vendredi 23 août 2024

« City of Darkness » (Jiu Lóng Chéng Zhài·Wéi Chéng) de Soi Cheang (2024)

 

Difficile pour Soi Cheang de porter sur ses seules épaules la survie, voire la renaissance du cinéma hongkongais, qui dépérit année après année depuis la rétrocession à la Chine. Pourtant, le bougre s'en sort plutôt bien, ne serait-ce qu'au niveau de l'hommage à ce cinéma qui a tant brillé par le passé.

Clairement, « City of Darkness » est un film nostalgique qui célèbre une époque révolue, en témoigne la présence de stars des années 80, 90 et 2000 telles que Louis Koo et Sammo Hung. L'intrigue, qui tient sur un post-it, est un simple prétexte. Même si on peut y lire aussi la résistance – au moins culturelle – de Hong Kong face à l'ogre chinois, avec un côté méta.

« City of Darkness » est donc un film mélancolique. Mais aussi graphique et ludique, avec des personnages archétypiques sortis tout droit de la bande dessinée dont le film est adapté, emportant rapidement notre sympathie. Les combats endiablés et inventifs, et quelques personnages charismatiques, permettent donc de passer un bon moment.

Maintenant, n'étant pas un aficionado du cinéma HK complètement délirant et invraisemblable, j'ai été déçu par la pauvreté du scénario et certaines grosses ficelles (c'est quoi ce pouvoir d'invincibilité sorti du chapeau ?!) : il y a un léger arrière-plan politique et social, mais qui n'est jamais creusé, et qui sert plus de décor et de faire valoir qu'autre chose. Censure chinoise oblige, certainement, mais du coup ça réduit nettement la portée et l'aura de ce film, qui fait un peu joujou en toc.

Et puis j'avais l'impression de regarder un film HK des années 1980-90 tourné avec la technologie d'aujourd'hui : l'image est très travaillée, mais les personnages ont toujours cette psychologie ultra basique d'il y a 30-40 ans, avec des grands sentiments clichés (et parfois crypto gay – où sont les femmes ?), qui empêchent de prendre tout ça au sérieux...

Donc pour le côté fun et sympa, et pour l'hommage nostalgique, je mets la moyenne, mais je me sens très généreux... Cela dit, ce genre de film est peut-être préférable aux aliens qui envahissent la Grande Muraille de Chine... C'est dire l'état du cinéma chinois...

[2/4]

lundi 22 juillet 2024

« Napoléon » d’Abel Gance (1927)


Comme attendu, le « Napoléon » d'Abel Gance est un monument cinématographique monstrueusement épique. Complètement hagiographique, mais fondé sur de solides bases historiques, il est pourtant tout sauf académique et lénifiant. On a beau sentir passer les 7h30 de la Grande Version (Apollo) enfin restaurée par la Cinémathèque Française, on ne s'ennuie pas un seul moment grâce au génie de la mise en scène de Gance.

Le cinéaste mêle trois types d’influences : la grammaire cinématographique étatsunienne promue par Griffith, efficace et narrativement limpide ; le montage russe par association d’idées, parfois jusqu’à en être stroboscopique ; et les surimpressions françaises tantôt délicates, tantôt pleines d’un symbolisme quelque peu martelé. Au-delà des ces grandes dimensions, le long métrage regorge de trouvailles visuelles toutes plus audacieuses les unes que les autres, faisant de ce « Napoléon » un film étonnement moderne, qui n'a presque pas vieilli.

Premier bémol toutefois, au niveau du scénario : cette jeune femme amoureuse de Bonaparte en secret, comme s'il fallait ajouter une jeune première pour plaire au public de l'époque. Second bémol : si le casting est plutôt bon, emporté par un Albert Dieudonné impérial, l'actrice qui joue Joséphine de Beauharnais n'a clairement pas le physique adéquat, si l'on se fie aux tableaux représentant l'impératrice... Heureusement qu'elle a une présence scénique en rapport avec le personnage. Mais on sent qu'elle répond aux canons de beauté des années 1920 et elle est donc totalement anachronique, ce qui m'a régulièrement sorti du film...

Pour le reste, Abel Gance brille par cette ample reconstitution dotée de moyens considérables (ces innombrables figurants, ces décors, ces scènes de bataille...). Le prologue retraçant l'enfance de Napoléon est génial, très inspiré. Les grands moments de la Révolution sont à la fois grisants et terrifiants… agrémentés de quelques pointes d’humour. Le siège de Toulon est impressionnant : les armées s'entrechoquent et meurent sous un déluge de pluie, digne des « Sept Samouraïs » de Kurosawa. Le bal des victimes est complétement fou, à la mesure de la joie de celles et ceux qui ont échappé à la guillotine. Et puis quand on croit avoir tout vu, Gance sort l'arme ultime : le triple écran pour conter les débuts de la campagne d'Italie, sorte de Cinémascope avant l'heure, qui vient encore rajouter un surcroît de panache à ce film qui en est bourré jusqu'à ras bord...

Pour ce qui est de la reconstitution de ce film aux multiples versions, celle-ci semble de qualité. La narration se tient de bout en bout et les images sont très belles, parfaitement restaurées. L’accompagnement musical, quant à lui, est très réussi. Elaboré par Simon Cloquet-Lafollye, il reprend un certain nombre de musiques de grands compositeurs, de Mozart à Penderecki, avec une dominante romantique. Cet accompagnement met bien en valeur les images, sachant se faire suave ou martial quand il le faut.

Mon seul véritable regret, c’est que ce film était censé être le premier volet d’une série de six longs métrages. Vu les moyens gargantuesques qu’a dû nécessiter celui-ci, on comprend que Gance n’ait pas trouvé de producteur pour le suivre… Ce « Napoléon » s’achève donc en 1796, alors que la vie de l’Empereur fut très bien remplie par la suite, et qu’avec un même niveau d’inspiration, les autres parties de cette fresque auraient été incroyables… Toutefois, Gance a pu réaliser d’autres films sur Bonaparte par la suite, de moindre ampleur. On pourra donc toujours se consoler avec ces opus ultérieurs… Et avec ce chef-d’œuvre du cinéma muet, pas totalement parfait, mais plein d’une ardeur incandescente particulièrement contagieuse.

[4/4]

samedi 25 mai 2024

« Bushman » de David Schickele (1971)


 

Le « Bushman » éponyme, c’est Paul Eyam Nzie Okpokam, qui joue le rôle principal de Gabriel... écrit par le réalisateur David Schickele, en grand partie en s’inspirant de la vie de Paul. Gabriel / Paul est un jeune nigérian qui a fuit la guerre du Biafra pour trouver un (fragile) refuge aux Etats-Unis, en dispensant des cours à l’université de San Francisco, peu de temps après que Martin Luther King, Bob Kennedy et Bobby Hutton aient été assassinés (« Bushman » est tourné en 1968).

Tout le film joue de ce mélange entre la réalité et la fiction, oscillant entre cinéma-vérité à la Jean Rouch (ces plans de Paul interviewé face caméra, racontant des anecdotes de son passé au Nigéria) et esthétique Nouvelle Vague, française (Godard, Rozier…) et américaine (Cassavetes, Bogdanovich…). On pourrait même filer la métaphore, en avançant que tout le long métrage est en constant équilibre, réconciliant les contraires et en faisant le pari de la subtilité, allant à rebours de bien des clichés. Tout en étant toujours juste, traitant de sujets graves avec une intelligence rare et un humour désarmant.

Ainsi, « Bushman » a beau être un film en partie politique et engagé, il s’en dégage une grande douceur, qui doit beaucoup à son acteur / héros Paul, loin du militantisme coup de poing. On déboule dans ce film à travers son regard : les premières minutes débutent avec Paul qui porte ses chaussures sur la tête, marchant pieds nus le long d’une autoroute, avant d’être pris en stop par un biker affable… et raciste. Schickele a construit son film autour de la trajectoire de Paul et des rencontres surprenantes qu’il fait, dressant un portrait contrasté des Etats-Unis des années 1960 et de la contre-culture de l’époque.

Tout d’abord, la caméra suit le couple formé par Paul et Alma, une afro-américaine charismatique et engagée, qui pousse Paul dans ses retranchements. « Tu ne sais pas parler noir » lui reproche-t-elle, tentant dans une séquence amusante de lui faire adopter l’accent du ghetto, qu’il a toutes les peines du monde à imiter… Où l’on comprend qu’être Afro-Américain et Africain est très différent. Paul concède par exemple que n’ayant pas l’accent local, il est directement identifié comme un étranger par les policiers, qui auront tendance à être davantage bienveillant avec lui (ça ne durera qu’un temps)… David Schickele ose ainsi introduire de la nuance et mettre en avant les contradictions des activistes afro-américains, qui rêvent d’une Afrique fantasmée, alors qu’il n’en connaissent pas grand-chose.

Mais Schickele renvoie aussi l’Amérique blanche d’alors à ses défauts ou à ses fantasmes coloniaux. Après qu’Alma ait quitté Paul pour rejoindre ses compagnons de lutte à Los Angeles, notre héros se retrouve à errer dans le San Francisco hippie. Il couche avec une jeune femme blanche, étudiante en sociologie (on retrouve là l’humour de Schickele, qui se joue des clichés), avec qui il va passer une tendre soirée… Avant qu’elle ne le chasse de chez elle au petit matin, son « africanité » semblant dépasser son seuil de tolérance et son masque de bienveillance (factice). Elle a pu ainsi satisfaire son fantasme d’exotisme en épinglant un Africain à son tableau de chasse…

Mais Paul ne se laisse pas démonter, avec un naturel et un flegme savoureux. S’il évite de justesse de se faire embarquer dans un traquenard, un jeune dandy hippie essayant de coucher avec lui grâce à une annonce ambiguë dans un journal, il finit par côtoyer un groupe de jeunes qui partent à la montagne, où il découvre ce qu’est la neige. L’occasion de tomber amoureux de nouveau et de se mettre en couple avec une autre jeune femme blanche (merveilleuses séquences)… qui a déjà un amant et qui va donc, elle aussi, le rejeter…

On le comprend rapidement, Paul / Gabriel peine à trouver sa place, dans cette Amérique qui cherche à le définir et à le mettre dans des cases, sans jamais réussir à le prendre tel qu’il est : un être humain comme un autre, digne d’estime et d’amour, avec des racines qui comptent pour lui, des fêlures, des rêves et des espoirs…

A la fin du film, la réalité rattrapera la fiction et Paul, qui va subir dans sa chair et moralement la violence de la police et de l’Etat américain, particulièrement durs avec les personnes ayant des origines africaines…

« Bushman » vaut pour la finesse de son écriture, d’une acuité inouïe pour l’époque, ce qui explique sans doute son triste parcours : tourné en 1968, prêt à être distribué en 1971 aux Etats-Unis, il ne le sera qu’en festivals, les circuits de distribution classiques en salles de cinéma ayant refusé de diffuser ce film, pas assez commercial et trop inclassable…

Aujourd’hui on savoure d’autant plus ce côté « inclassable » : film d’auteur réalisé par un cinéaste-musicien blanc, c’est probablement l’un des meilleurs films évoquant l’Afrique et les Afro-Américains. Il faut dire que David Schickele sait de quoi il parle : pacifiste, il a été coopérant au Nigéria au sein du Peace Corps pendant plusieurs années plutôt que de partir faire la guerre au Vietnam, et c’est au Nigeria qu’il a rencontré Paul Eyam Nzie Okpokam, qui va jouer dans un premier film de Schickele, sorte de docufiction intitulée « Give Me a Riddle ».

Dans « Bushman », on ressent toute l’affection de Schickele pour Paul, qui occupe la majorité des plans, offrant son visage sculptural au spectateur. Une sorte d’énigme vivante et attachante, que personne n’arrive décidément à percer. Et c’est peut-être ça la magie de « Bushman » : un film formellement éblouissant, avec des prises de vue magnifiques, une sublime BO (pop et soul), un montage organique et poétique… et Paul Eyam Nzie Okpokam, visage d’une humanité blessée et incomprise.

[4/4]