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jeudi 5 juillet 2012

« Régime sans pain » de Raoul Ruiz (1986)


Les bras m’en tombent… N’importe quoi! «Régime sans pain» est un film que l’on pourrait qualifier positivement de barré, de déjanté et d’absurde et, négativement, de débile, sans queue ni tête, et affreusement kitsch… Pourtant, le film garde pour lui un atout précieux qui fait que l’on pardonne aisément Ruiz pour ce ratage : «Régime sans pain» est drôle dans son absurdité et ne génère jamais l’ennui. On finit rapidement par comprendre qu’il va nous falloir considérer le film avec une grande légèreté, et celui-ci se dote alors d’un certain charme. Les costumes extravagants, les coupes de cheveux à la Desireless, la musique ringarde du duo Angèle et Maimone (groupe français de new wave des années 80), également acteurs principaux du film, et le look général du film décrochent inévitablement au spectateur qui a connu ces années quelques sourires sympathiques. Mais pour le reste… Que c’est débile! Jugez plutôt : dans la principauté rock du Vercors, le prince Jason III, qui ressemble à un mannequin de salon de coiffure, voit son audience télévisée décliner. C’est le signe de sa mort imminente dans un accident de voiture rituel. Refusant de se soumettre à ce sort, il fuit dans la banlieue des émigrés catholiques où il est retrouvé par une bibliothécaire paralytique, animée d’un amour intellectuel pour lui. Celle-ci le confie à un professeur psychothérapeute coiffé comme le Robert Smith des Cure, qui le dépersonnifie puis le repersonnifie pour en faire son propre successeur, Jason IV. Voilà pour le scénario, à qui l’on ne reprochera pas de manquer d’originalité!… Le tout est entrecoupé de séquences absurdes et de scènes qui s’apparentent à des vidéo-clips des chansons du duo de comédiens-chanteurs. On comprend pas toutes les allusions que le cinéaste glisse dans les répliques souvent impénétrables du film, que l’on pressent pourtant drôles. Mais l’humour de Ruiz nous échappe grandement… Et c’est bien plutôt ce sentiment d’assister à un vaste délire de cinéaste, qui s’amuse à pasticher son époque, qui engendre, dans l’ensemble, un certain effet comique. Rajouté à cela une esthétique particulière, qui accentue l’étrangeté du film (ciels peints en orange par exemple), et on se retrouve face à quelque chose de tout à fait singulier, qui a au moins le mérite de son originalité et de son décalage hautement assumé, même s’il semble difficile à qui que ce soit de suivre Ruiz sur des chemins qu’il emprunte résolument en solitaire. Au final, le film laisse en mémoire un souvenir plus sympathique que d’autres films du cinéaste, se voulant plus sérieux et moins légers, mais sans âme («Les âmes fortes» par exemple). Ruiz est décidément un cinéaste surprenant, que l’on continue à aimer, et qui reste attachant, même dans ses plus grands ratages. 

[1/4]      

vendredi 29 juin 2012

« Faust » de Alexandre Sokourov (2012) – (2)


Le dernier film de Sokourov divise. Car «Faust» est un film difficile, exigeant, qui ne mûrit qu’après la projection (et si l’on fait l’effort d’y resonger sérieusement) et qui ne fait aucune concession sur ses choix artistiques. Pour peu que le spectateur les refuse, le risque pour lui de voir le film à distance, sans jamais s’impliquer, est grand. Après deux visions, j’estime quant à moi qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, et sans galvauder le terme: je parle bien d’une œuvre majeure comme il en sort même pas une tous les 5 ans sur nos écrans (je vous préviens, mon avis sera tranché: à ceux qui ne supportent pas les superlatifs, cette critique sera pénible)… A mon sens, avec «Faust», le cinéaste russe réalise certainement son plus grand film depuis «Journées d’éclipse» en 1988, surpassant peut-être même ce dernier par l’incroyable richesse et densité de son œuvre… Et lorsqu’on regarde les merveilles qui ont jalonné la filmographie du cinéaste entre ces deux films séparés de plus de 20 ans (en vrac : «Pages cachées», «Mère et fils», «Le soleil», et quelques élégies d’une beauté et d’une poésie remarquables, telle «Elégie de la traversée»), cela souligne à quel point ce «Faust» est, à mes yeux, immense.
Le film s’ouvre par un plan cosmique sur un miroir se balançant dans les cieux, accroché aux nuages, avant que la caméra ne se rapproche d’un petit village allemand indéterminé, qui sera le lieu du drame. Ce premier plan ouvre déjà un océan d’interrogations… Que nous dit ce miroir que Sokourov a posé là? Est-il une métaphore du cinéma comme reflet du réel et du monde, mais un reflet déformant, transfigurant (d’où alors les nombreuses anamorphoses et distorsions de l’image très présentes dans ce film, et bouleversant totalement la perception du spectateur, notamment par l’aplatissement et la quasi disparition des perspectives)?  Reflète t’il les autres films de la tétralogie de Sokourov sur le pouvoir et la puissance, comme le cinéaste le souffle lui-même dans le générique de fin, nous conduisant à une relecture totale de l’œuvre dans son intégralité? Oui, sûrement, mais ce miroir qui pend du ciel peut surtout donner lieu à une plus profonde lecture métaphorique, qui rappelle un autre grand film russe, le «Solaris» de Tarkovski: l’homme, représenté ici par Faust, cherche la réponse au grand mystère insondable de la vie, il interroge Dieu et lève le nez au ciel; il ne trouvera pour réponse que son propre reflet, Dieu apparaissant, pour Sokourov (ou tout du moins pour Goethe, puisque Sokourov ne fait ici que retranscrire l’une des pensées profondes de l’œuvre du poète allemand, qu’il a donc parfaitement lue), comme une émanation de l’homme. Dieu comme reflet de l’homme et ici, comme le film ne cessera de le développer, le Diable comme reflet de l’homme, comme reflet de Faust. Sokourov multipliera d’ailleurs les parallèles entre Mauricius (Méphistophélès) et son maître, Faust, dans un ballet mimétique agité. Mauricius n’est que l’incarnation, la représentation physique des désirs de Faust. Dit autrement, le Diable est la représentation des possessions de l’homme; il lui est peut-être extérieur (plus pour longtemps, comme nous le verrons), mais il en est une incarnation, il en est l’âme (qu’il réclame donc comme son dû). C’est là que le film de Sokourov, par l’ambivalence riche de sens qu’il donne à la figure du Malin, s’avère bien plus dense et profond que le «Faust» de Murnau, qui se limitait quant à lui à l’opposition binaire du Mal contre le Bien, de Dieu contre le Diable (attention, le «Faust» de Murnau reste un très grand film, mais à la portée plus modeste, puisque focalisé sur le conte populaire, sur la légende). Sokourov échappe par ailleurs à la vision noire et purement pessimiste de l’humanité, et enrichit encore davantage cette ambivalence en refusant de supprimer Dieu, puisque ce n’est pas Sa parole qui est intrinsèquement la source de la perversion, mais l’incompréhension et la mauvaise interprétation que Faust fait de Cette parole (la séquence du prologue de l’évangile de St Jean, «Au commencement était le verbe», ici interprété à l’envers par Faust)… Dieu sera même clairement d’une séquence de lumière ahurissante, comme incarnation de l’amour.
A la fin terrifiante de son film, Sokourov nous montre, sous une tonalité complètement apocalyptique, la mort du Diable, la mort du Mal en tant qu’entité théorique, en tant que création de l’esprit, séparée de l’homme. Les deux finissent par fusionner; Faust, devenu fou, intériorise le Mal qui fait désormais partie intégrante de l’homme, et marche vers le 20ème siècle et ses innombrables crimes. La tétralogie du cinéaste adopte alors parfaitement la forme circulaire souhaitée: à l’horizon vers lequel se dirige Faust, se profile le Moloch du premier volet. C’est pourquoi, si le film de Sokourov peut bien, au final, être considéré comme un récit mythique, c’est parce qu’il nous narre l’origine de l’homme du 20ème siècle, l’origine de l’homme "moderne". Il n’est pas hasardeux que cet homme soit un scientifique, avide de connaissance, en quête de la compréhension absolue, et que cet homme recherche scientifiquement, par la dissection froide et mécanique des cadavres, la place de l’âme humaine… Il n’est pas hasardeux que cet homme, ou plutôt son assistant jaloux, cherche à se substituer à Dieu en reproduisant la vie, ne donnant finalement naissance qu’à un monstre de souffrance (un autre monstre créé par l’homme, tel Mauricius), qui périra lamentablement dans les débris d’un bocal… Il n’est pas hasardeux non plus que cet homme soit incapable de voir la présence divine autour de lui, dans la simplicité et la beauté de l’existence, dans la magnificence d’une nature généreuse… Incapable de se rendre compte de cette présence qui l’entoure et le suit : là un échassier, là un ours, là un hibou… «Le Dieu qui se réfugie dans ma poitrine, qui peut agiter profondément mon âme, qui domine toutes mes forces, hors de moi est impuissant» se lamente t’il, sans se rendre compte de l’orgueil démesuré que ces paroles traduisent puisqu’elles le confondent avec Dieu lui-même… 
Sokourov est un grand résistant à la modernité. Il s’attaque là à l’origine du mal qui ronge le monde, cette dimension prométhéenne de l’homme moderne, dominé par la raison. On voit facilement se dessiner derrière la déambulation physique et mentale de Faust toutes les monstruosités à venir du 20ème siècle, monstruosités qui doivent tout à un certain esprit, une certaine rigueur scientifique: les guerres, l’industrialisation de la mort, l’apparition et la menace irréversible du nucléaire qui plonge une humanité désormais capable de s’autodétruire dans l’absurde, les manipulations génétiques, l’eugénisme, l’individualisme forcené, la destruction de la nature, etc… Le Malin se réjouira ainsi de voir par un télescope, dans une poétique projection du futur, un singe danser sur la Lune, signe de l’avènement proche du règne de la science… Mais cette vision ambivalente que Sokourov nous offre du Méphistophélès de Goethe ne représente qu’une partie des significations multiples proposées par ce film dense, d’une profondeur vertigineuse, et qui ne peut en aucun cas être appréhendé intégralement en une ou même deux visions. Il y aurait tant à en dire, que cette critique pourrait rapidement virer en un indigeste pavé… Un autre format s’imposera alors pour reparler de ce «Faust».
Quelques mots tout de même sur la forme du film, tant là aussi le cinéaste réalise une œuvre magistrale, d’une beauté époustouflante, et appuyée sur un travail de mise en scène d’une cohérence folle avec son sujet. Le format déjà. Pour illustrer le sentiment d’enfermement de Faust dans sa simple condition d’homme (condition qu’il refuse, origine de ses maux, ne voyant pas justement en cette simplicité la voie vers la liberté et le bonheur), pour montrer sa claustrophobie de l’existence mortelle et sa quête désespérée et forcément vaine d’un "mieux", d’un "plus", d’un absolu du sens, Sokourov propose son film dans un format 1:33 étriqué tel qu’on n’en voit plus sur grand écran depuis longtemps. Dans ce cadre carré, resserré, les personnages n’ont pas la place de se déplacer librement et ne cessent de se bousculer, de s’entrechoquer. Le format de l’image détermine l’espace de vie des personnages, le hors champ n’existe plus. Il leur faut alors se serrer et forcer le passage pour ne franchir qu’une porte… Ce sentiment d’enfermement peut contaminer le spectateur, qui peut avoir parfois du mal à trouver des respirations au milieu de cette densité: c’est le prix d’une mise en scène exigeante, intelligente et cohérente. Il me faut aussi parler du travail prodigieux, jamais gratuit, que le cinéaste réalise sur l’image. Dès l’arrivée de Faust dans l’antre de Mauricius, l’image se déforme: le Diable déforme la réalité, déforme l’image, il est le maître de l’illusion et déjà, Faust flotte dans un entre-deux monde… Rien ne résiste aux distorsions qu’impose le Malin, pas même le corps de celui-ci, amas informe de chaire molle, où le sexe, sexe de garçonnet, est positionné au-dessus des fesses. Comme à son habitude, Sokourov travaille l’image comme un peintre, et si on retrouve ici Caspar David Friedrich et Herri met de Bles dans les extérieurs, c’est bien Rembrandt qui est constamment convoqué dans les intérieurs, aux côtés de Vermeer, ou encore, de David Teniers… Les nuances de gris, d’ocre et de brun sont déclinées sur des palettes d’une richesse exceptionnelle, dans une lumière en clair-obscur incroyable, avec cette omniprésence du vert qui rappelle le travail sur la couleur déjà réalisé pour «Moloch» (une tétralogie à la forme circulaire disais-je, nous retrouvons donc ici le vert du volet initial, tout comme nous retrouvons la langue allemande…). Quant au son, il est étouffé, pas toujours très clairement audible, ce qui donne l’impression d’un film en sourdine et augmente la sensation de confinement. Les dialogues sont très présents, envahissants même, si bien qu’ils deviennent une sorte de musique d’accompagnement du film, soulignée par des aboiements récurrents de chiens et la musique lancinante d’Andrey Sigle. Cette musique d’accompagnement assez étouffante trouve son sens profond dans le contraste qu’elle créé avec les moments de silence, qui deviennent alors saisissants de solennité, et absolument magiques. On notera à cet égard deux des plus belles séquences vues au cinéma depuis des années et qui se répondent en miroir (encore cette réflexion du film): un bain de lumière et d’amour suivi d’un bain de ténèbres et d’amour… «Faust» est un film exceptionnel, dont on ne fait que commencer à sonder et à explorer les infinies richesses. Chaque scène est chargée de sens, que ce soit du point de vue du travail d’adaptation littéraire (Sokourov a manifestement réalisé un gros travail de lecture, presque d’exégèse, de l’œuvre de Goethe), du point de vue politique et historique, du point de vue religieux et spirituel, le tout traité sous une forme poétique admirable… Une œuvre imposante qui n’a d’ailleurs peut-être pour seul défaut que sa grandeur écrasante, son intimidante stature de film somme (stature que le cinéaste s’efforce pourtant d’adoucir par l’humour, le burlesque et le grotesque). On reparlera, pour sûr, de ce «Faust»… 

[4/4]     

lundi 18 juin 2012

« Obsession » de Brian De Palma (1976)


Une sorte de pâle remake avoué du «Vertigo» de Hitchcock (avec également des clins d’œil nombreux à «Rebecca» et «Marnie»), par un cinéaste spécialiste de cet exercice, et qui nous montre que déjà, en 1976, le cinéma américain tournait en rond, incapable de se réinventer ou de se questionner. Cette tendance s’est dramatiquement poursuivie jusqu’à aujourd’hui, où il suffit désormais de regarder les films à l’affiche de nos salles de cinéma pour se rendre compte que le cinéma américain ne produit plus que des remakes, remakes officiels ou officieux, signe de sa mort clinique. Donc après avoir vu le grand film d’Hitchcock en salles, De Palma, accompagné de son scénariste, écrit une trame très proche de celle de «Vertigo» : un homme perd sa femme de manière tragique et croit ensuite la retrouver quelques années plus tard, tombant dans un piège machiavélique. Formellement également, De Palma s’inspire très largement de l’univers d’Hitchcock, reproduisant directement certains effets visuels du maître (comme le travelling circulaire de «Vertigo» autour du couple), créant une ambiance feutrée par l’utilisation abusive des flous et de la lumière diffuse (en respect aux règles formelles très vilaines de l’onirisme hollywoodien) et en recrutant même le célèbre compositeur attitré de Hitchcock, Bernard Herrmann. De Palma reprend tous les ingrédients du film hitchcockien et réalise un film qui est comme un surlignage, une mise en avant des quelques petits défauts du film originel, ici totalement exacerbés. Si «Vertigo» n’est pas, à mes yeux, l’un des chefs d’œuvres de Hitchcock (ça reste un très grand film toutefois), c’était déjà parce qu’il s’agissait du film le plus hollywoodien du cinéaste, un film où chaque émotion était soulignée à grands coups de musique pompeuse, où Hitchcock se laissait aller, sans le recul ou même l’ironie qu’il prend ailleurs, à une certaine mièvrerie sentimentale, donnant lieu à des scènes de romance assez indigestes. Ici, chez De Palma, il ne reste plus que ça, il ne reste plus que les défauts. «Vertigo» souffrait légèrement d’une musique trop appuyée? De Palma inonde littéralement son film de la musique toujours aussi lourde de Herrmann (ah ces grands envolées de cordes lorsque les personnages jouent à bisou-bisou !...), si bien que l’on peut dire que celle-ci pollue totalement le film. Trop de romance dans «Vertigo»? Ce n’est rien face au sentimentalisme ringard de De Palma… On frôle très souvent le ridicule dans «Obsession», et on fait même plus que le frôler avec la reprise du travelling circulaire hitchcockien lors de la séquence finale dans l’aéroport. Si le scénario de «Vertigo» était l’un des points forts du film, en étant incroyablement ciselé et génialement tortueux, celui d’«Obsession» se révèle très poussif, très peu crédible, bourré d’incohérences et en plus, ce qui est dramatique pour un film qui mise lourd sur sa chute finale, totalement prévisible. Ce n’est pas le jeu lamentable des acteurs qui permet de rehausser le niveau, ni les effets de mise en scène pathétiques que le cinéaste tente de multiplier, pensant peut-être qu’il suffit d’oser pour réussir là où Hitchcock reste l’un des plus grands. «Obsession» est un petit film de rien du tout qui ne peut en aucune façon être comparé à son illustre prédécesseur (de 20 ans tout de même) et dont le titre ne traduit finalement que l’obsession d’un cinéaste pour son maître. Une obsession cinéphilique qui se laisse regarder cependant dans ce qu'elle éveille en nous de mémoire cinématographique.   

[1/4]

mercredi 13 juin 2012

« Medea » de Lars von Trier (1988)


«Medea» est un téléfilm réalisé en 1988 par Lars von Trier pour la télévision danoise, sur la base du script écrit par Carl Theodor Dreyer, script que le "maître" (dixit von Trier en préambule du film) n’eut jamais l’opportunité de porter à l’écran. De part son statut de téléfilm, «Medea» n’est pas souvent cité dans la filmographie du cinéaste et reste un film rare, peu vu et peu commenté. C’est fort dommage tant cette adaptation cinématographique de l’épisode de la vengeance de Médée constitue l’un des plus beaux films de von Trier, et est une œuvre qui se révèle rétrospectivement comme d’une importance capitale dans la filmographie du cinéaste, faisant apparaître pour la première fois dans son cinéma cette figure récurrente de la femme martyr. En ce sens, «Medea» annonce toutes les héroïnes futures du cinéma de von Trier, depuis la Bess de «Breaking the waves» jusqu’à la Justine de «Melancholia», en passant par la Selma de «Dancer in the dark» et la Grace de l’immense «Dogville». A y regarder de plus près, le personnage de Médée apparaît même comme la clé de voûte de tout le cinéma de von Trier, la source d’inspiration première et évidente du cinéaste pour la grande majorité de ses films : la plupart de ceux-ci ne sont finalement que des variations sur les thèmes particulièrement sombres de la légende de Médée. Réalisé en plein milieu de la trilogie «Europe», entre «Element of crime» et «Europa», «Medea» est très emblématique du travail extraordinaire que le cinéaste mène alors sur l’image cinématographique, un travail extrêmement innovant de recherche formelle. Que ce soit au niveau de la photographie et des éclairages, de la mobilité de la caméra, des angles de prise de vue, du montage dynamique, du traitement du son, et des nombreux effets visuels (surimpression, transparence, etc), le cinéaste déploie un langage cinématographique d’une grande richesse, langage qui permet de créer des impressions poétiques remarquables. En cette fin des années 80, von Trier s’impose définitivement, avec le cinéaste russe Sokourov (il serait intéressant, et ce n’est pas la première fois que je me fais la réflexion, d’étudier les similarités entre les films contemporains de ces deux cinéastes et de voir par exemple comment ce «Medea» est proche du «Sauve et protège» de Sokourov), comme le plus grand expérimentateur des formes cinématographiques alors en activité. «Medea» traduit une inventivité de la mise en scène et une richesse visuelle vraiment stupéfiantes. Certains plans aériens des herbes balayées par le vent rappellent la beauté de certaines images marquantes vues chez Paradjanov ou des superbes plans picturaux du «Mère et fils» de Sokourov (décidément!). Malgré cette démonstration technique et esthétique de chaque plan, le film n’apparaît jamais comme un vain exercice d’expérimentation formelle (comme le sera un peu «Europa» justement). Ici, le cinéaste ne s’amuse pas à bricoler des plans originaux. Toute la mise en scène du film est au service d’une impression poétique d’ensemble, très ténébreuse, qui fait de ce «Medea» un poème poignant sur la souffrance et le sacrifice. Il s’agit à n’en point douter du film le plus poétique de son auteur, dans un registre élégiaque que l’on ne retrouvera plus chez lui par la suite. Je pourrai encore m’extasier sur la beauté des paysages, sur la manière dont le cinéaste magnifie les éléments (superbe séquence dans le brouillard, brume balayée par le vent, mer, feu qui illumine les entrailles de la terre, etc…) mais je laisse au spectateur le plaisir de la découverte de ce bijou, plus beau encore que le déjà remarquable «Element of crime». La fin du film, terrible, est totalement bouleversante et nous laisse sous un double choc esthétique et émotionnel. Un petit chef d’œuvre.      
      
[4/4]

dimanche 10 juin 2012

« Judex » de Georges Franju (1963)


«Judex» est un film hommage de Georges Franju au sérial muet du même nom réalisé un demi siècle plus tôt par Louis Feuillade. Franju cherche à traduire un certain esprit du feuilleton muet, mais le cinéaste peine à donner de l’intérêt à sa démarche. Par exemple, pour nous rappeler qu’il réalise un hommage à un film muet, Franju glisse dans son film quelques cartons complètement inutiles et superflus… Le cinéaste n’a donc pas de plus riches idées de mise en scène? L’hommage de Franju n’apporte rien, ne sert à rien (à part peut-être au cinéaste à se faire plaisir), celui-ci se contentant de citer bêtement, en pastichant. Très vite, passée l’illusion de la scène du bal, on en vient à vouloir couper le film pour retourner à la source originale, déjà un peu faiblarde et qui était marquée par une légèreté de ton qui faisait perdre sa complexité au cinéaste de la série «Les Vampires»,... Malgré tout, la petite ritournelle de Maurice Jarre, le visage angélique d’Edith Scob qui nous rappelle que Franju est le réalisateur du très beau «Les yeux sans visage», et puis le jeu absolument ridicule des comédiens, qui nous décroche deux ou trois sourires, maintiennent suffisamment éveillée notre curiosité pour tenir jusqu’au bout. Mais que ce film est anecdotique!... Je vais encore recevoir les foudres de ceux qui considèrent Franju comme un incontournable artiste du cinéma français, mais «Judex» n’est pour moi rien de plus qu’une petite comédie franchouillarde, à peine divertissante. Le scénario se résume au combat manichéen entre un gentil justicier (campé par un improbable Franck Dubosc américain, lisse comme un fond de lavabo) et une méchante "catwoman" avec, au milieu, une angélique jeune femme à la robe immaculée (Edith Scob, donc). Jamais les personnages ne font preuve de la moindre épaisseur ou de la moindre complexité. Ils sont désincarnés, caricaturaux, ridicules. Alors je sais, on va me répondre que ce n’est pas l’intérêt de ce film, qui joue uniquement sur la succession haletante des rebondissements, et doit se regarder comme un épisode de James Bond. Mais personne ne prétend que les aventures de 007 sont des chefs d’œuvres du cinéma, des grands films représentatifs d’une haute vision artistique du 7ème art! Alors pourquoi en est-il différemment de Franju? Ca reste pour moi une énigme (encore une fois, si on excepte «Les yeux sans visage», qui apparaît finalement comme un accident dans la filmographie du cinéaste). On ne retiendra qu’une scène de ce «Judex» qui fonctionne vraiment : celle du bal, débutant par ce plan étrange et poétique sur le masque de volatile du justicier, fort réussi (bravo au costumier), et s’achevant par la mort mystérieuse du banquier Favraux. Il y a là un mélange d’ingrédients (la musique de Maurice Jarre, l’étrangeté de ces masques inquiétants, la tension dramatique, la magie inexpliquée de la mort du banquier, etc…) qui en font un moment réellement beau. Mais une scène ne fait pas un film. La suite ne sera que succession absurde de rebondissements improbables, entre la comédie de Louis de Funès, le petit nanar d’espionnage (ah, les bruitages lors de l’ouverture des passages secrets! Dignes de «La soupe au chou»!) et les aventures de Fantômette… Un mélange kitch explosif qui atteindra la quintessence du ridicule dans le dernier film du cinéaste, un nanar de haute couture, «Nuits rouges». Non, décidément, Franju, ce n’est pas pour moi.

[1/4]

jeudi 7 juin 2012

« Haut les mains » (Ręce do góry) de Jerzy Skolimowski (version de 1981)


Quel film déconcertant et décoiffant! «Haut les mains» est une sorte de cri de révolte totalement désespéré, d’une liberté folle (liberté de fond et de forme). C’est certainement cette liberté impertinente, presque insolente, qui poussa les autorités polonaises à censurer le film pendant près de 15 ans. En 1981, lors de la sortie officielle du film, Skolimowski y rajouta un prologue de 25 minutes, en guise de réponse à la censure qu’avaient subi l’œuvre et son auteur. C’est de cette version du film dont je vais parler ici, tant ce prologue constitue un petit morceau de cinéma d’une richesse exceptionnelle, qui donne encore plus d’éclat au film original, déjà stupéfiant. Commençons donc par cet extraordinaire prologue, qui peut à lui seul justifier le visionnage du film. Sur le très approprié «Kosmogonia» de Penderecki, Skolimowski monte des images sans lien apparent entre elles et dont l’enchaînement semble fonctionner selon une logique poétique proche de l’association d’idées. Il s’en dégage une impression incroyablement saisissante, d’une grande noirceur, et qui traduit l’inquiétude terrible du cinéaste sur la situation de son pays, la Pologne, dont il annonce très clairement, par des inserts d’image de la ville de Beyrouth détruite par la guerre, la destruction à venir. Mais la manière même dont le cinéaste conjugue des images empruntées à différents lieux et différentes époques permet à cette impression de s’élargir et d’accéder à l’universel. Et c’est alors à une variation sur l’apocalypse que finit par conduire cet hallucinant morceau de pur cinéma, d’une stupéfiante modernité cinématographique. Puis l’image passe de la couleur au noir et blanc, et nous voilà ramenés dans le film original de 1967. Le scénario du film est un prétexte et une parabole : un groupe d’amis, étudiants en médecine, se rend on ne sait trop où à bord d’un train de marchandises. Ce trajet, qui semble clandestin, est entrecoupé de flashbacks sur leur vie d’étudiants à l’époque stalinienne. «Haut les mains» apparaît comme une charge politique sévère contre cette société de consommation qui émerge en Europe et qui ne fait que prendre la suite de la dictature stalinienne. L’une suit l’autre, semble nous dire Skolimowski qui nous montre qu’il n’y a pas d’évolution, pas d’émancipation, pas de libération dans ce nouveau monde qui se met en place. Le train dans lequel sont montés les personnages revient, à la fin du film, à son point de départ : nous tournons en rond, "emplâtrés" littéralement dans le marasme d’une société vidée de sens, liberticide, sans hauteur d’âme, sans profondeur spirituelle et sans valeurs morales… En plaçant son film hors contexte, le cinéaste ne se contente pas seulement d’attaquer le stalinisme des mentalités et des esprits, encore bien présent dans les années 60, comme l’ont rapporté les critiques à la sortie du film. Skolimowski anticipe sur l’avenir de la société et du monde, place son propos sur une échelle intemporelle qui lui donne une nuance profondément désabusée. Si l’humour est bien présent dans le film, qui est même construit comme une succession de gags absurdes, c’est plutôt à une clownerie désenchantée que ressemble au final «Haut les mains». Formellement, le film se présente dans un superbe noir et blanc et fait preuve d’une certaine audace formelle (la surexposition "sale" des flashbacks, avec ces blancs brûlés) mais surtout narrative (Skolimowski atteint ici l'apogée de la radicalité cinématographique vers laquelle semblaient tendre ses premiers films). Il se dégage de ce film une énergie folle et totalement débridée, qui peut parfois aboutir à une certaine confusion. Le film est parfois à deux doigts de basculer dans un délire difficile à suivre, et l’opacité apparente de l’ensemble pourra rebuter certains spectateurs. Ce serait se priver d’un grand film… A réserver donc pour les moments de plus grande disponibilité.    

[3/4]     

samedi 26 mai 2012

« Take Shelter » de Jeff Nichols (2012)


Totalement anecdotique. Il est remarquable, une fois de plus, de constater comment, lorsqu’un cinéaste américain s’empare d’un sujet intéressant (je vais y revenir), il le vide de toute sa potentielle richesse, le transformant en une soupe populaire (dans le mauvais sens du terme) de plus, vidée de toute intelligence, de toute poésie, de toute profondeur, de toute beauté. Et je ne parle pas ici du cinéma dans son acception technique, je ne parle aucunement de mise en scène. On sait bien que les américains ont abandonné depuis longtemps cette vielle antienne artistique ressassée par ceux qui aiment à "se prendre la tête" (voir en ce moment les commentaires de la presse cannoise dès qu’il est question de mise en scène)… Jeff Nichols filme, non pas avec simplicité, mais avec académisme. Sa mise en scène, sinon inexistante, est totalement formatée : jamais il n’ose le moindre écart, la moindre expression d’une patte un temps soit peu personnelle. Nichols reste par ailleurs fidèle à cette tradition hollywoodienne qui consiste à user toujours à grand renfort d’une musique cavalière et pompière pour souligner la moindre émotion, le moindre regard révélateur, le moindre petit embryon de tension dramatique. C’est fatiguant... Cela nous vaut des scènes à la limite du supportable. On notera celle, emblématique du vide intrinsèque qui sous-tend l’ensemble du film, où il est question d’ouvrir une porte. Peut-être 10 minutes d’un jeu sur les nerfs du spectateur, jeu qui relève vraiment de la torture, jeu totalement gratuit et injustifié par ailleurs (si ce n’est pour prolonger la durée d’un film qui, vidé de ce qui ne sert à rien, serait classé dans la catégorie des courts métrages), pour savoir si le personnage va ouvrir la porte de son abri : "- Ouvre la porte. – Non, je ne peux pas, ouvre-là toi. – Non, c’est à toi de l’ouvrir. – Mais je ne peux pas. – Fais-le pour nous."… Et là, je résume à outrance, sans tenir compte des longues minutes de silence (enfin c’est une façon de parler, n’oublions pas la musique qui nous rappelle que c’est tendu) qui égrènent chacune de ces répliques… Bref, Nichols n’est pas ce que j’appelle un cinéaste, c’est à dire un artiste. Je m’y attendais, alors passons. Je reviens sur l’enjeu du film, qui lui, aurait pu être prometteur. Pour faire simple, un homme, hanté par des cauchemars et envahi par des visions d’une tempête apocalyptique dont la pluie huileuse rendrait les hommes fous, décide d’agrandir l’abri anti tornade de son jardin, au prix de sa ruine financière et de son isolement social. Forcément, il est considéré comme fou par ses voisins et ses proches, moins par sa femme, qui cherche à l’aider et qui fait preuve d’un véritable amour envers lui. Mais lui ne peut pas agir différemment qu’en suivant ce qui dépasse la simple intuition mais relève plutôt de la prescience. Le cinéaste aborde ici un sujet assez fort, très emblématique des tourments et des angoisses actuels de la civilisation occidentale, confrontée à des crises qui menacent de l’anéantir. On pense bien sûr à la crise écologique et l’épuisement des ressources premières qui constituent une catastrophe potentielle qui peut s’avérer chaotique dans une société au fonctionnement extrêmement complexe, devenue totalement dépendante du pétrole, et peuplée d’individus ayant atteint un degré d’hétéronomie sans précédent historique. Mais le fait qu’il y ait bien d’autres crises ainsi structurelles, et non pas seulement conjoncturelles, conduit naturellement à un intense malaise civilisationnel, malaise renforcé et accentué par le fait important que cette civilisation n’est plus, aujourd’hui, porteuse de sens. Ce malaise se traduit dans le cinéma par cette vague de films plus ou moins vaguement apocalyptiques qui envahit nos écrans, et dont le plus illustre représentant reste certainement le «Melancholia» de Von Trier (qui fait beaucoup d’ombre à ce «Take Shelter»). Nichols, lui, s’avère incapable d’offrir un peu de consistance à son propos. Certainement inspiré par la mouvance survivaliste (très importante aux USA), le cinéaste est impuissant à en traduire la complexité et à poser la question intéressante de la pertinence d’une certaine paranoïa. Ce n’est sûrement pas en donnant raison à son héros, dans une scène finale largement téléphonée, que Nichols pousse le spectateur à une quelconque réflexion. Même sans proposer une certaine qualité artistique, qui semble désormais hors d’atteinte outre Atlantique, «Take Shelter» aurait pu être un divertissement pertinent, capable d’interroger sur les angoisses d’une époque et de donner naissance à l’une de ces belles figures cinématographiques oscillant indistinctement entre grande sagesse et profonde folie, figures immortalisées notamment par Kiichi Nakajima du «Vivre dans la peur» de Kurosawa ou le Domenico de «Nostalghia» (toute proportion gardée par ailleurs dans la comparaison). Au lieu de ça, «Take Shelter» n’est qu’un film catastrophe platement psychologisant, incapable de s’extraire de son fumier hollywoodien.

[0/4]      

mardi 22 mai 2012

« La chasse » (Jakten) de Erik Løchen (1959)


Le cinéma norvégien, pourtant totalement invisible sur la carte mondiale du 7ème art, cache lui aussi quelques trésors oubliés. «La chasse», réalisé par Erik Løchen en 1959, est une petite perle méconnue qui, resituée dans son époque, constitue même une œuvre d’une modernité cinématographique confondante. Cette modernité se traduit par une grande inventivité narrative. Løchen multiplie les niveaux de narration et fait appelle à une palette impressionnante d’effets de mise en scène : voix off d’un narrateur omniscient, monologues intérieurs des personnages, personnages s’adressant directement à la caméra et au spectateur, séquences oniriques et construction du film en flashbacks… L’audace formelle remarquable du film permet de donner à cette histoire très simple et déjà vue (un banal triangle amoureux) une densité surprenante. Au premier niveau de lecture du film, Løchen dresse le portrait de personnages animés par des pulsions assez archaïques: deux hommes qui mènent un combat de virilité pour posséder une femme, désireuse de maternité, qui se laisse facilement séduire par celui qui s’avère capable de lui offrir un enfant. On ne parle donc pas beaucoup de sentiments amoureux dans «La chasse», et le film fuit même tout romantisme. C’est un film assez austère et froid (le jeu des acteurs, sans atteindre au modèle bressonien, n’en demeure pas moins assez plat), impression renforcée par l’aridité des paysages nordiques, qui invite à chercher au-delà de l’intrigue à proprement dite les clés de compréhension et les pistes de réflexion. Løchen va même jusqu’à mettre en scène les interrogations du spectateur sur l’intrigue qui se noue en filmant le public faisant irruption dans le film pour demander des éclaircissements aux personnages. Le cinéaste double ainsi le spectateur dans ses propres questionnements pour lui signifier que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut qu’il s’interroge. «La chasse», par son remarquable travail de distanciation hérité de Brecht, est un film qui questionne ainsi directement le statut du spectateur et son rôle (actif, nous dit Løchen) dans l’œuvre qu’il voit. La mise en scène très riche du film (mais une richesse qui n’implique aucune pesanteur, aucune volonté démonstrative) fait toujours sens : elle questionne la manière de faire du cinéma et de raconter une histoire, en lui ouvrant de nouveaux possibles, mais elle est aussi au service de la riche exploration psychologique des personnages. Le cinéaste pousse même la complexité de la mise en scène en nous offrant un twist final qui enrichit considérablement le personnage féminin, jusque là sans épaisseur, prévisible et superficiel. Le cinéaste déjoue ici habilement, avec 50 ans d’avance, les critiques que les spectateurs d’aujourd’hui ne manqueraient pas de faire sur sa vision dépassée de la femme… Les qualités visuelles du film, taillé dans un magnifique noir et blanc très contrasté révélant toute la beauté de la toundra norvégienne, ainsi que la richesse et la diversité des outils de mise en scène que l’on y trouve rappellent immanquablement le cinéma contemporain de Bergman. En raison du triangle amoureux à l’origine de l’histoire du film, «La chasse» est souvent considéré comme une sorte de «Jules et Jim» nordique. Ne vous méprenez pas sur cet effet d’accroche à l’envers (cela pourrait inciter les authentiques amateurs de cinéma d’art à s’abstenir de visionner le film). Non, le cinéma de Løchen n’a rien à voir avec la platitude, l’académisme et la démagogie puante du cinéma de Truffaut, ce grand imposteur de l’art cinématographique. Il faut plutôt regarder du côté de Resnais («L’année dernière à Marienbad» surtout), Godard, Robbe-Grillet («L’homme qui ment») ou Bergman donc, pour trouver des référents cinématographiques comparables. Et lorsqu’on regarde de plus près l’année de réalisation du film, qui devance la plupart des premiers grands films des auteurs précités, on peut se dire qu’il serait assez bienvenu de réévaluer la place de ce cinéaste méconnu dans la trajectoire du cinéma moderne.

[3/4]

vendredi 27 avril 2012

« Val Abraham » (Vale Abraão) de Manoel de Oliveira (1993)


Avec «Val Abraham», Manoel de Oliveira propose une adaptation magistrale de «Madame Bovary», transposée dans le Portugal contemporain. Il s’agit, à ma connaissance, du plus grand film inspiré du roman de Flaubert qui n’ait jamais été tourné. Le cinéaste réalise l’exploit de filmer un drame sur l’impossible amour romantique sans la moindre once de pathos, de débordements sentimentalistes, d’effusions émotionnelles ; une dédramatisation que le cinéaste parvient par ailleurs à mettre à profit sans froideur ni rigidité. Il trouve ici, dans la modestie et la sincérité de son approche, un équilibre absolument remarquable. Par l’humilité de son regard, Oliveira réussit à traduire toute la complexité des êtres avec bien plus d’acuité que s’il avait porté sur eux un jugement, aussi persévérant soit-il. De même, il parvient à filmer avec une grande pudeur le désir sexuel, sans jamais montrer à l’image un geste ou une attitude explicites. Il se dégage de l’ensemble une apaisante douceur, une grâce remarquable, caractéristiques du regard tendre et bienveillant que Oliveira porte sur les personnages qu’il filme (il adoucit considérablement les personnalités des protagonistes du roman de Flaubert). Cette infinie délicatesse trouve son apogée dans la grande épure et la grande simplicité avec lesquelles il filme la mort de son héroïne. Cette mort est d’abord préparée bien en amont, à la fois par notre connaissance préalable du roman de Flaubert, par les deux mises en garde que Ema a reçu dans le film sur l’instabilité des planches pourries du ponton, et par ce superbe mouvement d’appareil, le seul du film, au milieu des orangers, et qui nous montre que déjà, Ema n’a plus les pieds sur ce monde. Le film est par ailleurs bercé par les 5 clairs de lune de Beethoven, Debussy, Fauré, Schuman, et Chopin, qui apportent un certain élan lyrique au film. Manoel de Oliveira se révèle ici comme un très grand metteur en scène. Dans les cadrages, dans l’utilisation habile de la voix off et sa synchronisation ou désynchronisation par rapport à l’image, dans l’utilisation pertinente du champ/contre champ, dans le découpage du film en blocs temporels qui se ramifient tous à une vision poétique d’ensemble, Oliveira fait preuve d’un talent très aigu du sens de la mise en scène. Cette mise en scène très riche est au service d’un vaste propos, aux ramifications multiples, qui dépasse largement la trame narrative du roman de Flaubert. Derrière la légèreté apparente du film, qui n’est qu’une façade, une vitrine accueillante et apaisante, se révèle progressivement, et longtemps encore après la projection, une formidable richesse thématique. Au-delà d’une grande justesse et d’une grande finesse dans la peinture de la vérité des personnages (le film est fidèle en cela aussi à la vision de Flaubert), «Val Abraham» est un film qui soulève des questions aussi essentielles et multiples que le rapport entre la sexualité et la religion, la confrontation du romantisme face à la libéralisation sexuelle, l’importance de la tradition et son rôle dans la modernité, la libéralisation économique et culturelle d’une nation et d’un peuple et ses répercutions sur les métamorphoses du travail (c’est un film politique)… Oliveira porte un regard très pertinent, dans sa particularité à pousser à l’interrogation et à la réflexion, sur la notion de progrès, qui, pour le plus grand malheur du monde, n’est plus questionnée… «Val Abraham» est non seulement le meilleur «Madame Bovary» du cinéma, mais c’est aussi, tout simplement, un immense chef d’œuvre.
            
[4/4]     

jeudi 26 avril 2012

« Sauve et protège » (Spasi i Sohrani) de Alexandre Sokourov (1989)

«Sauve et protège» est un film déroutant, qui laisse perplexe. Sokourov a réalisé là une transposition caucasienne très étrange du plus célèbre des romans de Flaubert, «Madame Bovary». Très étrange par son rythme insaisissable, très étrange par les différents décalages (de l’image, du son) que Sokourov introduit volontairement dans son film, très étrange par le jeu halluciné de l’actrice principale… Cette étrangeté est à la fois la qualité du film, car elle fait toujours sens du point de vue de la mise en scène et est presque systématiquement l’occasion de véritables trouvailles cinématographiques et visuelles, et à la fois son défaut, car il faut bien avouer que l’on a parfois du mal à ne pas succomber à un certain ennui. Le film est théoriquement très bon, regorge d’idées de mise scène, est parfois visuellement subjuguant, mais reste pourtant un film raté pour un maître tel que Sokourov, comme s’il y manquait le ciment qui aurait permis d’assurer la cohésion de l’ensemble et de véritablement porter un film qui ne cesse de se dérober. Mais il faut cela dit souligner la vision toute personnelle et très singulière que Sokourov nous offre de Emma Bovary, parvenant à dresser le portrait poétique d’un personnage féminin totalement décalé, qui n’est jamais en phase avec le monde qui l’entoure, et qui ne parviendra jamais à trouver le sens de sa vie et de rencontrer son destin. Ce décalage de Emma est dès le début manifeste par l’usage qu’elle est la seule à faire de la langue française. Ce jeu sur la langue permet à la fois d’isoler et de différencier le personnage. Plus le film avance, et plus Emma s’exprime en français, creusant ainsi un peu plus le fossé qui la sépare du monde. Son jeu imprévisible (elle peut murmurer et hurler dans la même phrase, ce qui peut parfois agacer le spectateur qui devra par moment tendre sérieusement l’oreille) révèle le trouble psychologique profond dont elle souffre, un mélange d’hystérie et de syndrome de personnalités multiples. Ces multiples personnalités qui cohabitent en elle seront la source d’une des plus belles idées du film : le mari d’Emma offrira un enterrement distinct à chacune de ces personnalités qu’il inhumera séparément, par l’emboîtement de 3 cercueils fabriqués avec des matériaux différents. Comme il en a fait preuve avec encore plus de talent dans d’autres films, Sokourov continue ici de travailler la matière de l’image cinématographique proposant quelques plans remarquables en jouant notamment des anamorphoses ou des dissonances de perspectives. «Sauve et protège» n’est pas l’un des plus grands films de Sokourov, mais reste une expérience cinématographique à laquelle on pardonne aisément son caractère disharmonieux et ses petits défauts, car ceux-ci sont en parfaite cohérence avec la vision que l’auteur a du personnage inventé par Flaubert, et qu’il cherche à nous transmettre. Pour dresser le portrait poétique d’une Emma Bovary en décalage avec le monde, fascinante et repoussante dans le même mouvement, Sokourov ne pouvait faire, s’il voulait rester fidèle à sa vision, qu’un film décalé, séduisant et repoussant en même temps.    
  
[2/4]     

mercredi 18 avril 2012

« Eyes wide shut » de Stanley Kubrick (1999)

Plus de 10 ans après la sortie du dernier film controversé de Stanley Kubrick, repenchons-nous sur cette œuvre mal aimée, car, principalement, très mal comprise. La plupart des commentateurs en effet y ont simplement vu une adaptation plus ou moins fidèle du roman d’Arthur Schnitzler et leur lecture du film s’est arrêtée à la lecture du portrait psychologique d’un couple bourgeois. A ce niveau effectivement, «Eyes wide shut» n’est pas un grand film sur la jalousie et le désir ou, tout au moins, un film qui n’est pas à la hauteur de ce qu’on était en droit d’attendre du réalisateur de «2001, l’odyssée de l’espace». C’est que le film joue sur un autre niveau, nous dit autre chose, et le roman de Schnitzler n’est que le prétexte narratif, la trame autour de laquelle le cinéaste a brodé son œuvre la plus noire et la plus critique de la société moderne (son œuvre la plus politique également). Car «Eyes wide shut» est un film incroyablement violent sur la désacralisation du monde, l’effondrement de la spiritualité, et même de l’humanité, dans cette société moderne qui a remplacé Dieu par l’argent. Il est intéressant d’ailleurs de noter comment Kubrick a scrupuleusement supprimé toutes les références à la religion présentes dans le roman. Dès la première phrase du film, le ton est donné : "Où est passé mon portefeuille?". Tout le reste du film sera ainsi marqué par une omniprésence du rapport marchand et de l’argent, jusque dans les moindres petits détails (comme la fille du couple qui étudie les maths en apprenant à calculer des prix). Le choix de Kubrick pour ces deux comédiens (dont l’un des représentants mondiaux de la scientologie), alors totalement starisés et à la une de toute la presse "people", n’est donc pas anodin, et on peut même y voir le plaisir sadique du cinéaste de faire jouer ce couple contre lui-même, pour dénoncer ce qu’il représente dans la vie réelle (le culte de l’argent et du paraître). Cette désacralisation du monde est rendue esthétiquement par le travail insensé que le cinéaste a réalisé sur la lumière et les éclairages. Cette lumière éblouissante, envahissante, tapageuse n’est là que pour masquer le grand vide d’une humanité esseulée et névrosée, et le néant spirituel dans lequel sombre le monde. La démonstration esthétique du film, cette beauté si provocante (cette impression que l’argent coule littéralement et dégouline sur les murs lors de la séquence du bal) relève de l’outrage et révèle ainsi qu’elle n’est qu’artifice, faux. Cette lumière omniprésente est la lumière de Lucifer (le "Porteur de lumière"). L’argent est devenu Dieu et l’époque est au culte de Mammon. Et c’est là que le propos de Kubrick est puissant et intéressant car le cinéaste ne se contente pas de filmer la disparition de Dieu dans un monde matérialiste et d’argent (comme tant de cinéastes l’ont parfois brillamment fait), il montre que Dieu est remplacé par une autre idole qui ne dit pas son nom et qui est Satan. «Eyes wide shut» est un film sur une époque sataniste, notre époque, car, comme nous le rappelle Jacques Ellul, Mammon est une partie de Satan, l’une de ses manifestations, un moyen de le définir. Et ne dit-on pas de Satan qu’il est séduisant? Tel est le sens profond de l’esthétique très léchée du film, qui ne se limite pas au travail de la lumière mais qui comprend également un riche traitement du son, de la musique certes, mais aussi des voix, qui semblent étouffées (je renvoie ici à la très bonne analyse de Jean Douchet). Cette manifestation de Satan s’incarne dans le film par cette scène centrale, celle de la cérémonie sataniste, que l’on peut lire de plusieurs manières. Il y a bien la lecture psychologique de la séquence qui corrobore alors la vision freudienne du film et qui traduirait de ce fait la manifestation des angoisses et des fantasmes entremêlés de Bill. Mais il faut aussi lire cette séquence au premier degré : Kubrick illustre ici le satanisme des riches élites de pouvoir, sujet dont peu d’artistes ont eu le courage de s’emparer. Car, qu’on le considère du point de vue métaphorique (via le culte de l’argent ou la manifestation de la violence guerrière par exemple) ou du point de vue du réel (le véritable culte de Lucifer), l’élite oligarchique mondiale est bel et bien sataniste. On imagine sans peine que le cinéaste, pour cette séquence d’orgie, s’est inspiré des cérémonies de sociétés secrètes ou semi-secrètes ou de clubs d’influence tels que le Bohemian Grove (le décor et l’univers visuel de cette séquence évoquent en effet fortement le club néo-conservateur américain). Que reste t’il alors aux hommes pour survivre à cette menace, certainement la plus grande qu’elle ai eu à affronter? La réponse de Kubrick est dans le couple, plus fort que l’individu isolé : se retrouver et se reconstruire dans l’amour conjugal simple et pur (tel est la signification de ce dernier mot, "Fuck", qui a tant fait jaser dans les chaumières). «Eyes wide shut» est un film incroyablement noir et pessimiste. C’est aussi un film prophétique d’une certaine manière, et il serait erroné d’y voir une errance du cinéaste, une œuvre mineure. Il s’agit bien au contraire du message le plus fort et le plus puissant que nous ai laissé Kubrick. Une mise en garde face à un danger qui menace de mort l’humanité et qui ne cesse de se révéler, chaque jour un peu plus, aux yeux de tous. Si «Barry Lindon» reste le plus beau film du cinéaste, «Eyes Wide Shut» est, du strict point de vue du sens, le plus grand film de Kubrick. Le cinéaste a laissé là un testament qu’il est nécessaire et important de reméditer, à la lumière de l’actualité mondiale.

[4/4]

« Husbands » de John Cassavetes (1970)

Trois amis proches assistent à l’enterrement de leur quatrième ami. Cette mort précoce est le déclencheur pour ces trois loustics d’une douloureuse introspection sur leur vie, principalement amoureuse et familiale, les conduisant à un malaise existentiel qu’ils épancheront ensemble durant deux nuits et journées consécutives dans le sport, la débauche et le n’importe quoi. Seul l’un d’eux ira au bout de cette fuite en avant, en quittant femme et enfant pour vivre l’aventure à Londres, tandis que les deux autres rentreront groggys dans leur foyer et leur routine quotidienne, prêts à se faire "sonner les cloches" par leurs épouses. Comme toujours chez Cassavetes, mais peut-être plus encore ici, le film repose presque en intégralité sur la performance des comédiens. Le scénario est totalement secondaire et sert de prétexte à la mise en situation des acteurs (la troupe habituelle de Cassavetes) dans des performances que l’on imagine très largement improvisées. Mais l’interprétation (qui n’en est peut-être pas une, les acteurs jouant en très grande partie leur propre rôle) atteint un tel niveau de réalisme et de vérité qu’elle renseigne cependant avec acuité sur l’intériorité de ces personnages, et permet ainsi de dresser un portrait assez représentatif d’une génération de quadragénaires américains, appartenant à une certaine classe moyenne, quelque peu paumés, en quête d’un amour fantasmé, idéal, et cherchant désespérément un sens à leur existence. Alors certes, Cassavetes n’est pas Sinclair Lewis, et est loin d’égaler le talent du dramaturge américain pour décrire la monotonie de cette société moderne américaine et de son désarroi, comparable à celui d’un enfant gâté qui découvrirait la dureté de l’existence. De plus, là où Lewis excelle dans la satyre et la caricature, il n’est pas certain que Cassavetes soit bien conscient, au moment où il réalise son film, de cette portée emblématique de son travail. Peut-être se contente t’il de filmer une bande d’amis comédiens pour le plaisir pur du simple jeu d’acteur, plaisir que l’on retrouve souvent dans les troupes de théâtre. Se rend t’il compte qu’il dresse le portrait d’hommes profondément antipathiques, alcooliques et violents, souffrant de sérieux problèmes psychologiques ou cherchait-il simplement à filmer le malheur sentimental de trois quadras douloureusement confrontés à leur vieillissement? La question est posée mais la réponse importe peu, seul le résultat compte. Et alors oui, il se dégage de «Husbands» une grande vitalité, une énergie et une fraicheur vraiment stimulantes. Quelques passages sont fort réussis (la séquence finale notamment) et la spontanéité de l’ensemble emporte l’adhésion. Mais la méthode Cassavetes montre aussi ses limites dans des scènes à rallonge qui peinent, sur la longueur, à susciter l’intérêt… Ainsi de cette interminable séquence de beuverie et du concours de chant qui peut légitimement finir par agacer. Pour ma part, je ne voue pas une grande admiration à cette façon du cinéaste de découvrir son film au montage, à partir des différentes séquences, des performances de ses comédiens, car cela traduit l’absence d’une vision, d’un élan initial véritablement porteur de sens. C’est un cinéma qui permet de retrouver et de ressentir l’ambiance enthousiasmante d’une troupe théâtrale mais qui, au-delà de ça, n’a, finalement, pas grand chose à dire.

[2/4]

mercredi 4 avril 2012

«Hors Satan» de Bruno Dumont (2011)

Dans les paysages magnifiques de la Cote d’Opale, Bruno Dumont filme un homme mutique, "le gars", et une jeune fille un peu paumée qui le suit, le nourrit et aimerait bien coucher avec lui. Ensembles ils se promènent inlassablement dans la campagne, s’agenouillent devant les pâturages, dans une sorte de recueillement : tandis qu’il semble prier, comme touché par la grâce, elle reste silencieusement à ses côtés, respectueuse des étranges pratiques de son ami, qui est aussi son protecteur. Différents évènements qui animeront la triste tranquillité de ce petit village seront l’occasion de s’interroger sur ce personnage énigmatique : fou ou envoyé de Dieu? Avec «Hors Satan», Dumont réalise un film visuellement très beau, porté par un riche travail sur le son naturel et une mise en scène toute en contrastes. Le cinéaste alterne ainsi plans larges et plans serrés, violences assourdissantes des rafales de vent et silences pesants. Ce mariage des contraires permet de souligner toute l’ambigüité du personnage masculin, à la fois incarnation du mal et figure héroïque à dimension christique. Le film s’inscrit pleinement dans la continuité des films antérieurs du cinéaste et ne fait qu’en prolonger les thématiques et les questionnements en procédant par une certaine épure et une certaine simplification. Le cinéaste est ici moins bavard, et donc en dit beaucoup plus. Mais malgré toutes ces indéniables qualités, ça ne marche pas vraiment, et on reste irrémédiablement à distance. Rares sont les scènes qui éveillent l’émotion, et le film devient une sorte d’objet froid, inerte. Tout y apparaît trop calculé, trop prémédité. Dumont se révèle comme un cinéaste qui a appris sa leçon, un bon élève, mais qui affiche ici son incapacité à devenir maître lui-même. Il récite. Il rejoint en cela le cercle de ces cinéastes prometteurs assommés par leurs références et incapables d’avoir la hauteur d’âme et d’esprit de leurs maîtres. Je pense à des réalisateurs comme Carlos Reygadas («Hors Satan» rappelle par bien des aspects «Japon» et «Lumière Silencieuse», sans en posséder pour autant la poésie et la beauté), Andreï Zviaguintsev ou Nuri Bilge Ceylan. Mais Dumont est aussi le maillon faible de cette génération de cinéastes, n’ayant pas encore réussi à réaliser un "semi chef d’œuvre" comme les autres, et prouvant avec ce film l’impossibilité qu’il y parvienne un jour... L’impression que donne «Hors Satan» est celle d’un cinéaste qui s’est dit, en se levant un beau matin : "Tiens, et si je faisais un film mystique". Mais la mystique impose au préalable une certaine forme de croyance, et ce n’est qu’en s’investissant dans cette croyance, en cherchant à filmer le mystère et l’invisible que naît alors la magie et la poésie qui peuvent conférer une aura mystique à un film. Dumont, lui, ne semble pas beaucoup croire aux mystères qu’il filme. Et comment le spectateur pourrait-il y croire si le cinéaste lui-même n’y croit pas? Il ne suffit pas de se prétendre "mystique" pour l’être, et même au contraire, l’affirmer ouvertement relève plutôt d’une simple posture esthétique. Le mysticisme athée du cinéaste souffre d'un manque cruel de véritable fondement spirituel. Sous la caméra de Dumont, la guérison miraculeuse ou la résurrection deviennent des figures de style, des citations (Dreyer bien sûr) que le cinéaste ne se réapproprie jamais. Dans «Hors Satan», plutôt que de faire naître un certain mysticisme de l’insondable mystère naissant des images, Dumont cherche directement à filmer "du mystique". Entreprise fallacieuse nécessairement vouée à l’échec, et qui fait de «Hors Satan» un film ampoulé qui n’est pas à la hauteur de sa prétention. Un beau film certes, mais sans âme.

[2/4]

mardi 20 mars 2012

« Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne » (The adventures of Tintin : secret of the Unicorn) de Steven Spielberg (2011)

J’ai souvenir, quand j’étais enfant et que je jouais à des jeux vidéos, que des instructions de mise en garde contre l’épilepsie étaient clairement écrites sur les boîtiers des jeux. Il s’agirait je pense d’un devoir de santé publique que d’écrire en gros sur l’affiche du Tintin de Spielberg des mises en garde de même nature… Pour poursuivre le parallèle, évident, avec les jeux vidéos, il y a dans tout jeu vidéo des séquences animées dites séquences "cinématiques", qui viennent ponctuer des passages de niveaux ou qui servent d’introduction ou de conclusion au jeu. «Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne» n’est rien de plus qu’une séquence cinématique du même genre, étirée sur plus d’une heure et demi. L’utilisation du terme "cinématique" signifie t’elle qu’il s’agit pour autant de cinéma? Sûrement pas! Spielberg propose là un spectacle animé qu’il serait urgent, pour la survie du cinéma, de diffuser hors des salles mais là où ce type de divertissement doit trouver sa place : dans des parcs d’attraction. Et question sensation physique, le film n’a rien à envier aux manèges les plus vomitifs de la Foire du Trône! On en ressort avec le même terrible mal de crâne et le besoin quasiment vital de s’isoler dans le silence et le noir, histoire de retrouver un peu ses esprits dans le calme. Tenez-vous bien, Spielberg a réalisé là le film le plus agité qu’il m’ait été donné de voir en se tenant avec une fidélité sans faille à un cahier des charges ne comportant qu’un seul impératif : aucun temps mort. On vit donc la projection du film en apnée, le cinéaste ne nous laissant jamais le moindre instant de répit. A un rythme normal, disons plutôt humain, il faudrait sûrement multiplier par 3 ou 4 la durée du film… Même les séquences de relative accalmie, entre deux scènes d’action survoltée, sont filmées à un rythme démentiel, avec une caméra (peut-on encore parler de "caméra" pour un film de synthèse?) qui trouve toujours prétexte à gigoter en tout sens. Je ne crois pas qu’il y ait le moindre plan fixe (idem précédemment, peut-on encore parler de "plan"?) sur les 1h40 du film… «Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne» est un film qui ne repose que sur un motif : la course-poursuite. Tout le reste (l’émotion ou le scénario par exemple) est totalement accessoire. Même l’humour ne peut plus fonctionner lorsque tous les récepteurs émotionnels et sensitifs ont été préalablement mis en sommeil. L’utilisation de la motion capture, qui nous vaut des personnages aussi expressifs qu’un fond de poubelle, trouve alors effectivement sa pleine justification, puisqu’il ne s’agit plus dès lors que de montrer des images en tant que simples tâches visuelles, des corps déréalisés engagés dans un mouvement perpétuel. Et je passe sur la laideur extrême de l’image, le travail esthétique du film reposant principalement sur l’utilisation de couleurs acidulées qui vont tellement saturer vos rétines que le monde réel pourra vous paraître en noir et blanc à la sortie de la projection… Les "tintinophiles" de tout bord (dont je ne fais pas partie, le monde de la BD m’étant totalement étranger) devraient sortir révulsés d’un tel outrage esthétique à la fameuse ligne claire de Hergé, qui me semblait plutôt correspondre à une certaine économie de moyens… Pour couronner le tout, John Williams vient coller au film une insupportable bande sonore qui ne s’arrête jamais, comme une ritournelle infernale qui ne fait qu’empirer la méchante migraine qui pointe son nez dès les 10 premières minutes… Il faudrait sérieusement s’interroger sur les ravages qu’un tel film peut provoquer sur la jeune cervelle de nos bambins, ravages à mon avis comparables à ceux d'une prise de drogue (combien de neurones en moins à la minute?). Spielberg vient une fois de plus d’exceller dans un exercice dont il est, avec Georges Lucas, le maître incontesté : creuser un peu plus profondément encore la tombe du cinéma... Tout amateur de cinéma d’art en sortira triste, et légèrement déprimé.

[0/4]

mardi 13 mars 2012

« Le marin masqué » de Sophie Letourneur (2012)

Apparemment remarquée par un premier long métrage que je n’ai pas vu (et que je ne verrai pas), Sophie Letourneur rempile illico avec ce moyen métrage parfaitement calibré pour une génération de trentenaires parisiens "adulescents" (comme on dit désormais), que l’on imagine aisément englués dans un embourgeoisement moral et un néant spirituel qui confinent à la pathologie psychologique. «Le marin masqué» raconte la virée de deux jeunes parisiennes à Quimper, le temps d’un week-end, l’une, heureuse en amour, cherchant à faire oublier à l’autre l’échec de sa vie sentimentale. Après avoir recroisé un éphémère amour de jeunesse, la première rentrera à la capitale nostalgique et angoissée quant à l’avenir de son couple, tandis que la seconde aura retrouvé un brin d’entrain. Sophie Letourneur dresse, bien malgré elle, le portrait (fort réussi cela dit) d’une génération atomisée et infantilisée, au style de vie moralement anomique. Lorsqu’on scrute l’insondable richesse et profondeur de l’existence, les petites contrariétés de ces deux ados gâtées ont bien du mal à revêtir la moindre once d’intérêt… Pour ma part, ce naturalisme de bas étage est au cinéma ce que cette nouvelle chanson française, disons à la Bénabar, est à l’art musical : sa forme la plus crasse et la plus pauvre. La réalisatrice cherche pourtant, par tous les moyens qu’elle connaît, à s’écarter du naturalisme plat de son film, par l’utilisation du noir et blanc, d’effets sur l’image (cadre détouré) et par les moyens de la distanciation sonore (voix off). En vain... Au final, elle ne fait que filmer "comme" : comme le Garrel de «La frontière de l’aube» (la qualité de la photographie en moins), couvert d’un jeu sur deux niveaux sonores rappelant le Godard de «Bande à part». Mais contrairement à ces évidentes références, rien dans son film ne justifie une telle stylisation, et le film ne décolle jamais vers autre chose que la pesante trivialité des discussions de ces 2 copines, enfermées dans une petite bulle bourgeoise que l‘on crèverait d’envie de faire éclater… Là où Eustache, dans «La maman et la putain», dressait le portrait d’une jeunesse assez similaire de par sa médiocrité spirituelle pour montrer l’effondrement moral d’une société, Sophie Letourneur cherche vainement à donner de la profondeur à cette jeunesse en lui accolant un sentiment nostalgique. La vulgarité du langage des personnages de «La maman et la putain» était à l’image de leur perdition. Ici, dire que l’on est constipé ou que l‘on a ses règles n’a pour objectif qu’un pitoyable effet de réel. Bien évidemment, cela se fait au prix de la poésie, après laquelle court désespérément la jeune cinéaste... «Le marin masqué» est un film que l’on pourrait qualifier de régressif, réalisé par une fifille à son papa, qui rêverait de remonter voir le monde sur les épaules de ce héros paternel qu’aucun jeune homme de passage ne peut égaler. Telle est bien la seule "idée" de ce film, désolant par ailleurs, idée largement soulignée par une fermeture à l’iris sur la figure de ce marin masqué qu’est la figure paternelle : la petite fille est amoureuse de son papa chéri… Qu’il est dur de devenir adulte!

[0/4]

mardi 6 mars 2012

« Je veux seulement que vous m’aimiez » (Ich will doch nur, daß ihr mich liebt) de Rainer Werner Fassbinder (1976)

«Je veux seulement que vous m’aimiez» est un très beau mélodrame, probablement celui dans lequel Fassbinder parvient le mieux à traduire l’innocence blessée de personnage en quête d’amour, broyés par une société de l’argent et de la consommation incompatible avec le sentiment. Cette société, en détruisant l’amour dans les affaires humaines, accule les êtres sensibles au manque d’affection et les plonge dans un insatiable sentiment de soif sentimentale. Pour combler cette solitude affective, le personnage du film, Peter, tente alors d’acheter l’amour des autres en les comblant de cadeaux ou en travaillant pour eux gratuitement (il construit la maison de ses parents), au prix de sa ruine financière et de son humiliation morale. Mais l’amour ne peut s’acheter, car il n’évolue pas dans le même référentiel de valeur. Peter fait la cruelle expérience de l’impossible conversion des biens matériels en sentiments amoureux. Bien au contraire, son air de chien battu, son incapacité à se révolter, sa candeur insouciante conduisant à des situations impossibles et l’acculant au mensonge, inspirent bien plutôt le mépris ou la colère des autres. En quête initiale d’affection et de tendresse, Peter se retrouve ruiné, dans une situation qu’il ne peut plus surmonter, et à bout de nerfs, épuisé, il commet l’irréparable. L’acte meurtrier devient le seul moyen qu’il trouve pour se sortir de cette situation infernale. C’est finalement la prison qui lui permet de recouvrer sa liberté, en tirant un trait sur ses ennuis… Fassbinder fustige une consommation motivée par le seul désir de faire "pareil", de faire "comme" ("pourquoi n'aurai-je pas droit à ce qu'ont les autres?"), mais totalement éloignée des besoins réels. Peter apparaît alors comme la victime d’une interaction spéculaire qui pousse au confort bourgeois. Il arrive libre à Munich, puis il commence à gagner son argent, ce qui le conduit inéluctablement à la consommation, qui elle-même le démunit de sa liberté. Il devient soumis à des pulsions qu’il ne parvient pas à contrôler. Là où dans l’imaginaire de la propagande publicitaire la consommation est l’expression de la liberté (celle, trompeuse, de choisir), Fassbinder nous montre froidement qu’elle est en réalité un outil de mise en esclavage. Le crédit comme aliénation. Peter se ruine dans tous les sens du terme : il accumule les dettes et s’use la santé. Plus fragile que les autres, car plus sensible, il est un témoin du dysfonctionnement profond de la société libérale, société du pouvoir de l’argent et non du pouvoir des valeurs, où la morale est privatisée. Fassbinder montre aussi l’origine du malaise psychologique du personnage par un troublant flash-back sur son enfance (la séquence de la fessée). Le cinéaste insiste par la suite sur l’aspect étrange de la relation entre Peter et ses parents, signant probablement là son film le plus freudien. Produit pour la télévision, «Je veux seulement que vous m’aimiez» avait vocation à toucher le plus grand monde. C’est donc un film simple, séduisant mais qui en même temps révèle une riche construction scénaristique basée sur une structure temporelle non linéaire assez audacieuse pour le petit écran. Le film se présente comme un vaste flash-back, la confession de Peter à son assistante sociale, et comme pour «L’année des 13 lunes», le récit fonctionne sur un processus de remémoration, ponctuellement perturbé par des flashs qui traduisent des résurgences incontrôlées du drame final. Une œuvre touchante et profonde à la fois, populaire dans le bon sens du terme, et qui, loin d’être mineure dans la filmographie de Fassbinder, en constitue au contraire l’une des pièces maîtresses.

[3/4]

lundi 27 février 2012

« L’année des treize lunes » (In einem Jahr mit 13 Monden) de Rainer Werner Fassbinder (1978)

«L’année des 13 lunes» est un mélodrame désespéré, d’une terrible noirceur. C’est l’histoire d’un homme devenu femme par amour pour un autre homme qui ne l’aime pas. Le film fonctionne sur la base d’un processus de remémoration. On découvre progressivement le passé de ce transsexuel, Elvira, et lorsqu’on a reconstruit son histoire, qui s’apparente à un chemin de croix, c’est pour assister à sa mort. Fassbinder montre là une vision très sombre de l’existence. La quête d’amour du personnage l’accule à la souffrance et le condamne à l’indifférence. En contrepoint, la cruauté conduit au succès et à l’estime (même redoutée). Il semble que l’individu sentimental n’ait pas sa place en ce monde. Il n’en connaît pas ou en refuse les règles, et sa seule issue est dans le suicide (vu comme un désir insatisfait de vivre et non comme un désir de mort). C’est un véritable cri de détresse que lance Fassbinder à travers le personnage d’Elvira. Ce personnage permet de retrouver une figure récurrente du cinéma de Fassbinder, celle de l’individu pur dans ses intentions, de l’individu bon et aimant, généreux, rejeté et bafoué par une société (capitaliste en l’occurrence) qui ne s’est pas construite sur les valeurs d’amour et de fraternité. Une société qui dans son principe et ses présupposés (en s’appuyant notamment sur l’anthropologie pessimiste de Hobbes) a profondément changé l’homme, sa nature, pour en faire un individu insensible, égoïste et calculateur. Tel est le malaise profond de Fassbinder qu’il traduit dans ce film par la souffrance d’Elvira. «L’année des 13 lunes» est une réflexion sur la souffrance de celui qui aime sans retour. Fassbinder, en abordant également la thématique, peu traitée à l’époque, de la transsexualité, condamne le sort inlassablement réservé aux minorités et aux plus faibles (ceci concerne également le cancéreux et les deux personnages noirs du film, condamnés à être serviteur ou à finir pendu au bout d’une corde). Si l’on juge du degré d’évolution d’une civilisation à sa façon de considérer et de s’occuper des plus fragiles et des plus démunis (les enfants, les fous, les malades, etc…), le constat de Fassbinder est sans appel. Pour éviter de sombrer dans le pathos et le sentimentalisme, le cinéaste joue des décalages entre le côté terrible des faits filmés et la manière dont ils sont représentés. Fassbinder, par ces décalages, cherche à déréaliser certaines situations extrêmement dramatiques, épargnant de ce fait au spectateur d’harassantes scènes d’hystérie, de pleurs, d’apitoiement, etc… Cette manière de créer du décalage n’est cela dit pas toujours très finement rendue, notamment lors d’une scène dans un abattoir venant en illustration d’un texte de Goethe, et qui joue un peu trop facilement la carte de l’image choquante. Cette séquence crue dans laquelle nous assistons au spectacle insoutenable de bouchers égorgeant des bovins se présente également comme une métaphore un peu trop appuyée de l’existence d’Elvira. Mais l’intention n’est pas mauvaise. Par ailleurs, l’intrigue, sous forme d’enquête sur le passé d’Elvira, progresse par monologues successifs (la bonne sœur, le cancéreux, Elvira elle-même), monologues parfois un peu trop écrits, lus. Le cinéaste, qui préfère ne pas utiliser le flash back, peine à trouver des solutions narratives cinématographiques originales pour dévoiler ce passé, et se réfère à des moyens de mise en scène empruntés au théâtre. Dans la seconde partie, le film change de ton et bascule dans l’absurde et l’abstraction. On a là de toute évidence les meilleurs passages du film, très étranges et qui font de «L’année des 13 lunes» est un film éprouvant, plombant, mais traversé de quelques belles fulgurances.

[2/4]

vendredi 24 février 2012

« Le moindre geste » de Fernand Deligny (1971)

«Le moindre geste» est un film bien singulier, sans réalisateur et sans auteur au sens où on l’entend usuellement, sans comédien non plus (personne n’y joue un rôle) et, presque, sans trame scénaristique. Dès le début du film, il y a bien quelques cartons qui annoncent toute l’histoire, mais plus à la manière d’une tâche à expédier et dont on cherche à se débarrasser, que comme une introduction à un récit à venir. Il est donc question de Yves et Richard qui s’évadent de l’asile où ils sont suivis. Richard tombe dans un trou en voulant se cacher tandis qu’une jeune fille d’ouvrier trouve Yves déambulant et le ramène au centre. Le film joue plus ou moins le jeu de son scénario durant les premières minutes puis l’abandonne totalement sur les ¾ du film, avant de s’y raccrocher de manière bien anecdotique dans les dernières minutes, simplement pour pouvoir prétexter une fin au film. Celui qui guide les images, c’est bien Yves. Le déroulement du film n’est que le déroulement du fil de ses pensées et de ses expériences. Comme le titre l’annonce, il y a une attention extrême apportée aux gestes de ce garçon. L’un d’eux est récurrent : le motif du nœud et du laçage que Yves ne parvient jamais à accomplir, malgré son obstination. Ce motif devient symbole de la maladie mentale de Yves : cette impossibilité de relier, de reconnecter deux éléments irrémédiablement disjoints (lui et la société). Cette maladie peut parfois ressembler à un refus obstiné de se socialiser dans un monde humain qui à ses yeux n’a aucun sens. "Bande de cons!" jette t’il au visage de cette société. Le travail de Deligny n’est pas de chercher à insérer par divers moyens Yves à la société mais de le laisser marcher, et de marcher à ses côtés. C’est un cinéma de l’errance, et d’un vagabondage sans autre justification que lui-même, traçant ces fameuses lignes d’erre, ces trajets qui inspireront le travail de Deleuze et Gattari. «Le moindre geste» donne à observer l’expérience d’un corps. On y voit Yves regarder, toucher, sentir. C’est une fascinante expérience de captation de la vie dans son essence sensorielle, qui invite le spectateur à ressentir et à se plonger dans une sorte d’état primal, cherchant ainsi à le connecter, par les sens, au monde dans lequel évoluent les autistes. Deligny n’est pas un cinéaste, et il reste ici un pédagogue qui cherche les moyens d’utiliser l’image cinématographique comme outil et en tant qu’expérience pour prolonger son travail sur l’autisme. Le passage de ce non cinéaste dans le cinéma permet alors de questionner le cinéma car celui-ci y est ramené à l’état de page blanche. Cela nous vaut des images, des intuitions et des instants extrêmement précieux. Formellement, le film se présente dans un noir et blanc très contrasté avec une bande son totalement asynchrone. C’est un film muet par dessus lequel viennent se superposer des enregistrements sonores de Yves, mais ces enregistrements ne cherchent aucunement à coller de près ou de loin au mouvement des lèvres du personnage. Ce décalage n’en illustre que mieux encore cette impossibilité pour les autistes de se synchroniser à un monde régi par le langage. Comme chez les Staub, le plus important réside ici dans la parole. La parole de Yves est omniprésente et s’exprime dans une sorte de diatribe qui rappelle les éructations poétiques d’Antonin Artaud («Pour en finir avec le jugement de Dieu») mais qui peut aussi évoquer une version oralisée de l’écriture sonore et exclamative de Céline. Cette parole n’est pas insensée et traduit même une grande cohérence. Yves semble condamner, parfois avec cynisme et ironie, d’autres fois sous la forme de la lamentation, la guerre, la technologie, la politique, la religion, l’asile… Il singe un commentateur de radio, nous renvoyant au ridicule de nos conventions. Il apparaît alors comme profondément inadapté au monde qui l’entoure et ne peut trouver du réconfort que dans une nature souveraine. Cette nature semble la seule à même de pouvoir le sauver : il s’y comporte en enfant, susceptible de s’émerveiller sur un simple tas de pierre, de jouer à casser des branches d’arbre ou à sauter dans l’eau. «Le moindre geste» est un film difficile à cerner car il ne répond pas aux canons habituels du cinéma. Je n’ai pas la prétention à juger d’un tel travail par une note, mais je peux dire que c’est une expérience unique, importante sans aucun doute, et qui, en cette époque où le cinéma semble désespérément tourner en rond sur lui-même, mériterait que l’on s’y intéresse de près.

mercredi 22 février 2012

« Close-up » de Abbas Kiarostami (1990)

Hossein Sabzian, un pauvre père de famille vivant difficilement de son travail intermittent dans une imprimerie, se fait passer auprès d’une famille aisée, les Ahankhah, pour le cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf, et en vient rapidement à leur promettre de les faire jouer dans son prochain film. Finalement démasqué, Sabzian est inculpé pour tentative d’escroquerie. Apprenant ce fait divers, Abbas Kiarostami se dépêche de réunir équipe et matériel et demande à obtenir les autorisations pour venir filmer le procès. Il en naîtra ce film magique qu’est «Close-up» et qui demeure encore le chef d’œuvre le plus extraordinaire de Kiarostami. Le cinéaste y déploie un dispositif extrêmement habile, mêlant passages reconstitués filmés après le procès et éléments documentaires, dispositif culminant au cours du dit procès qui alterne le vrai et le faux d’une manière si discrète qu’il devient impossible de distinguer ce qui est joué et ce qui a été réellement filmé pendant l’audience. Le cinéaste est très clair dans ses intentions : il s’agit de mettre en place un dispositif faux, et d’aligner une série de mensonges qui permettent de faire éclater, in fine, une vérité plus grande. De toute évidence, Kiarostami n’aurait jamais pu atteindre une telle vérité, n’aurait jamais pu sonder aussi profondément l’âme de Sabzian dans le cadre d’un "vrai" documentaire. La frontière entre réalité et fiction est ici extrêmement poreuse puisque les passages fictionnels ne sont que des scènes rejouées par les personnages qui interprètent leur propre rôle. De plus, les utilisations du faux (comme par exemple la séquence rejouée de la rencontre dans le bus de Sabzian et de Mme Ahankhah) nous renseignent directement sur le vrai, nous poussent à nous interroger (comment ces séquences ont-elles pu être tournées?) et nous permettent ainsi de comprendre beaucoup plus richement la nature de la relation qui s’est nouée entre Sabzian et ses victimes (et d’entrevoir ainsi dès le début le pardon accordé par la famille). Le dispositif mis en place par Kiarostami permet de toucher au plus intime de Sabzian, de comprendre et de ressentir ses souffrances. Kiarostami arrive, par la richesse de cette approche, à en faire une figure universelle qui nous touche énormément, car elle fait résonner en nous les notes de la passion. «Close-up» est un film sur la passion. Sabzian est un homme passionné, au-delà du raisonnable (mais c’est là un pléonasme), qui nous rappelle avec force que l’origine grecque du mot passion est "souffrir". Le film est alors à la fois une riche réflexion et une démonstration par l’exemple de la capacité du cinéma à exprimer avec justesse les souffrances des hommes. Peu importe dès lors si Sabzian ment, peu importe la réalité de ses intentions, le film a accédé bien au-delà de ce simple jeu de devinette. Mais «Close-up» est loin de n’être qu’un exercice réflexif sur le cinéma. C’est aussi un film qui retranscrit avec une sensibilité inouïe un malaise social, constituant, outre la peinture saisissante du malaise de Sabzian, un témoignage poignant sur les déshérités de la société iranienne, 10 ans après la révolution islamique. C’est aussi une riche méditation sur la justice et sa capacité (ou incapacité) à juger de ce qui relève de l’art. C’est aussi un film directement émouvant. Les dernières minutes sont à ce titre d’une intensité sensationnelle, et la panne de micro qui hache le son, en augmentant l’effet de réel, n’en rend que plus puissante encore cette charge émotionnelle (à se demander d’ailleurs si ce n’est pas encore là un effet voulu par Kiarostami…). Le cinéaste parachève le parfait joyau cinématographique qu’il a taillé en exauçant le vœu de Sabzian et de ses victimes, leur faire tourner un film, absolvant par ce geste le mensonge de l’accusé. «Close-up» est un chef d’œuvre absolu, une œuvre complète qui annonce, tout en la contenant, la réflexion sur le cinéma que le cinéaste mènera au cours des dix années suivantes.

[4/4]

vendredi 17 février 2012

« Seven invisible men » de Sharunas Bartas (2005)

Avec «Seven invisible men», Sharunas Bartas creuse un peu plus le sillon ouvert avec «Few of us», qui reste à ce jour son meilleur film. La construction des deux films est très similaire : on a tout d’abord une errance, à travers de remarquables paysages, puis cette errance trouve son terme dans une demeure où une fête alcoolisée sert de prétexte pour amorcer les ressorts dramatiques qui précipiteront la conclusion sombre du film, marquée par un coup de feu vengeur. Ce parallèle entre les deux films peut même conduire à ne voir dans «Seven invisible men» qu’une transposition de «Few of us» dans un nouveau décor, la Crimée. Ce mimétisme est d’ailleurs le principal point faible du film, puisque nous gardons une impression de déjà vu, de redite. Mais c’est tout de même l’occasion de retrouver, en partie, ce qui faisait le charme du magnifique «Few of us», à savoir principalement une confiance, une foi inouïe dans la beauté de la seule image cinématographique, qui peut alors se dispenser de tout commentaire et de toute explication. La première partie du film sert à introduire le petit groupe de personnages que nous allons suivre. Nous ne savons pas d’où ils viennent, nous ne connaîtrons rien de leur histoire et c’est à peine si nous parviendrons à identifier la nature des liens qui les unissent. L’anonymat des personnages est une des caractéristiques fortes du cinéma de Bartas. La première séquence du film est un remarquable morceau d’épure et d’efficacité cinématographique. Quelques visages filmés de près qui semblent guetter quelque chose, une alarme de voiture aussitôt éteinte, tout le monde monte à bord et la voiture disparaît… Ce vol suffit à se faire une idée sur ces personnages, à imaginer leur situation sociale. S’en suit une errance mutique dans les magnifiques paysages de Crimée. Les personnages apparaissent paumés, sculptés dans la désillusion, porteurs d’un malaise qui leur rend pénible la simple existence. Ils vont "tout droit", c’est à dire nulle part, leur âme n’a de repos à aucun endroit et rappelle celle du Baudelaire de «Anywhere out of the world». Cette errance, il faut bien le reconnaître, en reposant uniquement sur un geste esthétique, n’évite pas toujours quelques longueurs, et peut s’avérer légèrement ennuyeuse. Cette première partie du film est néanmoins indispensable pour la suite car elle permet de créer, par le seul défilement du temps, une relation entre les personnages et le spectateur. Mais cette partie n’est presque que ça, utile pour la suite, et peine à fasciner. Bartas ne parvient pas à retrouver ici la gestion très maîtrisée du temps dont il avait fait preuve sur «Trois jours», film qui n’était qu’une errance, jamais longue, et qui ne laissait jamais indifférent. La seconde partie du film permet de retrouver Bartas dans ce qu’il sait faire de mieux : filmer des visages, des gueules, des gens qui chantent, boivent, éructent, bref, vivent. On reconnaît le regard du cinéaste-ethnologue, qui, en captant des moments de vie, parvient à faire apparaître au-delà de l’image, comme par transparence, tout un univers social, toute l’histoire de peuples (les Tatars) et de pays… Cette longue séquence de beuverie, formellement remarquable, nous montre l’homme sous l’angle de son animalité. Un malaise diffus se fait jour au milieu des chants et des éclats de rire, donnant la sensation que tout peut déraper de n’importe quel côté, à n’importe quel moment. Le film s’achèvera dans le drame et la détresse. «Seven invisible men» comporte quelques très beaux moments, mais paraît quelque peu terne en comparaison à son aîné «Few of us», bien plus inspiré.

[2/4]