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mercredi 1 novembre 2023

« Le Voyage de Shuna » (Shuna no tabi) d’Hayao Miyazaki (1983)

  


    Cela fait un moment que les fans d’Hayao Miyazaki connaissent « Le Voyage de Shuna » de réputation, à défaut de l’avoir lu. Bien sûr, une version japonaise existe depuis des années, et une traduction anglaise pirate circule depuis un moment, tout comme des scans. Malgré tout, la renommée de cette œuvre était assez confidentielle, alors que son aura était, elle, très forte, notamment auprès des fans les plus passionnés…

Alors l’annonce de la publication d’une version française le 1er novembre 2023 a été comme un coup de tonnerre dans le monde de l’édition et auprès des fans francophones du Sensei… Elle suit de peu la première traduction anglophone officielle (il y a pile un an, le 1er novembre 2022), qu’on doit à Alex Dudok de Wit, fils du talentueux Michael Dudok de Wit, auteur de « La Tortue Rouge », film d’animation coproduit par… le Studio Ghibli. Hasard de calendrier, la version française du « Voyage de Shuna » sort le même jour que le tout dernier film de Miyazaki, « Le Garçon et le Héron »… C’est peu dire que les admirateurs de Miyazaki sont particulièrement comblés en ce mois de novembre 2023 !

Je n’ai pas attendu pour me procurer le précieux ouvrage, et mes espoirs n’ont pas été déçus. Tout d’abord, quelques précisions. Comme plusieurs personnes l’ont déjà mentionné, ce n’est pas un vrai manga, c’est plutôt un mix entre un manga et un livre illustré. Il y a plusieurs cases par page, mais peu, d’une à trois en général. Et il n’y a pas de phylactères (c’est-à-dire de bulles) : la narration et les dialogues sont intégrés directement sur les images. Mais ce n’est en rien gênant. Et en fait, cet ouvrage se lit bien comme un manga. A noter que le format de lecture originel, de droite à gauche, est respecté. L’édition par Sarbacane, quant à elle, est superbe. La taille des pages est plus grande que l’édition japonaise originale si j’ai bien compris, et c’est tant mieux, car elle était très petite apparemment, et là on peut profiter davantage des magnifiques aquarelles du maître.

Car oui, l’une des nombreuses qualités de ce manga c’est qu’il s’agit de l’une des rares œuvres papier en couleur de Miyazaki. Et pour qui connaît son talent à l’aquarelle, c’est un vrai régal. Outre qu’il maîtrise parfaitement les couleurs et qu’il a une très belle palette de coloris, son style proche du crayonné, fragile et vivant, n’en est que plus émouvant.

Maintenant, on ne peut parler du « Voyage de Shuna » sans évoquer son fond étourdissant. Si l’ouvrage fait 160 pages, car il contient une note de Miyazaki et une postface d’Alex Dudok de Wit, le récit fait 147 pages. Ce qui est à la fois court, comparé aux 7 tomes de « Nausicaä », et en même temps suffisant pour déployer un ample récit. D’autant que Miyazaki maîtrise très bien l’ellipse.

Ainsi, en quelques pages et quelques cases, visuellement mais aussi narrativement, Miyazaki fait naître tout un monde, profondément original et unique, même s’il comporte un certain nombre de similitudes avec « Nausicaä » et « Princesse Mononoké ». Mais « Le Voyage de Shuna » se suffit amplement à lui-même et fascine par sa richesse. Maître Miya crée des peuples, des civilisations vivantes ou passées et oubliées, avec des us et coutumes particuliers, des divinités étranges et parfois effrayantes, tout un cosmos, à une époque indéfinissable, entre lointain passé et futur.

Et le tout est structuré autour d’une quête et d’un héros, le jeune prince éponyme Shuna, qui sur sa vaillante monture, un yakkuru (« Mononoké » n’est jamais loin), s’en va pour un long et éprouvant voyage vers l’Ouest, loin de son peuple, pour tenter de le sauver…

Je n’en dis pas plus, pour laisser à chacune et chacun le plaisir de découvrir cette histoire très forte, pas loin d’être bouleversante, en tout cas mémorable. Et je ne peux que remercier Hayao Miyazaki, une fois de plus, pour son immense talent, Alex Dudok de Wit pour avoir poussé Miyazaki à publier ce récit magnifique au-delà du Japon, et enfin Sarbacane, pour cette très belle et inespérée édition.

[4/4]

dimanche 30 août 2020

« Nausicaä de la Vallée du Vent » (Kaze no tani no Naushika) d'Hayao Miyazaki (1982 - 1994)


     Il est très difficile, voire impossible de restituer toute la grandeur du manga phare d'Hayao Miyazaki. Avec une écriture et une publication étalées sur 12 ans, 7 tomes composent ce pur chef-d’œuvre. Miyazaki est connu pour ses longs métrages, mais ce manga les vaut largement, voire les dépasse par son ambition, sa beauté et sa profondeur.

Miyazaki élabore une épopée dantesque, il donne naissance à tout un monde, extrêmement sophistiqué, reprenant bien des aspects de celui que nous connaissons, mais réarrangés intelligemment, constituant une sorte de fable ou de conte intemporel et didactique. Il donne également naissance à toute une galerie de personnages extrêmement attachants et subtils, des « bons » en passant par les « méchants », qui le sont rarement complètement. 

Il serait vain de chercher à tout énoncer, à tout décrire. Le mieux est de se plonger dans cette formidable odyssée, où une jeune fille courageuse et éprise des autres et de la nature cherche à sauver une humanité qui court à sa perte.

Avec « Nausicaä », Miyazaki brasse énormément de thèmes, mais réussit toujours à les aborder avec finesse, sans apporter de réponses toutes faites. Il se fait même prophétique : il avait anticipé les manipulation biologiques et génétiques sur l'être humain, conduisant aux pires horreurs, ou encore le dérèglement de la nature induit par l'homme, entre prolifération des insectes, air et sol viciés, pollution omniprésente...

Extrêmement complexe, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est une ode au courage et à la vertu, mais également un cri du cœur contre la méchanceté et la perfidie humaine, et aussi contre cette hubris des hommes, peut-être leur plus grande ennemie. On sent que Miyazaki est parfois désespéré, et la fin, surprenante car en partie ouverte, montre que l'artiste japonais garde espoir, mais que cet espoir est bien fragile.

Et puis une fois qu'on referme le dernier tome, on ne peut qu'être empli d'une grande nostalgie. La nostalgie d'avoir passé tout ce temps aux côtés de personnages extraordinaires, au gré d'aventures dangereuses, parfois même terrifiantes, bravant bien des dangers, mais conservant toujours pour certains une franche camaraderie et une amitié touchantes. 

La bande dessinée, et peut-être même surtout le manga, ont été longtemps vus comme des genres mineurs, des « sous-arts ». Mais il faut bien le dire, Miyazaki donne ici au genre ses lettres de noblesse. D'ailleurs, je n'ai toujours pas trouvé de mangaka qui égale Miyazaki. Et côté bande dessinée occidentale et franco-belge, le Senseï se place directement au niveau des plus grands auteurs du genre. Que vous aimiez la bande dessinée et/ou le manga, « Nausicaä de la Vallée du Vent » est un incontournable, un sommet absolu et sans pareil.

[4/4]

samedi 28 mars 2020

« Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire » (Kodoku no gurume) de Masayuki Kusumi et Jirô Taniguchi (1997)

    Si je devais faire de grossières comparaisons, le mangaka Hayao Miyazaki lorgnerait vers l'art d'un Akira Kurosawa tandis que Jirô Taniguchi se rapprocherait d'un Yasujirô Ozu. Bien évidemment, il y a aussi du Ozu chez Miyazaki et du Kurosawa chez Taniguchi, surtout dans la première partie de la carrière de ce dernier. Cette comparaison vaut ce qu'elle vaut, c'est juste pour se faire une idée du style de Taniguchi, à la fois célébré par certains et honni par d'autres, le trouvant trop terne.

En effet, depuis les années 1990, Taniguchi a affiné son style, au character design très particulier, à la fois très standardisé et figé pour les personnages humains, surtout leurs visages, s'inscrivant dans les codes du manga, quoiqu'avec sobriété (on ne retrouvera pas d'expressions outrées et puériles chez Taniguchi). Par contre ses décors sont très finement élaborés, très réalistes, avec une grande recherche dans le trait, la lumière et les nuances de gris, à l'aide de ces fameuses trames dont Taniguchi est un expert. Et aussi et peut-être avant tout, cette recherche d'une véritable atmosphère.

Car surtout, ce qui est caractéristique de son art c'est cette douce mélancolie, cette matérialisation du temps qui passe et de l'impermanence des choses, cet état d'esprit typiquement japonais. On retrouve également dans ses mangas les bonheurs simples, un attrait pour les petites choses du quotidien et de leur beauté que plus personne n'aperçoit.

Si on voit le verre à moitié vide, les mangas de Taniguchi sont lents, hésitants, fades, presque tristes. Si on voit le verre à moitié plein, on ne peut qu'apprécier la subtilité et la finesse des sentiments qu'il retranscrit, avec une indéniable nostalgie mais également une psychologie fouillée de ses personnages, qui ne sont pas toujours aimables en raison de leurs défauts, mais qui sont toujours très humains. En cela, ses mangas, du moins les meilleurs d'entre eux, sont très riches, parfois même poignants, comme son chef-d’œuvre « Quartier Lointain », récit bouleversant, ou « Le Journal de mon père », œuvre très touchante.

Ici, l'émotion brute n'est pas de mise. L'intérêt de ce manga est ailleurs, justement dans cette fine observation de la société japonaise, dans ce regard subtil qui sonde le Pays du Soleil Levant à travers ses rituels et notamment celui du repas, aussi important qu'en France semble-t-il... peut-être même plus ! Taniguchi, en charge de l'illustration, est accompagné de Masayuki Kusumi au scénario. Le mangaka et le scénariste nous offrent ainsi comme des instantanés du Japon contemporain, avec tout ce qu'il a de beau et de cruel. Certes on mange avec les yeux, Taniguchi dessine les mets avec ce qu'il faut de talent pour nous mettre l'eau à la bouche.

Mais ce qui est également remarquable, c'est que chaque repas est pris dans un endroit bien précis : chaque repas / chapitre a un titre composé du plat mangé par le héros et par l'endroit où il prend ce repas. Ainsi le scénariste Masayuki Kusumi en profite pour nous offrir un kaléidoscope de vues sociologiques de tel ou tel quartier et de telle ou telle population qui fréquente les restaurants locaux. On croise ainsi peu ou prou l'ensemble de la population japonaise, notamment tokyoïte, dans ce qu'elle a de plus divers.

« Le Gourmet solitaire » offre ainsi un autre regard à la fois sur le Japon mais aussi sur l'art de Taniguchi et plus largement sur celui du manga ou de la BD. Composé de 18 courts chapitres, construits à peu près de la même façon, c'est un moyen pour le dessinateur et le scénariste de se libérer par la contrainte. Et ainsi, touche après touche, les deux auteurs nous plongent dans le Japon d'aujourd'hui (du moins celui de la fin des années 90), avec une grande richesse sociologique et même une certaine poésie.

Et on parcourt cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. Comme c'est la première fois que je l'ai lu, j'ai enchaîné les chapitres les uns après les autres, mais on peut sans peine picorer un chapitre de ci de là, revenir en arrière, s'arrêter sur un plat, un quartier ou une ambiance qui retiennent notre attention. Comme ce gourmet solitaire, qui suit son instinct pour découvrir de nouvelles saveurs ou retrouver des saveurs aimées, nous pouvons lire ce manga à notre guise. On trouve toujours quelque chose d'intéressant dans chaque chapitre / histoire. Alors quand on s'intéresse à l'histoire, à la civilisation japonaise, à son art et à sa gastronomie, « Le Gourmet solitaire » est un festin royal, un vrai régal.

En parallèle, les auteurs dépeignent en filigrane la vie d'un homme japonais contemporain. A travers les repas qu'il prend et les lieux où il se rend, Goro Inogashira révèle beaucoup de sa personnalité et de son histoire personnelle, faite de certaines déceptions, notamment amoureuses. C'est peut-être (sans doute même) son attrait prononcé pour le travail qui lui a fait perdre le cœur de femmes ne demandant pas autre chose que son attention. Si tant est que son travail relève d'un choix vraiment voulu. Car on sent que c'est finalement à table, partant à l'aventure d'un restaurant connu ou inconnu, que notre héros trouve l'apaisement. En prenant du plaisir à se sustenter... tout en repensant à des souvenirs passés, définitivement passés... Nos auteurs illustrent ainsi mieux que personne, avec beaucoup de finesse et de retenue, toutes les tensions, les contradictions et les désillusions des Japonais d'aujourd'hui, tiraillés entre tradition et modernité... presque perdus entre ces deux forces opposées.

Quelques mots également sur la belle édition Casterman. Elle regroupe « Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire ». Composée de 32 chapitres, les 18 premiers appartiennent donc au premier volume, les 14 autres au second. L'ouvrage est de très belle facture, et surtout, ce qui est appréciable, c'est qu'à presque chaque chapitre, sur la page de garde, des précisions nous sont données sur tel plat, telle coutume, tel quartier, telle population d'habitués, permettant de mieux percer et comprendre la complexité des mœurs japonaises. Sans cela, on passerait à côté de beaucoup de choses. Et encore, le traducteur précise en préface que certaines choses lui échappent, c'est dire toute la subtilité d'une civilisation décidément bien mystérieuse.

Au total, le ton général de ce manga est particulier, et je dois dire assez réjouissant, tant on se croirait plongé au cœur du Japon, assis à la table de Japonais tantôt réservés tantôt expansifs, ou au comptoir d'un petit restaurant de quartier à la cuisine simple mais délicieuse. L'atmosphère de cet ouvrage est à la fois légère et profonde, gourmande, généreuse, poétique... mais aussi foncièrement mélancolique. Le titre de cet ouvrage est explicite : notre gourmet est solitaire. Et quelqu'un qui mange seul... c'est toujours un peu triste...

[3/4]