Le « Bushman » éponyme, c’est Paul Eyam
Nzie Okpokam, qui joue le rôle principal de Gabriel... écrit par le réalisateur
David Schickele, en grand partie en s’inspirant de la vie de Paul. Gabriel / Paul
est un jeune nigérian qui a fuit la guerre du Biafra pour trouver un (fragile)
refuge aux Etats-Unis, en dispensant des cours à l’université de San Francisco,
peu de temps après que Martin Luther King, Bob Kennedy et Bobby Hutton aient
été assassinés (« Bushman » est tourné en 1968).
Tout le film joue de ce mélange entre la réalité
et la fiction, oscillant entre cinéma-vérité à la Jean Rouch (ces plans de Paul
interviewé face caméra, racontant des anecdotes de son passé au Nigéria) et
esthétique Nouvelle Vague, française (Godard, Rozier…) et américaine (Cassavetes,
Bogdanovich…). On pourrait même filer la métaphore, en avançant que tout le
long métrage est en constant équilibre, réconciliant les contraires et en
faisant le pari de la subtilité, allant à rebours de bien des clichés. Tout en
étant toujours juste, traitant de sujets graves avec une intelligence rare et un
humour désarmant.
Ainsi, « Bushman » a beau être un film
en partie politique et engagé, il s’en dégage une grande douceur, qui doit
beaucoup à son acteur / héros Paul, loin du militantisme coup de poing. On
déboule dans ce film à travers son regard : les premières minutes débutent
avec Paul qui porte ses chaussures sur la tête, marchant pieds nus le long d’une
autoroute, avant d’être pris en stop par un biker affable… et raciste. Schickele
a construit son film autour de la trajectoire de Paul et des rencontres
surprenantes qu’il fait, dressant un portrait contrasté des Etats-Unis des
années 1960 et de la contre-culture de l’époque.
Tout d’abord, la caméra suit le couple formé par
Paul et Alma, une afro-américaine charismatique et engagée, qui pousse Paul
dans ses retranchements. « Tu ne sais pas parler noir » lui
reproche-t-elle, tentant dans une séquence amusante de lui faire adopter l’accent
du ghetto, qu’il a toutes les peines du monde à imiter… Où l’on comprend qu’être
Afro-Américain et Africain est très différent. Paul concède par exemple que n’ayant
pas l’accent local, il est directement identifié comme un étranger par les policiers,
qui auront tendance à être davantage bienveillant avec lui (ça ne durera qu’un
temps)… David Schickele ose ainsi introduire de la nuance et mettre en avant
les contradictions des activistes afro-américains, qui rêvent d’une Afrique
fantasmée, alors qu’il n’en connaissent pas grand-chose.
Mais Schickele renvoie aussi l’Amérique blanche d’alors
à ses défauts ou à ses fantasmes coloniaux. Après qu’Alma ait quitté Paul pour
rejoindre ses compagnons de lutte à Los Angeles, notre héros se retrouve à
errer dans le San Francisco hippie. Il couche avec une jeune femme blanche,
étudiante en sociologie (on retrouve là l’humour de Schickele, qui se joue des
clichés), avec qui il va passer une tendre soirée… Avant qu’elle ne le chasse
de chez elle au petit matin, son « africanité » semblant dépasser son
seuil de tolérance et son masque de bienveillance (factice). Elle a pu ainsi
satisfaire son fantasme d’exotisme en épinglant un Africain à son tableau de
chasse…
Mais Paul ne se laisse pas démonter, avec un
naturel et un flegme savoureux. S’il évite de justesse de se faire embarquer
dans un traquenard, un jeune dandy hippie essayant de coucher avec lui grâce à une
annonce ambiguë dans un journal, il finit par côtoyer un groupe de jeunes qui
partent à la montagne, où il découvre ce qu’est la neige. L’occasion de
tomber amoureux de nouveau et de se mettre en couple avec une autre jeune femme
blanche (merveilleuses séquences)… qui a déjà un amant et qui va donc, elle
aussi, le rejeter…
On le comprend rapidement, Paul / Gabriel peine à
trouver sa place, dans cette Amérique qui cherche à le définir et à le mettre
dans des cases, sans jamais réussir à le prendre tel qu’il est : un être
humain comme un autre, digne d’estime et d’amour, avec des racines qui comptent
pour lui, des fêlures, des rêves et des espoirs…
A la fin du film, la réalité rattrapera la
fiction et Paul, qui va subir dans sa chair et moralement la violence de la
police et de l’Etat américain, particulièrement durs avec les personnes ayant
des origines africaines…
« Bushman » vaut pour la finesse de son
écriture, d’une acuité inouïe pour l’époque, ce qui explique sans doute son
triste parcours : tourné en 1968, prêt à être distribué en 1971 aux
Etats-Unis, il ne le sera qu’en festivals, les circuits de distribution
classiques en salles de cinéma ayant refusé de diffuser ce film, pas assez
commercial et trop inclassable…
Aujourd’hui on savoure d’autant plus ce côté « inclassable » :
film d’auteur réalisé par un cinéaste-musicien blanc, c’est probablement l’un
des meilleurs films évoquant l’Afrique et les Afro-Américains. Il faut dire que
David Schickele sait de quoi il parle : pacifiste, il a été coopérant au
Nigéria au sein du Peace Corps pendant plusieurs années plutôt que de partir
faire la guerre au Vietnam, et c’est au Nigeria qu’il a rencontré Paul Eyam
Nzie Okpokam, qui va jouer dans un premier film de Schickele, sorte de docufiction
intitulée « Give Me a Riddle ».
Dans « Bushman », on ressent toute l’affection
de Schickele pour Paul, qui occupe la majorité des plans, offrant son visage
sculptural au spectateur. Une sorte d’énigme vivante et attachante, que
personne n’arrive décidément à percer. Et c’est peut-être ça la magie de « Bushman » :
un film formellement éblouissant, avec des prises de vue magnifiques, une sublime BO (pop et soul), un montage
organique et poétique… et Paul Eyam Nzie Okpokam, visage d’une humanité blessée
et incomprise.
[4/4]