatsi, série de 3 films réalisés par Godfrey Reggio et Philip Glass entre 1983 et 2002. L’objet de ces films est de nous donner à voir le monde d’un point de vue extérieur, dans un langage universel (ce sont des films musicaux, sans paroles) afin d’éveiller les consciences sur les dangers qui pèsent sur nos civilisations, sur la biosphère, sur la perpétuation d’une existence véritablement humaine sur Terre. Ces films sont des recueils d’images de notre monde, et évoquent un peu dans leur principe ces documents de présentation de la Terre et des humains qu’on envoie dans l’espace à destination d’une éventuelle intelligence extraterrestre. « Koyaanisqatsi » n’est cependant pas un film purement objectif, et porte un regard «écologiste» sur le monde, nous montrant initialement une nature souveraine, puis enchaînant par des images de l’activité des hommes, ciblant clairement le système productiviste comme responsable de la catastrophe écologique en cours. On peut y voir l’ancêtre d’un film comme « Home », mais réalisé à une époque où l’écologie politique n’avait pas encore été totalement vidée de son sens (le film prétend s’inspirer des écrits d’Ivan Illich ou de Jacques Ellul). On est très loin, dans le fond, de cette immense entreprise de colonisation mentale que constitue le film de Yann Arthus Bertrand (à voir le générique, où les logos des grandes multinationales s’assemblent pour écrire Home), film qui restera probablement comme la plus vaste opération de propagande de ce début de siècle. « Koyaanisqatsi » part donc d’une base réflexive très riche et l’approche développée par le réalisateur est fort louable. Les images sont montées en fonction de la partition, assez réussie, de Glass, et le tout constitue un petit objet musical et visuel assez sympathique. Malheureusement, le film est largement dépourvu de toute idée de cinéma. On déplore rapidement l’absence d’une plus riche réflexion dans le montage de ces images que l’on a tous déjà vues (plans accélérés de gens dans le métro, champignon atomique, nature vue du ciel, etc). La réflexion sur notre condition qu’est censée générer le film peut certes fonctionner, mais elle n’est pas induite par les qualités cinématographiques du film en lui-même qui n’est finalement qu’un stimulant propice à cette réflexion-là, une mise en condition du spectateur. Louable dans ses intentions, cette vaste banque d’images ne présente finalement qu’un intérêt limité, si ce n’est la musique de Philip Glass. Il n’empêche qu’il serait hautement urgent, au lieu de baptiser certaines nouvelles écoles du nom du business man Arthus Bertrand (avec son scandaleux commerce des compensations carbone), d’y diffuser le film de Reggio!

[1/4]

« L’incompris » (Incompreso) de Luigi Comencini (1967)

« Une machine à faire pleurer ». C’est ainsi que Comencini qualifie fort justement son propre film, quelques temps après l’avoir réalisé. « Fort justement » n’implique pas que j’ai effectivement versé une larme ou l’autre en voyant « L’incompris », tant je suis particulièrement insensible à l’excès de pathos et que s’il est bien des émotions que j’ai pu ressentir à la fin du film (mais l’usage du conditionnel s’impose, l’absence d’émotions étant justement ma plus grosse déception), ce serait plutôt l’agacement et l’impatience… Non, si l’expression de Comencini est juste, c’est bien plutôt par l’emploi du terme de « machine », assez antinomique d’une approche artistique d’ailleurs, et qui traduit bien l’idée d’une mécanique à l’œuvre dans le film. Mécanique qui se résume ainsi : incompréhension fils-père, tentative de séduction du fils par un geste vers le père, échec de la tentative (la plupart du temps à cause du petit frère préféré), sanction du père et creusement du fossé de l’incompréhension. Retour à la case départ. Et ainsi de suite pendant 1h45. Mais pour rendre invisible cette redondance, Comencini se doit de rajouter toujours un degré supplémentaire dans l’émotion (en réalité dans le pathos) pour finalement aboutir à la longue séquence de fin, un sommet de larmoyant, qui met mal à l’aise par son impudeur. « L’incompris » apparaît alors comme un mélodrame dans lequel les composantes du pathétique et du sentimentalisme sont poussées à l’extrême, le tout (facilement j’ai envie de dire) agrémenté du concerto pour piano n°23 de Mozart… Bien entendu cela exclut toute finesse, toute profondeur du sentiment, toute poésie, Comencini n’hésitant pas à expliciter encore et encore, à commenter chacune des émotions, ne laissant aucune possibilité d’interprétation un tant soit peu personnelle du spectateur, censé n’activer qu’une seule fonction cérébrale : celle de l’ouverture des voies lacrymales. Restent alors quelques séquences drolatiques un peu à part, conçues par Comencini comme des pauses dans la progressive ascension sentimentaliste du film, et qui deviennent finalement les passages les plus intéressants, rappelant que le cinéaste excelle bien plus dans la comédie et les rires que dans les larmes. « L’incompris » est souvent considéré par la critique comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma sur le monde intérieur de l’enfant. Pour ma part, je modérerais cette position, et c’est un euphémisme, tant le film ne peut aucunement supporter la comparaison avec « L’esprit de la ruche » de Erice, certaines œuvres de Bergman, ou les premiers films de Kiarostami…

[1/4]

mardi 1 février 2011

« Un soir, un train » de André Delvaux (1968)

« Un soir, un train » est un très beau film, qui distille une ambiance étrange, flirtant franchement avec le fantastique, et qui révèle nombre de ses qualités après le visionnage. Au début du film, nous suivons le quotidien de Matthias, professeur de linguistique dans une université flamande. Delvaux utilise ici un point de vue très réaliste et filme divers moments de la journée de Matthias (chez sa mère, à l’université, avec son amie Anne). Il ne s’agit pas ici d’une simple « mise en place » du film : discrètement, par accumulation successive, les principales thématiques sont annoncées : l’incommunicabilité, le couple, et la mort, avec pour décors très représentatif, la partition de la Belgique. Le film semble semer des indices, comme un avertissement adressé à Matthias et une invitation pour le spectateur à porter son attention sur ces différents petits grains de sable qui lui permettront de mieux appréhender l’enrayement qui suivra. Avertissement que Matthias ne saura donc pas entendre, pas plus qu’il ne parvenait à écouter sa mère dès la première séquence, ou son amie Anne lors de la scène du repas. Puis le film entame sa rupture : après une dispute, Matthias prend le train. Anne finit par le rejoindre. Matthias s’endort et à son réveil, Anne a disparu. C’est alors que le train est arrêté en pleine voie. Matthias descend, en compagnie d’un vieil homme, à la recherche de son amie. Un étudiant, Val, les rejoint, puis le train repart sans eux, dans un inquiétant silence, les laissant sur le bas-côté… S’en suit l’errance de ces 3 personnages dans un paysage désolé, fangeux. Ils parviennent finalement à rejoindre un village fantôme où les habitants ont de biens étranges comportements et parlent une langue inconnue du professeur… Delvaux introduit diverses séquences oniriques et met en images certains souvenirs de Matthias, avec déjà cet incroyable sens du raccord, qui dynamise la mise en scène (manière qui frôlera la perfection dans son film suivant, « Rendez-vous à Bray »). Les 3 hommes trouvent refuge dans une auberge tenue par une inquiétante servante muette. L’étrangeté des situations ne peut alors plus laisser Matthias indifférent… Je garde au lecteur le plaisir de la chute qui, si elle n’étonnera aucunement le spectateur aguerri au cinéma fantastique, n’en reste pas moins une vive incitation à la relecture réflexive du film. Relecture qui révèle alors des trésors symboliques et des richesses poétiques étonnantes. Quelque part entre le « Je t’aime je t’aime » de Resnais et « Le charme discret de la bourgeoisie » de Buñuel, imprégné d’une étrangeté poétique héritée du « Vampyr » de Dreyer et toujours cette douce poésie propre au réalisme magique de Delvaux, « Un soir, un train » est un film magnifique, qu’il est indispensable de découvrir.

[3/4]

mercredi 26 janvier 2011

« Few of us » de Sharunas Bartas (1996)

Quelques plans d’une ville industrielle, là-bas à l’est. Une jeune femme qui contemple l’immensité des paysages sibériens à travers le hublot d’un hélicoptère. Puis la voilà larguée au milieu de nulle part. Que vient-elle chercher dans cette terre reculée? Peut-être retrouver ce sentiment de liberté pure, première, qui consiste simplement à mettre un pied devant l’autre, sans qu’aucun élément extérieur ne vienne imposer une direction préférentielle… Ce besoin que l’on ressent parfois face à une société dans laquelle la vie est dirigée, fléchée. Mais ce n’est là que suggestion personnelle car s’il est bien un film qui n’explique rien, c’est « Few of us ». La jeune fille finit par rejoindre un village dans lequel vit un peuple damné auquel la civilisation n’a su apporter que l’alcool et les armes. Un peuple qui n’existe peut-être plus, un peuple en voie d’extinction, comme on le dit d’une espèce animale. Et le parallèle n’est pas anodin : jamais peut-être la vie n’avait ainsi été filmée, dans ce qu’elle a de plus instinctive, si ce n’est dans les films animaliers. Bartas filme consciencieusement les gestes, les visages, sans aucun commentaire, avec un regard situé quelque part entre le poète, le paysagiste et l’ethnologue. Un lointain cousin de Derzou Ouzala fume interminablement le même mégot et partage son pain avec la jeune fille dans un geste au naturel et à l’évidence qui dépasse les mots (dont le film est d’ailleurs exempt), et qui nous ramène aux origines de la socialité. Une vieille femme endormie dévoile compulsivement une bouche édentée dans des grimaces répétitives qui la réveillent. Ca dure… Puis le film change de rythme, une forme lointaine et primitive de narration semble se mettre en place. Il y a une fête où l’on boit. Deux hommes tournent autour de la fille (là encore on retrouve un comportement très animal) : un viol se prépare. Puis un éclat, une gifle, un meurtre (ou deux?). Il faut fuir. La jeune femme est suivie par un asiatique au regard noir, qui semble la protéger. Il est traqué par un homme qui le cherche dans le brouillard lors d’une séquence qui n’est pas sans rappeler celle des cavaliers perdus dans la brume du « Château de l’Araignée ». On a presque l’impression de voir un western tribal. Le film se finit par un coup de feu. La jeune fille au visage désormais tuméfié observe dans le lointain l’hélicoptère qui vient la chercher. La neige et le froid envahissent les monts Saïan. Fin. C’est superbe. « Few of us » est un film au présent, une expérience de cinéma fascinante.

[4/4]

lundi 24 janvier 2011

« Cochon qui s’en dédit » de Jean-Louis Le Tacon (1979)

« Cochon qui s’en dédit » est un film qui est rattaché au cinéma militant, ce mouvement cinématographique des années 60 et 70 oublié par l’histoire "officielle" du cinéma. Il serait pourtant avisé d’étudier aujourd’hui l’influence que ce geste cinématographique a pu avoir sur le cinéma moderne (et particulièrement sur le documentaire ou le cinéma dit social). Parler de geste cinématographique est tout à fait adapté ici puisque il s’agit d’une réinvention (réappropriation) de la façon de faire du cinéma, notamment grâce aux caméras Super 8, légères et abordables, et qui rendent accessible le cinéma à tout un chacun : en cette époque de grande agitation politique, avec une critique du Capital et de la société de consommation de plus en plus radicale et pertinente, les étudiants descendent dans les rues filmer les manifs, les ouvriers filment leurs expériences de grèves et le cinéma devient un outil de revendication et d’émancipation. Cinéma politisé donc. Mais si « Cochon qui s’en dédit » est un film aussi fort et aussi efficace dans sa description de cette machine à broyer l’humain qu’est le productivisme, c’est bien plus pour ses qualités purement artistiques, Le Tacon parsemant son film de visions d’horreurs et de séquences oniriques particulièrement suggestives. « Cochon qui s’en dédit » décrit le quotidien de Maxime, éleveur de porcs dans une porcherie hors sol, sorte de Auschwitz du cochon (le parallèle avec les camps d’extermination est plusieurs fois souligné par Maxime lui-même). Filmé à la manière de Jean Rouch (immersion totale dans le travail et la vie de Maxime qui commente après coup les images tournées), « Cochon qui s’en dédit » est construit autour de cercles dantesques, un peu à la manière du « Salo » de Pasolini, nous enfonçant toujours un peu plus dans l’horreur : celle vécue par les porcs, et celle subie par Maxime. Endetté, aliéné, Maxime est obsédé par la porcherie, est hanté par la maladie et la mort, est poursuivi par l’odeur de la merde. Il est possédé par son outil de travail, jusque dans ses rêves. Et Le Tacon ne se contente pas de le laisser parler et exprimer ses angoisses, il les met en images, comme cette puissante séquence onirique dans laquelle Maxime jette désespérément des cadavres de porcelets dans la parcelle du voisin, cadavres qui lui reviennent fatalement… « Cochon qui s’en dédit » est un film éprouvant, dont on ne ressort pas indemne (cela faisait des années que je n’avais pas détourné le regard d’un écran de cinéma, supportant difficilement ce qui m’était montré). Un film qui appelle l’émeute, comme le dit l’essayiste Leboutte. Mais surtout un film qui, s’il appartient au cinéma militant (qui trouve là son sommet), reste d’abord et avant tout une œuvre de mise en scène, une œuvre de cinéma, une œuvre d’art.

[3/4]

dimanche 16 janvier 2011

« Un Condamné à Mort s'est Échappé » de Robert Bresson (1956)

    Un film fiévreux, acéré, sombre, puissamment poétique, tout en émotion contenue, comme tous les films de Robert Bresson d'ailleurs. « Un Condamné à Mort s'est Échappé » c'est bien évidemment un long métrage relatif à l'évasion d'un résistant français d'une prison tenue par les allemands durant la seconde guerre mondiale, donnant lieu à de fameuses scènes de suspense servies par une esthétique ascétique extraordinairement suggestive. Mais c'est avant tout la métaphore de la vie même, du combat qu'il faut mener face à l'oppresseur, face à ses camarades qui flanchent, face à son corps qui lentement dépéri, face à son esprit qui cesse de croire en l'impossible. « Un Condamné à Mort s'est Échappé » est un vibrant plaidoyer pour la liberté et le salut de l'homme, rendus possible à force de détermination, de courage, de ténacité. « Un Condamné à Mort s'est Échappé » c'est le triomphe de la volonté sur la matière et l'esprit : il n'y a qu'à voir comment les autres prisonniers vivent au rythme des tentatives d'évasion des uns et des autres, la fuite de l'un leur redonne espoir, l'échec d'un autre les désespère... Et pourtant Fontaine est tout sauf un « surhomme » ou un saint, il est profondément humain : il hésite, se trompe parfois et surtout doit tuer pour s'enfuir! Bresson sait donc ménager des parts d'obscurité dans son long métrage. Pour le reste son film est vraiment admirable, visuellement certes mais tout autant d'un point de vue sonore : rarement les sons auront été aussi importants, il faut peut-être retourner à Fritz Lang et aux débuts du parlant pour retrouver une telle pureté dans leur emploi! « Un Condamné à Mort s'est Échappé » est peut-être la meilleure porte d'entrée pour le cinématographe de Bresson, si sa maîtrise n'est pas encore totale (bien qu'elle soit considérable : Mozart ne sert pas à grand chose ici tant l'art de Bresson est fort), c'est l'un de ses rares longs métrages à suivre une trame narrative « classique », à savoir la chronologie d'une évasion, des plus petits préparatifs aux doutes ou aux obstacles qui l'entravent. On suit donc avec le plus grand des intérêts la folle aventure du lieutenant Fontaine, mais l'on peut tout autant s'attarder sur les autres niveaux de lecture du long métrage, ce qui en fait une œuvre qui comblera les attentes de tous les types de spectateurs à mon sens. L'un des premiers grands chefs-d'oeuvre du maître du cinéma français.

[4/4]

vendredi 7 janvier 2011

« Ruhr » de James Benning (2010)

    Un très beau documentaire! D'une grande profondeur aussi, ce qui en fait une sorte d'oeuvre méditative des plus appréciables. « Ruhr » c'est 7 plan-séquences fixes, et donc 7 idées de mise en scène. C'est peu, mais la pertinence des cadrages de James Benning est telle qu'il ne lui en faut guère plus pour donner à voir un portrait éloquent même si morcelé de la région allemande éponyme. D'un point de vue esthétique, « Ruhr » est un modèle de maîtrise du plan : chaque élément le pouvant se meut avec une grâce sans pareille, que ce soit une feuille qui tombe, de la fumée s'échappant de la cheminée d'une usine, des hommes priant à la mosquée, le ballet des machines-outils... L'homme est d'ailleurs omniprésent dans ce long métrage, non pas par une présence physique directe mais par sa production, son oeuvre, les traces de sa vie : chaque plan est traversé par un ou plusieurs éléments de l'âge industriel qu'est le nôtre, et l'on peut observer avec curiosité l'interaction relativement proche ou éloignée de l'homme et de son environnement (car bien souvent entre l'homme et la nature se trouve l'outil). Comme la fumée de l'usine se fond dans les nuages, comment le vent d'un avion balaie les arbres, comme le bruit de l'activité humaine résonne dans l'immensité du ciel. Il est d'ailleurs frappant que le seul moment où nous nous retrouvions vraiment proches d'êtres humains vient lorsque ceux-ci sont en train de prier, dans un seul plan-séquence donc, qui plus est au milieu du film de sorte que l'homme entre « pour de vrai » peu à peu dans le long métrage pour s'évanouir aussitôt, dans un écho repris par la cheminée de l'usine et la nuit qui tombe. Aussi bien par l'image que par le son, « Ruhr » est donc un film d'une grande subtilité, mû par la capacité de Benning à jouer avec le cadre et le temps. En revanche la poésie de « Ruhr » est bien évidemment toute relative : c'est le film contemplatif par excellence, l'art de James Benning consiste justement en l'effacement de l'artiste, sans compter que Benning est peut-être plus photographe que cinéaste (si tant est qu'une telle affirmation ait un sens). Je suis donc plus réservé quant à l'aspect « artistique » de ce film : certes il nous fait méditer sur le 7e art et sur l'homme, et ça n'est pas le moindre de ses mérites, mais je ne peux m'empêcher de me demander jusqu'à quel point peut-on aller dans l'enregistrement pur et simple d'une réalité « objective »... De toute façon le sens que confère Benning à ses cadrages et à son montage, les choix qu'il opère, la subjectivité de son regard dissolvent le moindre doute quant à son apport et sa création, toutefois l'on peut discuter de son envergure.

[1/4]

samedi 1 janvier 2011

« Nathalie Granger » de Marguerite Duras (1972)

    Quel beau film! Et quel magnifique début! Il faut seulement quelques minutes à Marguerite Duras pour qu'elle suggère et recrée le monde de l'enfance : une maison énigmatique, quelques notes de piano jouées par une main hésitante, une poupée abandonnée... Dommage que le reste du film ne conserve cette intensité poétique admirable... Heureusement il soutient tout de même la comparaison, et si « Nathalie Granger » ne relève pas de la pure perfection c'est indéniablement une grande réussite! L'influence de Bresson se fait ressentir, surtout par cet art de la retenue et la vive émotion qu'il évoque subtilement, mais Marguerite Duras parvient à transcrire son intériorité par ses propres moyens : les gestes ont une grande importance par exemple, non pas pour eux-mêmes comme ce pourrait être le cas chez n'importe quel vulgaire formaliste cinématographique à la mode, mais en ce qu'ils révèlent de l'être qui se meut, de ses sentiments, de son attention pour l'autre, de son amour... Ainsi avec une économie de moyens formidable Marguerite Duras parvient à donner vie à des moments des plus émouvants. Elle prend aussi des risques, comme avec cette séquence étirée plus que de raison où l'on découvre un Gérard Depardieu méconnaissable tant il crève l'écran. Mince alors je ne l'ai jamais vu aussi bon! Il livre là une performance sur le fil du rasoir, on attend à chaque seconde qui s'écoule le moment où il trébuchera, où son jeu sonnera faux... mais ce moment ne vient pas. Hélas l'auteure n'a pas su laisser en l'état ce pur moment de grâce (déjà ô combien fragile) en le soulignant plus tard dans le film par des mots qui expliquent trop et un retour de Depardieu maladroit... Vraiment dommage car ces quelques petits défauts qui parsèment le long métrage à mesure que l'on avance viennent ternir ces moments de bravoure et cette singulière atmosphère hors du temps. Pour le reste l'artiste française nous livre là d'inoubliables portraits de mère et de fille, elle a su évoquer avec talent l'essence de la maternité telle que peut se la représenter l'enfant, mêlant mystère, crainte et quête désespérée d'amour, connivence ou au contraire incompréhension et distance physique comme sentimentale. Une oeuvre riche et accomplie donc, à voir sans hésiter!

[3/4]