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dimanche 24 avril 2022

« Maternité éternelle » (Chibusa yo eien nare) de Kinuyo Tanaka (1955)

 

    « Maternité éternelle » est le premier long métrage vraiment personnel de Kinuyo Tanaka. Et pour cause, c’est le premier projet de film à venir d’elle, les deux précédents lui ayant été proposés par d’autres personnes. Elle a été profondément touchée par l’histoire de Fumiko Nakajô, jeune et brillante poétesse, morte foudroyée par un cancer du sein à 31 ans. Et on comprend pourquoi.

 

D’abord, Fumiko est une femme forte, qui endosse et endure la condition d’une femme dans le Japon des années 1940-1950. Avant qu’on la reconnaisse comme une femme à part entière, indépendante et libre de ses choix, comme le serait un homme, on lui intime d’être avant tout une bonne épouse et une bonne mère. Ce qui est d’autant plus difficile avec un mari oisif, brutal et qui la trompe…

 

Heureusement pour elle, ses deux enfants lui procurent une vraie joie, ils sont sa raison de vivre. Et elle s’adonne à la poésie en amatrice, dans un club, qui lui permet de côtoyer d’autres personnes, notamment Takashi Hori, le premier qui va véritablement l’encourager… Et qui va tomber amoureux d’elle, comme elle en retour, sans le lui avouer… Alors qu’il est marié à une amie de Fumiko, tous les trois ayant grandi ensemble.

 

Peu à peu, Fumiko va prendre son indépendance et la poésie va occuper de plus en plus de place dans sa vie. Elle se révèle une poétesse brillante et passionnée, qui ose exprimer ses sentiments les plus profonds, et même sa détresse, quitte à indisposer les bien-pensants.

 

On sent que ces deux aspects ont particulièrement inspiré Kinuyo Tanaka : Fumiko est une femme artiste, ce qui est particulièrement rare dans le Japon du milieu du XXème siècle… Elle devra lutter pour s’imposer, croire en elle et rester fidèle à elle-même, sans écouter les conseils mal avisés des un(e)s et des autres. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le parcours de Kinuyo Tanaka, qui a dû lutter elle aussi pour se faire une place dans le milieu du cinéma, qui reste un monde d’hommes, particulièrement pour devenir réalisatrice, s’attirant les foudres de certains, dont le grand Kenji Mizoguchi en personne...

 

Autre aspect qui a sans doute particulièrement touché Tanaka : la grande liberté de ton de Fumiko, qui se reflète dans ce long métrage. Fumiko ne veut pas seulement être une bonne épouse et une bonne mère – ce qu’elle est pourtant. Elle veut avant tout vivre sa vie en accord avec son idéal, vivre la vie qu’elle veut, aimer et être aimée. Ce qui est particulièrement courageux dans une société aussi conservatrice.

 

« Maternité éternelle » est à cette image. C’est un film à la fois classique et moderne, avec une vraie fraicheur, une grande liberté de ton, et surtout une grande sincérité. Le personnage de Fumiko ne cache rien de ses sentiments ni de ses épreuves. Régulièrement, Fumiko se dit « capricieuse », ou c’est ce qu’on dit d’elle, alors qu’elle veut simplement être libre. Une telle attitude serait totalement compréhensible aujourd’hui, mais à l’époque ça choque, il faut réfréner ses sentiments et subir en silence…

 

Cette irrévérence se traduit également dans la mise en scène. Dans plusieurs scènes, Fumiko est insolente et audacieuse, comme dans la fameuse scène du bain. On la voit même dénudée à l’hôpital, une scène qui devait certainement être inhabituelle à l’époque… A ce titre, louons l’interprète de Fumiko, la formidable Yumeji Tsukioka, qui crève l’écran et porte le film sur ses épaules pendant près de deux heures !

 

C’est une constante dans la filmographie de Kinuyo Tanaka : elle cherche à mettre en scène des personnages féminins, à se placer du point de vue des femmes, à livrer une vision de la vie toute féminine, à une époque où elles sont peu écoutées. C’est tout ce qui fait la grandeur de son cinéma : son courage, son audace, mais aussi ce point de vue singulier qui apporte tant au septième art. D’ailleurs, nombreuses sont les scènes d’une grande tendresse dans « Maternité éternelle », notamment celles avec les enfants, des scènes qu’on aurait peine à retrouver chez les cinéastes masculins de son époque, même chez les plus grands…

 

C’est le troisième film de Kinuyo Tanaka que je découvre, sur les six longs métrages qu’elle a réalisés. Et il confirme une fois de plus ma première impression : Tanaka est une cinéaste remarquable et même majeure. Elle a toute sa place parmi les meilleurs cinéastes japonais et est une belle source d’inspiration pour toutes les femmes qui souhaitent se lancer dans la réalisation de films. Quant à nous, spectateurs, je ne peux qu’inciter le plus de monde possible à aller découvrir sa filmographie, qui vaut vraiment le détour. Et plus encore, qui mérite qu’on se plonge dedans, tant elle est belle et fascinante. En un mot : indispensable.

 

[4/4]

samedi 19 mars 2022

« La Princesse errante » (Ruten no ōhi) de Kinuyo Tanaka (1960)

 

    Alors que la rétrospective Kinuyo Tanaka attire toujours plus de spectateurs (et ce n’est que justice !), je ne peux m’empêcher d’écrire une critique sur le deuxième long métrage de la cinéaste japonaise que j’ai vu, tellement il m’a plu.

A l’image d’un Akira Kurosawa, Tanaka aime construire ses films autour d’une ou plusieurs problématiques clés, qui cristallisent les tensions dans la vie des personnages et au sein de leur société contemporaine. Ainsi, « La Princesse errante » est un long métrage qui porte sur le récit autobiographique d’Hiro Saga, dame de la noblesse japonaise, lointaine parente de l’empereur du Japon, qui se voit épouser Pujie, le frère de Puyi, dernier empereur de Chine, devenu empereur du Mandchoukouo en 1934.

Pujie choisit sa femme sur photo, et celle-ci n’est pas franchement partante pour ce mariage arrangé, mais elle se plie à la volonté de sa famille, car les enjeux sont conséquents : c’est un moyen d’unir les cours impériales du Japon et du Mandchoukouo. La chance de la princesse Hiro, c’est que ce mariage se révèlera heureux ! Pujie est un époux tendre et attentionné, et il deviendra un père aimant, alors qu’il est régulièrement requis pour assister son frère dans la gestion de l’empire sino-japonais.

Mais, et c’est évidemment ce qui intéresse Tanaka, l’histoire va rattraper le couple princier. Ceux qui ont vu « Le Dernier Empereur » de Bernardo Bertolucci savent que la dynastie impériale du Mandchoukouo va se briser sur la vague du parti communiste chinois, dont la montée en puissance est inexorable.

Sur la base de ce récit mouvementé, où la réalité dépasse la fiction, Kinuyo Tanaka nous offre un très beau long métrage. On y retrouve la célébrissime Machiko Kyô, qui porte le film quasiment à elle seule. Elle savait tout jouer : les princesses impériales comme les femmes du peuple. Et une fois de plus, elle sublime de sa présence un long métrage formellement très réussi.

Comme à son habitude, Kinuyo Tanaka nous offre de très beaux cadrages et des séquences visuellement inspirées, même si le tout reste d'un grand classicisme. Mais pas un classicisme figé, nous ne sommes pas face à de l'académisme. Il s'agit plutôt d'une esthétique raffinée, subtile et délicate, commune aux grands films japonais de l'âge d'or.

Surtout, ce qui dénote, c'est la grande attention de Tanaka à ses personnages et à leurs sentiments. Certains spectateurs contemporains lui reprochent parfois de ne pas davantage s'épancher sur le contexte historique de l'époque, mais justement, un exposé d'histoire serait lénifiant.

Kinuyo Tanaka se concentre sur la destinée d'hommes et surtout de femmes, pris dans l'étau de l'Histoire. Et elle est aussi à l'aise dans le registre intime que dans les grandes scènes épiques, ce qui fait que ce long métrage est très touchant. Le résultat m'a conquis : voilà un beau film flamboyant et tragique, mais qui reste toujours digne, à l'image de ses personnages principaux. Une fresque magnifique, qui mérite d’être redécouverte, comme cette cinéaste si talentueuse.

[4/4]

samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]