jeudi 29 décembre 2022

« Papicha » de Mounia Meddour (2019)


     Un très beau film, porté par de sublimes comédiennes, libres, courageuses et effrontées. Je ne peux que saluer le cran de la réalisatrice, Mounia Meddour, et de ses actrices, car même aujourd'hui, réaliser un film sur ce sujet suscite l'hostilité (en témoigne son interdiction de sortie en Algérie).

Je salue également le talent de Lyna Khoudri, qui a largement mérité son César du meilleur espoir féminin, mais aussi les autres interprètes, notamment féminines, qui sont toutes et tous excellents. Le quatuor d'actrices principales est particulièrement attachant, chacun de leur personnage a sa personnalité et ses combats à mener.

Quant à Mounia Meddour, son scénario est très bien vu, il brosse avec justesse - me semble-t-il - la complexité et les difficultés d'une époque dramatique, en partant de ses personnages et de leur désir d'émancipation, avec une certaine légèreté qui n'est qu'apparente.

Sa caméra, proche de ses héroïnes, sensible et pudique, est également un de ses atouts, secondée par une belle photographie. Je regrette en revanche sa gestion des quelques scènes vraiment dramatiques. Alors qu'elles sont censées être des moments de climax dans le film, leur traitement m'est paru maladroit, l'émotion aurait dû être bien plus forte compte tenu de ce qui nous est montré.

Néanmoins ce ne sont que de légers défauts, inhérents à tout premier long métrage. Et celui-ci est justement très réussi. Mounia Meddour nous livre un film fort et audacieux, qui mérite qu'on ait autant parlé de lui à sa sortie. Hâte de découvrir le second long métrage de cette prometteuse réalisatrice !

[3/4]

samedi 24 décembre 2022

« La Poupée » (Lalka) de Wojciech Has (1968)


    Découvrir un grand artiste est toujours un grand moment et une grande joie. Avec « La Poupée », j’ai découvert un très grand artiste en la personne de Wojciech Has. Je le connaissais de réputation, avec ses deux longs métrages baroques du « Manuscrit trouvé à Saragosse » et de « La Clepsydre ». Mais c’est avec ce film que j’ai enfin franchi le pas.

Je dois dire que je suis bien tombé : « La Poupée » est un film immense. Je me suis pris une énorme claque, et deux semaines après l’avoir découvert, ce long métrage exerce toujours sur moi le même pouvoir de fascination qu’au moment où je le regardais en salle. Et ce pour deux raisons.

Tout d’abord, ce film est visuellement superbe, maîtrisé à la perfection. Wojciech Has parsème son long métrage d’amples mouvements de travellings horizontaux, dévoilant progressivement des scènes. Qu’il s’agisse d’extérieurs, avec de pauvres gens qui tentent tant bien que mal de se réchauffer dans la neige, ou d’intérieurs, aussi bien ceux richement décorés de l’aristocratie que ceux plus modestes de brasseries ou de logements populaires. Des travellings horizontaux qui évoquent l’enfermement dans lequel vivent les gens et les castes au 19e siècle : aristocrates, bourgeois et peuple.

La réputation d’artiste visuel de Wojciech Has n’est plus à faire et je confirme : c’est un maître. On sent également ce goût pour le baroque typique d’Europe Centrale, ces cabinets de curiosité avec des objets étranges, parfois morbides, comme pour mieux rappeler la vanité de ce monde. On peut également qualifier ce long métrage de baroque par la luxuriance démesurée de la direction artistique. C’est bien simple, dans beaucoup de séquences, chaque centimètre carré de l’image est rempli, donnant une impression de profusion et de générosité totale. Car oui, ce film est d’une grande générosité, par son ampleur et le soin méticuleux qui est accordé à chaque élément : mise en scène, scénario, photographie, jeu des acteurs, décors, musique…

Mais résumer Wojciech Has a un « simple » artiste visuel serait cruel et faux. D’ailleurs, cet artiste qui fut très indépendant, le seul cinéaste polonais à ne pas être encarté au Parti Communiste sous l’ère soviétique, est souvent résumé de la sorte, comme pour mieux décrédibiliser son art et son travail. Or Wojciech Has était quelqu'un d'engagé, n'hésitant pas à dénoncer les injustices de son temps et passées.

Le deuxième élément qui m’a bluffé avec ce film, et peut-être le principal, c’est son scénario et ses personnages. En premier lieu, le héros, Stanisław Wokulski. Le film démarre alors qu’il est jeune commis dans une brasserie. Il cherche à s’émanciper et étudie le soir, ce qui provoque les moqueries des jeunes aristocrates et bourgeois, qui iront jusqu’à le brimer physiquement.

Puis, par une ellipse temporelle conséquente, nous retrouvons notre héros des décennies plus tard. Il est le mystérieux patron d’une grand magasin luxueux. On apprend qu’il s’est rebellé contre l’occupant russe et qu’il a passé plusieurs années au bagne. Il s’est également enrichi pendant la guerre.

Il semble détenir une fortune considérable. Tout le monde mange dans sa main et sa puissance semble sans limite. Wokulski est ainsi un personnage de roman, qui aurait pu figurer chez Balzac. Il a une aura folle, il impressionne par la façon dont il ne semble jamais à court de ressources, quel que soit son projet.

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il n’oublie pas d’où il vient. Il se soucie des pauvres et des nécessiteux et il cherche à les aider. Il navigue aussi dans les cercles aristocratiques, qui l’accueillent avec dédain mais ne peuvent se passer de son argent, eux qui sont pour beaucoup sans le sou. Wokulski n’est pas dupe et on sent qu’il bouillonne intérieurement. Mais il se joue d’eux et profite de son ascendant.

On retrouve ainsi la conscience sociale de Wojciech Has, qui dépeint les aristocrates comme une clique de parasites oisifs vivant à crédit, alors que le peuple se meurt, de pauvreté et de maladie… On peut aussi faire le parallèle avec les Communistes au pouvoir. On sent qu’Has n’est pas tendre avec eux, et si la censure ne l’a pas inquiété outre mesure pour ce film, le lien avec la situation contemporaine que vivait son pays est évident.

Revenons au long métrage. Wokulski a son talon d’Achille. Il a vécu son ascension seul et tombe amoureux d’Izabela Lecka, une jeune aristocrate très belle… et ruinée. Mais s’il pense que celle-ci est vertueuse, tellement il est épris d’elle et sans doute aveugle, elle se révèle d’une grande duplicité, et elle comprend que sa position avantageuse lui permet de manipuler Wokulski comme elle l’entend.

Izabela Lecka est l’éponyme poupée, une femme toute d’apparence, mais que les hommes voient peut-être avant tout ainsi, cherchant des femmes-objets pour satisfaire leur appétit, en oubliant l’être humain derrière le visage de cire. Wokulski veut ainsi posséder l’amour d’Izabela Lecka, lui qui pense pouvoir tout acheter…

Mais il va vite déchanter… Ce qui fait que l’on s’attache à ce géant aux pieds d’argile. Ce héros qui semble omnipotent et qui est dévasté par cet amour à sens unique. C’est aussi un personnage touchant car malgré sa richesse et le fait qu’il évolue dans la haute société, il se soucie de son peuple. Malgré ses zones d'ombre (qui lui donnent de l'épaisseur), c'est un personnage droit, avec un fort idéal social et humain. Ce long métrage est donc une œuvre profondément humaniste, lui conférant une grande profondeur, bien au-delà se son aspect visuel éblouissant.

On le voit, « La Poupée » est un film très riche sur le fond et la forme. C’est un long métrage puissant et romanesque, mais aussi social. Avec une esthétique sublime, dont une bande son magnifique, avec de beaux morceaux classiques rappelant une boîte à musique, pour mieux matérialiser l’univers de faux semblants dans lequel s’ébattent les aristocrates et la haute bourgeoisie de l’époque.

Je ne peux donc que vous conseiller de découvrir cette pure merveille qu’est ce long métrage. Un film de l’acabit d’un « Guépard » de Visconti, mais que je préfère, car « La Poupée » adjoint l’humanisme au faste, le cœur à l’esprit. C’est un long métrage impressionnant par son ambition et ses très nombreuses qualités. Un chef-d’œuvre absolu, perdu et oublié. Sa restauration récente, promue par Malavida Films, qui font un excellent travail de redécouverte du cinéma d’Europe Centrale et de l’Est (mais pas que), devrait vous permettre d’en bénéficier vous aussi, et d’à votre tour vous laisser surprendre par ce somptueux film.

[4/4]

samedi 10 décembre 2022

« Les Bonnes Etoiles » (Beurokeo) d'Hirokazu Kore-eda (2022)

 

    Pour qui connait le cinéma d’Hirokazu Kore-eda, « Les Bonnes Étoiles » ne constituera ni une surprise ni une rupture par rapport au reste de sa filmographie. On pourra également soupirer face à certaines maladresses, une forme de naïveté… assez naïve, avec des bons sentiments et de l’humour qui peuvent paraître presque forcés…

Pourtant, je trouve qu’il s’agit d’un vrai bon film, qui renouvelle l’art de Kore-eda. Il semble que son escapade en France avec « Vérité », que je n’ai pas vu, ne nous ait pas donné un grand film. « Les Bonnes Étoiles » n’en est peut-être pas un non plus. A vrai dire, il affiche une modestie qui pourrait le faire ranger hâtivement dans la catégorie « film mineur » pour Kore-eda.

Mais je ne suis pas de cet avis. En s’échappant en Corée, il a redonné un coup de fouet à sa façon de faire, tout en restant dans une certaine continuité. Tout d’abord, au niveau des thématiques traitées, une fois de plus il s’attache à étudier les relations familiales, notamment maternelles, paternelles et filiales. « Les Bonnes Étoiles » est un magnifique film sur la famille, un de plus à mettre au crédit de Kore-eda.

Et une fois encore, il s’empare d’un sujet social pour traiter ce thème inépuisable de la famille. Le point de départ de ce long métrage est l’une de ces fameuses « baby box », ces boîtes aménagées, assez courantes en Corée (et au Japon aussi), où des parents et notamment des mères déposent leur enfant, pour qu’il soit récupéré par des associations et peut-être être adopté, dans l’espoir qu’il vive dans de meilleures conditions qu’auprès de sa famille biologique.

Bien sûr, ce genre de démarche est tout sauf anodine, elle est même particulièrement douloureuse, pour la mère… et l’enfant. Qui a peu de chances de retrouver un jour ses parents, et pas tant de chances que cela de se faire adopter. « Les Bonnes Étoiles » vous fera donc écraser quelques larmes, car c’est vraiment un film émouvant.

Mais là où Kore-eda traite ce sujet avec talent, c’est qu’il ajoute de la légèreté et un grain de sable (de folie ?) qui vient gripper ce « système » déjà fragile, en la personne d’escrocs à la petite semaine, dont l’inénarrable (et toujours aussi excellent) Song Kang-ho, qui vont récupérer le bébé de notre héroïne et tenter de le vendre à des parents souhaitant adopter un enfant.

Kore-eda nous dépeint ainsi une bande de bras cassés, toute une galerie de personnages bancals et abîmés par la vie, qui vont en quelque sorte reformer une famille bricolée, un peu folle et délirante… et terriblement attachante. Un beau moyen de nous montrer qu’une famille ne repose pas forcément sur un même sang partagé, mais sur un amour mutuel. Un amour pas toujours assumé (il y a beaucoup de pudeur dans ce long métrage), mais manifeste.

En cela, « Les Bonnes Etoiles » est un film aux personnages sublimes, des personnages complètements imparfaits, mais auxquels on s’identifie, et qui peuvent nous faire passer, en un claquement de doigts, du rire aux larmes. C’est aussi un « feel-good movie » qui s’assume, en témoigne la bande-son qui fait très cinéma indépendant américain, à la « Little Miss Sunshine », ce qui est tout sauf une insulte pour moi, tant ces deux films me semblent de belles réussites dans leur genre.

Pour finir, je voudrais mettre l’accent sur deux autres qualités de ce film dont je trouve qu’on ne parle pas assez. Tout d’abord, il prend la forme d’un très sympathique road trip, qui mène nos (anti)héros sur les routes de Corée. Kore-eda nous offre ainsi des vues superbes du Pays du Matin Calme, un pays que j’ai redécouvert grâce à ce film, entre montagnes aux forêts à perte de vue, plages de sable fin, zones périurbaines d’une poésie moderne…

Ce qui me permet de faire le lien avec l’autre point que je tiens à souligner : les magnifiques prises de vue qui émaillent ce film. La photographie est vraiment très belle, et les cadrages, les sujets filmés et la composition des plans, font qu’on se retrouve régulièrement face à des images bluffantes, qui font penser à du Edward Hopper contemporain. Ce sont ces plans géométriques sur des lignes électriques, la pluie qui coule sur une vitre, le reflet d’un visage qui répond au reflet d’un autre…

Lors de l’avant-première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, en présence d’Hirokazu Kore-eda, ce dernier nous a indiqué qu’il n’a regardé qu’un seul film pour préparer ce long métrage : « Le Fils du Désert » de John Ford. Et je trouve que « Les Bonnes Étoiles » est du même acabit, sans être aucunement un décalque du long métrage de Ford : c’est un très beau film humaniste, à la fois léger et profond, drôle et touchant. C’est un classique instantané (oui), un film intemporel, qui selon moi va rester. Peut-être pas un chef-d’œuvre. Mais un jalon clé dans la filmographie de ce formidable cinéaste japonais, et un film qui compte déjà pour moi. Et pour ça, arigato Kore-eda-san.

[3/4]