samedi 8 décembre 2018

« Ticonderoga » de Hugo Pratt et Héctor Germán Oesterheld (1957)

    Je suis en colère contre les éditeurs de BD, qui bien souvent nous offrent le service minimum voire se foutent royalement de leurs lecteurs, en recyclant des séries après la mort de leurs créateurs à des fins commerciales et tout sauf artistiques, ou en rééditant et « repackageant » des séries à succès tous les 3 ans, n'hésitant pas à verser dans le n'importe quoi, en proposant des versions noir et blanc de BD pensées en couleur (Alix, Blake et Mortimer, etc.) ou des versions couleur de BD pensées en noir et blanc (Corto Maltese, etc.). Vraiment c'est une honte, le lecteur n'est plus perçu que comme un tiroir caisse sans fond ou comme un fan régressif à satisfaire de toutes les façons possibles, surtout si ça s'éloigne de toute véritable création artistique digne de ce nom...

Et puis de temps en temps, surgit un miracle. C'est ici le cas : Casterman réédite « Ticonderoga » de Hugo Pratt (au dessin) et Héctor Germán Oesterheld (au scénario). Un duo de choix qui a déjà fait des merveilles, au service d'un feuilleton publié fin des années 1950. Une réédition tout à fait bienvenue, tant ce récit est passionnant et brillamment illustré. Seul bémol, les planches originales sont pour la plupart introuvables, et la présente édition est le fruit du scannage de planches déjà imprimées. Le résultat est un peu trouble et baveux, et je ne sais pas si ça vient du fait que les planches étaient originellement en couleur et là reproduites en noir et blanc, ou si ça vient de la technique de reproduction.

Mais le rendu est tout à fait convenable et s'efface au profit de la lecture. Et quel bonheur que de découvrir une histoire originale et de nouveaux personnages ! Le narrateur, Caleb Lee, sert de faire-valoir à son ami, le trappeur téméraire Joe Flint, surnommé Ticonderoga. Pour compléter le tout, la figure tutélaire de Numokh, un indien mystérieux, sage et astucieux, accompagne nos deux jeunes héros et contrebalance par son discernement leur fougue juvénile.

L'histoire se déroule au XVIIIème siècle, à la frontière du Canada et des États-Unis d'aujourd'hui, au milieu de la guerre que se livrent les Anglais et les Français, entraînant dans leur sillage, par le jeu des alliances, les peuples Indiens autochtones. Comme dans « Fort Wheeling » (où Ticonderoga fera d'ailleurs une apparition) ou « Billy James », nos héros se retrouvent pris dans l'engrenage de la guerre et des massacres en tous genres, entre bravoure, courage, espoir, violence, lâcheté et barbarie.

S'il n'a pas l'ampleur d'un « Fort Wheeling », notamment car il a été abandonné par Pratt en cours de création, et n'a donc pas sa cohérence, « Ticonderoga » est un récit fort, humaniste et touchant. Il consiste en une suite d'épisodes, qui racontent les aventures de Ticonderoga et de ses amis, et comment peu à peu ils grandissent en humanité (notamment le narrateur Caleb Lee, moins « parfait » que Ticonderoga) malgré la sauvagerie guerrière qui les entoure.

Récit d'apprentissage par excellence, c'est une pièce de choix dans l’œuvre de Pratt et d'Oesterheld. Un excellent album, qui bien que dessiné dans le style de la première période de Pratt, classique et pas encore tout à fait épanoui, mérite de figurer dans la bibliothèque de tout amateur du maître italien qui se respecte, mais aussi de tout fan de BD historique de qualité.

[4/4]

« La Ferme des Animaux » (Animal Farm. A Fairy Story) de George Orwell (1945)

    Un bref roman incisif, puissant, inoubliable, terriblement lucide sur l'essor des totalitarismes au XXème siècle. En 10 chapitres seulement, avec une écriture sèche, aride, Orwell analyse les rouages qui font passer une société de la liberté à l'oppression totale, comme l'histoire de la grenouille qui se fait lentement cuire dans l'eau d'abord chaude puis peu à peu bouillante, sans réagir.

La façon dont les animaux de la ferme chassent les humains (ou les bourgeois) pour prendre la tête de la ferme et l’autogérer, les détails de cette autogestion, et la prise de pouvoir des cochons Boule de Neige / Trotski et Napoléon / Staline, la façon dont la caste des cochons s'arroge toujours plus de privilèges, la façon dont elle endort le peuple des animaux à coups de statistiques élogieuses totalement déconnectées de la réalité, tout cela ne laisse aucun doute, ce roman est une critique à peine voilée des travers du communisme.

Mais résumer ce roman à la critique du communisme occulte la dimension universelle et prophétique de cette fable, qui peut aussi s'appliquer au nazisme, et même... au capitalisme. Orwell décrit comme personne la manipulation des esprits, les renoncements crapuleux, la façon dont les lois et les règles édictées par l'élite sont peu à peu totalement détournées de leur esprit initial pour mieux asservir le peuple.

Bien que ce roman soit bref, il fourmille de petits détails, de tous ces micro évènements qui font basculer la vie des animaux dans l'enfer du totalitarisme. Orwell décrit les principes politiques, sociaux, économiques qui rendent leur existence peu à peu invivable. Et paradoxalement, si le choix d'Orwell d'utiliser des animaux et non des êtres humains permet au premier abord de garder une certaine distance et d'atténuer l'extrême violence de ce qu'il raconte, peu à peu, les écheveaux de l'intrigue et les agissements des cochons basculent dans l'horreur, qui semble démultipliée par un usage prodigieux de la litote.

Orwell se fait ainsi défenseur de la liberté, de l'esprit critique, du courage fasse à la perversité des tyrans et l'ignorance des peuples. Le meilleur antidote au totalitarisme semble ainsi la capacité à comprendre les différents niveaux de lecture des évènements, la capacité à prendre du recul, à analyser ce qui se trame et le sens caché des discours, à voir au-delà des apparences, le tout grâce à une pensée aiguisée, et surtout grâce à... l'Histoire !

On le voit bien, la première chose qui est réécrite par les tyrans de cette fable (et ceux ayant réellement existé), c'est l'histoire. Notre société ne l'a sans doute toujours pas compris (ses élites de tous bords, si, par contre), connaître l'histoire est primordial, et rien n'est plus difficile que de connaître la vérité de ce qui s'est véritablement passé tant l'histoire est le jouet des idéologies.

Puisse ce roman être encore lu pendant des siècles, édifier les jeunes générations et les moins jeunes, faire œuvre de mémoire pour que les totalitarismes fassent définitivement partie du passé. L'essor d'internet et de Big Brother (les GAFA et autres BATX chinois) me rendent toutefois pessimiste... Orwell était décidément un visionnaire...

[4/4]

mercredi 17 octobre 2018

« Brol » d'Angèle (2018)

    Il est peu probable que vous n'ayez pas entendu parler d'Angèle, de plus en plus présente dans les média depuis 1 an et la sortie de ses 3 premiers singles, avant celle de son album le 5 octobre dernier. Elle a véritablement explosé sur Youtube et Instagram avec son univers visuel particulier, décliné dans les clips de ses 3 premiers singles. Angèle ne serait-elle qu'un produit marketing ? Il est vrai que ses textes sont dans l'air du temps : l'amour, les réseaux sociaux, la malchance, le mouvement #MeToo, le narcissisme et la superficialité, la célébrité, ses avantages et ses inconvénients... Ses clips n'échappent pas non plus à un certain formalisme sucré déjà vu. Un peu trop consensuelle ?

En fait, une de ses grandes forces est sa « belgitude » pleinement assumée. Prenons le titre de son album : « Brol ». Il faut connaître un minimum le Wallon, patois (ou dialecte local) belge, pour connaître le terme, qui signifie « bazar », « chose », « truc ». Ayant des origines belges, je ne peux que savourer ce titre décalé. Une anecdote à ce sujet : la pub de l'album à la radio dit en gros « écoutez le premier album d'Angèle ». Nulle mention du titre, étonnant non ? Comme s'il y avait quelque chose qui n'allait pas, quelque chose de trop bizarre, de trop ridicule, de trop... Belge.

Et c'est ça la « Angèle touch » : un ton décalé, drôle, ironique, plein d'auto-dérision, mais aussi beaucoup de fraicheur, d'inventivité. Dans ses textes, il y a souvent une petite phrase, une expression, qui rend la chanson amusante et unique à la fois. Alors certes, ce n'est pas du Desproges, mais elle n'hésite pas à se jouer des codes ultra-narcissiques de la jeunesse d'aujourd'hui : elle n'est pas dupe. Si elle maîtrise Instagram à la perfection, elle en connaît la face obscure. Et elle prend plaisir à détourner les codes des médias et de la célébrité, dans un jeu de mise en abyme plus intelligent qu'il n'y paraît.

Beaucoup a déjà été écrit sur son père chanteur, sa mère comédienne et son frère Roméo Elvis, connu dans le milieu du rap. Mais le style d'Angèle est différent, d'ailleurs si son frère a 560 000 abonnés sur Instagram, Angèle en a déjà 534 000, preuve qu'elle le dépassera certainement bientôt en notoriété et qu'elle a su trouver son propre public. Et puis la notoriété de ses parents est toute relative.

Si sa famille a pu l'aider, je pense surtout que c'est dans la gestion de la célébrité, qu'elle prend avec un certain recul, n'hésitant pas à exprimer ses doutes voire ses craintes. Car les réseaux sociaux ce n'est plus vraiment en 2018 l'agora démocratique et citoyenne tant fantasmée à leurs débuts, ni un modèle de liberté d'expression, c'est plutôt la jungle, une jungle qui peut être ultra violente et nauséabonde, le meilleur côtoyant bien plus que le pire, quelqu'un pouvant être en quelques heures porté aux nues puis taillé en pièces.

Pour finir sur ce qui fait la spécificité d'Angèle, je reviens une dernière fois sur sa « belgitude » décomplexée. La particularité de ses chansons est qu'elle sont simples, directes, et mieux encore : sincères. Une sincérité et une simplicité typiquement « du Nord », belges notamment. Pas de pose hypée, pseudo-arty, élitiste ou torturée à la française. Raison qui fait qu'un Stromae et maintenant une Angèle mettent KO ce qu'on appelait un temps la « nouvelle chanson française » (Bénabar et consorts), qui a fini rapidement en eau de boudin. 

Car au-delà des textes, attachants, la musique d'Angèle sait faire danser. La malédiction française qui consiste à mettre le paquet dans les textes et proposer une musique rance est heureusement évitée : il y a un vrai travail sur les mélodies, souvent entraînantes sans être aussi faciles que chez un Stromae par exemple (qui est tout sauf un artiste médiocre cela dit).

Bref, Angèle n'en est qu'à ses débuts, tout n'est pas parfait ni inoubliable, mais elle a du talent à revendre, et c'est le principal. Maintenant, il va s'agir pour elle de durer, rien n'est plus difficile dans le milieu artistique et notamment celui de l'industrie musicale. Une mode en chasse une autre... Et c'est la plus grande crainte d'Angèle : ne pas être la curiosité d'un moment. C'est là le challenge des artistes qui commencent fort : comment égaler des débuts qui déchaînent les foules ? Une chose est sûre, ça ne va pas être facile pour Angèle, d'autant qu'il n'est pas certain qu'elle continue dans cette voie. La dernière chanson de son album, « Flou », évoque le sujet : « la suite, on verra ».

[3/4]

dimanche 16 septembre 2018

« Le Magnifique » de Philippe de Broca (1973)

    J'ai découvert « Le Magnifique » il y a presque une dizaine d'années, et ce film m'était apparu un peu bancal et outré, limite de série Z, malgré d'indéniables qualités, en somme j'étais passé à côté et je l'avais oublié. L'ayant revu il y a peu, je révise complètement mon jugement, il s'agit peut-être du meilleur film réalisé par Philippe de Broca et du plus attachant long métrage où figure Jean-Paul Belmondo. Complètement loufoque et délirant, mais aussi réaliste en un sens, c'est un film multiple. Qui ne s'est jamais rêvé aventurier, héros sans peur et sans reproche ? C'est le cas de François Merlin, écrivain fauché et raté, auteur des aventures de Bob Saint-Clar, sorte de James Bond parodique, double fantasmé de notre anti-héros et véritable alter ego de fiction de notre Bébel national.

Les aventures de Saint-Clar sont bien évidemment hautes en couleurs, l'amenant à courir le monde et à déjouer les pièges de ses ennemis, au premier rang desquels l'ignoble Karpov, double de Charron, l'odieux éditeur de Merlin. D'innombrables péripéties donnent l'occasion à Belmondo de jouer les cascadeurs téméraires, comme à son habitude, et de distribuer coups de poings et rafales de mitraillettes.

Mais « Le Magnifique » ne serait pas ce qu'il est sans la présence de la lumineuse Jacqueline Bisset, incarnant à la fois la belle Christine, voisine de Merlin, étudiante en sciences sociales, et la fougueuse Tatiana, la partenaire de Bob Saint-Clar. Tout l'attrait de ce film réside dans l'opposition et les ressemblances entre la vie réelle de François Merlin et la vie fantasmée de Bob Saint-Clar, faisant du « Magnifique » une sorte de « film pop », de bande dessinée filmée. Si Saint-Clar est un héros stéréotypé, charmeur, bagarreur, courageux voire inconscient du danger, Merlin est un homme banal, peu sportif, mais aussi sensible, bref l'anti Saint-Clar. Et si Tatiana est éprise de Saint-Clar, c'est peu dire que Christine ne l'est pas de Merlin ! Tout l'enjeu du long métrage est donc de savoir si François Merlin arrivera finalement à séduire Christine.

Et c'est là que réside peut-être encore plus l'âme de ce film : cette histoire d'amour naïve et bon enfant entre ce loser magnifique et cette femme inaccessible. On y retrouve les relations hommes-femmes typiques du cinéma de Philippe de Broca, mi macho mi courtoises, cette image fantasmée et sublimée de la femme, ce jeu de l'amour dans toute sa fraicheur. Je vois ainsi « Le Magnifique » comme un film poétique, juvénile, rieur, au charme durable. Un summum du pastiche qui évolue mille lieues au-dessus des « OSS 117 » bas du front signés Hazanavicius, confondants de bêtise crasse, qui s'inspirent clairement du présent long métrage sans en retrouver la légèreté et le pétillant. Jean-Paul Belmondo et Jacqueline Bisset sont rayonnants et touchants... Jean Dujardin et Bérénice Bejo ou Louise Monot non, ce ne sont que des caricatures en deux dimensions.

Car en plus, « Le Magnifique » est très drôle, il enchaîne les gags improbables, les références, les irrévérences, les invraisemblances typiques des films à la James Bond, les mots d'esprit, tout en ayant un vrai scénario (là encore à l'inverse des « OSS 117 »), avec un but, une tension, du suspense. Bref, il s'agit là d'un long métrage accompli, qui possède un attrait indéniable, un charme désuet et à la française qui en font une œuvre séduisante et intemporelle. A ne pas manquer !

[4/4]

dimanche 12 août 2018

« Rébellion » (Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu) de Masaki Kobayashi (1967)

    « Rébellion » est un long métrage typique de Masaki Kobayashi, un magnifique jidai-geki (ou film historique) politique, sec et douloureux, pendant de son chef-d’œuvre « Harakiri », réalisé 5 ans plus tôt. Ici, l'intrigue est plus linéaire, plus simple et le long métrage est plus lent, moins fiévreux, tout en retenue. Si « Harakiri » possède l'un des meilleurs scénarios jamais écrits et une cohérence qui en fait un sommet du 7e Art, « Rébellion » pèche un peu par son didactisme appuyé et une absence de réelles péripéties.

Pour autant, tout comme « Harakiri », il s'agit d'une vive et intense dénonciation des travers du Bushido, des codes parfois inhumains de la société féodale japonaise. Et c'est à travers cette dénonciation que se révèle le long métrage, comme un cri d'indignation qui résonne encore bien des années après l'époque où sont censés se dérouler les faits ou même après la réalisation de ce film, tant son propos reste d'actualité. En effet, la société japonaise actuelle n'est pas un modèle d'égalité entre hommes et femmes, tout comme la société occidentale d'ailleurs, où il reste tant à faire.

« Rébellion » c'est l'histoire d'un homme simple, Isaburo (excellent Toshiro Mifune), habile sabreur devenu maître d'armes et marié à l'héritière d'un clan relativement important, Suga Sasahara, une femme irascible et avide de pouvoir. Ils ont deux fils, l'effacé Yogoro, aîné et futur héritier du clan, plus proche de son père par son caractère respectueux et humain, et l'impétueux Bunzo, cadet plus proche de sa mère par sa duplicité et son ambition. Alors qu'Isaburo compte prendre sa retraite en cette période de paix, son suzerain répudie sa concubine favorite et propose (ordonne en fait) à Isaburo que son fils Yogoro la prenne pour épouse, insigne honneur qu'il lui « vend » comme gagnant-gagnant : Isaburo, petit vassal local, ne pouvait prétendre à un tel « cadeau » de la part de son suzerain, et ce dernier se « débarrasse » d'une concubine devenue trop encombrante.

Le seul hic, c'est que si Dame Ichi s'est vue répudiée, c'est en raison d'un accès subit de violence envers son puissant époux. La proposition du suzerain sent donc le souffre, et accepter Ichi comme belle fille pour Isaburo c'est en réalité déshonorer sa famille et tout le clan Sasahara pour satisfaire son maître. La femme d'Isaburo voit donc d'un très mauvais œil l'arrivée d'Ichi au sein de son clan... Mais sous la pression sociale, Yogoro et Isaburo finissent par accepter : Yogoro et Ichi s'unissent alors, et, surprise, Ichi se révèle une femme formidable, calme, travailleuse, courageuse, aimante et aimée par Yogoro. Ils filent le parfait amour et Ichi donne naissance à une petite fille qui illumine le foyer de joie.

Mais tout paraît trop beau pour être vrai. Le prince héritier meurt un jour, et c'est alors le fils qu'a eu Ichi avec le suzerain qui devient héritier. Dès lors, impossible que la mère du nouveau prince héritier soit mariée à un petit vassal : Ichi doit revenir au château et redevenir l'épouse du suzerain. Le titre complet du film prend alors tout son sens et toute son horreur : « Jôi-uchi: Hairyô tsuma shimatsu » soit « Rébellion : Une femme prise et reprise ». Isaburo et Yogoro, soumis et dociles jusque là, ne peuvent rester de marbre, cette fois c'en est trop. Ils n'ont pas d'autre choix : l'honneur leur intime de lutter contre les codes de l'époque, leur âme de samouraï les fait réagir justement contre cette éthique du samouraï, l'esprit se révoltant contre la lettre. Bien entendu, leur rébellion sera tragique...

Kobayashi s'est fait une spécialité de scruter les travers de son peuple en dotant ses films de plusieurs niveaux de lecture. Le premier propose des histoires intenses, héroïques, où les personnages principaux doivent se battre contre l'injustice. Le deuxième niveau de lecture est la nature de cette injustice : les drames historiques matérialisent des enjeux contemporains. Contrairement à Kurosawa, qui proposait d'un côté des films historiques intemporels, presque métaphysiques à l'image de son maître John Ford, et de l'autre des drames contemporains effectivement préoccupés par la société japonaise d'alors, Kobayashi utilise ces films historiques pour rejouer des drames contemporains : chez lui tout est mêlé et le jidai-geki devient un moyen de subvertir le genre, ses longs métrages deviennent des pamphlets politiques sous le couvert de films de divertissement.

L'actrice Yoko Tsukasa, talentueuse interprète de Dame Ishi, disait, dans une interview de l'impeccable édition DVD Wild Side, que les héros des films historiques de Kobayashi pouvaient être joués par des salary men contemporains. Et c'est tout à fait vrai : le contexte historique, les costumes, les combats au sabre, ne sont qu'un prétexte. Le cœur de ses longs métrages c'est la dénonciation des injustices d'hier et d'aujourd'hui. Cet aspect politique est ce qui fait la force des longs métrages de Kobayashi, mais aussi peut-être leur faiblesse. Notamment pour « Rébellion » : les personnages sont assez stéréotypés et tranchés, le propos un peu trop caricatural, il leur manque justement l'universalité des personnages de Kurosawa.

Néanmoins, le talent de Kobayashi est bien réel, et si « Rébellion » se révèle en deçà de « Harakiri », s'il souffre de quelques longueurs et s'avère moins percutant, il s'agit d'un film fort, beau et prenant, excellemment interprété par Mifune, tout en sobriété, Yoko Tsukasa, toute en colère contenue, et bien sûr Tatsuya Nakadai, qui une fois de plus joue l'antagoniste de Mifune, mais également son ami, ce qui ne rend leur confrontation que plus déchirante. Après un premier visionnage décevant, je ne peux que saluer Kobayashi, maintenant que j'ai donné à « Rébellion » une seconde chance.

[4/4]

samedi 11 août 2018

« La Captive aux yeux clairs » (The Big Sky) de Howard Hawks (1952)

    « La Captive aux yeux clairs » n'est pas le long métrage le plus connu ni le plus célébré d'Howard Hawks. Et pour cause, ce fut un échec commercial à sa sortie, Hawks n'en fut d'ailleurs jamais tout à fait satisfait. Pourtant je le préfère largement à « La Rivière Rouge » son premier western, quelque peu austère et brutal, alors que « la Captive aux yeux clairs » est un modèle d'harmonie et de douceur, percé ça et là d'éclairs de violence. Dans l'ensemble, on se laisse bercer par ce récit de trappeurs joyeux et hardis, au rythme des chansons chantées à pleins poumons, entourés par un nombreux inhabituel de Français (si si !) pour un film de ce genre et de cette époque.

Il règne dans ce long métrage une bonne humeur communicative. Les deux héros masculins, Jim Deakins (Kirk Douglas) et Boone Caudill (Dewey Martin) font connaissance en s'échangeant de vigoureux coup de poings... Et c'est ainsi que leur amitié commence ! Le temps de sortir de sa prison le vieil oncle de Boone, Zeb Calloway (Arthur Hunnicutt, truculent au possible), les deux héros se joignent à un groupe de trappeurs français, qui espèrent commercer avec les Pieds Noirs (ou Black Feet), tribu indienne dont ils détiennent une femme – la fameuse captive aux grands yeux tout à fait cinégéniques – afin de l'échanger contre des fourrures et autres avantages sonnants et trébuchants.

Mais au lieu de se focaliser sur l'intrigue, tortueuse au possible, Hawks s'attache à filmer les péripéties, les rebondissements, mais aussi les à-côté de ce voyage interminable. Il prend le temps de créer une véritable atmosphère, et on se croit plongé dans cette époque, comme dans un documentaire qui aurait traversé le temps. Tout semble plus vrai que nature. On est ravi d'échouer dans une auberge où le whisky coule à flots et où hommes et femmes chantent de leur plus belle voix, dans un français touchant. D'ailleurs, on s'amuse de ces Français râleurs et charmeurs, de leurs petites combines. Mais aussi de ce passage dans la prison, où Zeb Calloway semble s'y sentir comme chez lui. Et comment ne pas résister à ces passages où les trappeurs établissent leur campement, avec leurs viandes grillées et le whisky omniprésent...

Et quand vient le temps de l'action, le rythme change du tout au tout. Des fulgurances viennent traverser le récit, à l'image de ce bateau qui remonte lentement le cours du fleuve, très lentement... Jusqu'à ce que les Indiens viennent rompre la tranquillité du périple, et amener avec eux inquiétudes et menace. Une menace dont les trappeurs mettront du temps à se défaire, d'autant qu'en parallèle une compagnie de commerce de fourrures, ayant engagé de redoutables mercenaires, se jette toute entière à leurs trousses, avec la puissance et les moyens financiers d'une organisation particulièrement efficace...

Alternants de longs moments de calme, des scènes d'anthologie et des séquences plus animées, « La Captive aux yeux clairs » n'est pas un immense chef-d’œuvre. Pour autant, c'est à mon sens un grand et beau western, et même un grand et beau film tout court. A l'image de cette dernière séquence, qui vient donner une dimension supplémentaire, et même un supplément d'âme à ce long métrage décidément très attachant.

[4/4]

samedi 4 août 2018

« Memories of Murder » (Salinui chueok) de Bong Joon-ho (2003)

    J'ai vu pour la première fois « Memories of Murder » il y a presque 10 ans. Et à l'époque ce fut un choc. Je l'ai revu il y a peu, et si je craignais que le long métrage se soit émoussé, il n'a en réalité rien perdu de sa force. Film étendard du cinéma coréen, c'est avec ce long métrage que bien des personnes ont commencé à s'intéresser au cinéma du Pays du Matin Calme, un peu comme « Rashômon » en son temps pour le cinéma japonais. Et pour cause, « Memories of Murder » contient tous les ingrédients qui font la spécificité du cinéma coréen : hyperréaliste, violent, drôle, et surtout totalement imprévisible, avec des ruptures de ton incessantes qui retournent complètement le spectateur.

En effet, « Memories of Murder » est le récit tragicomique d'une enquête policière qui vire à la débandade totale. Bonh Joon-ho nous raconte l'histoire du premier tueur en série sud-coréen dans les années 80. Et c'est peu dire que la police de l'époque était loin de posséder les moyens de mener une enquête efficace et l'organisation appropriée. Scènes de crimes malencontreusement saccagées par les badauds du coin, suspects considérés comme coupables sans raison valable et aussitôt maltraités, interrogatoires qui virent à la torture, faux témoignages, chamanisme... Tout est bon pour retrouver le meurtrier, mais son adresse dépasse de loin les compétences de la police locale, et même de l'inspecteur venu de Séoul exprès pour tenter de résoudre cette enquête.

Fait inattendu à l'époque où est sorti ce film, on assiste alors à l'impuissance de nos (anti-)héros... Ils cherchent, trouvent des indices, semblent avancer... Mais quand ils approchent du but, le tueur leur échappe. On souffre avec les personnages principaux de tourner en rond, d'avancer d'un pas pour en reculer de trois, et on comprend que leur exaspération finisse par tourner à l'aigre.

« Memories of Murder » est ainsi un thriller en tension constante, qui refuse les effets de manche qu'on voit venir longtemps à l'avance pour proposer de nombreux micro-retournements de situation. On est comme aux montagnes russes, on alterne moments de franche rigolade, et moments d'inquiétude voire d'effroi. Les évènements s'enchainent et on est pris par le tourbillon de cette enquête improbable et proprement incroyable, hallucinante et hallucinée. Impossible de rester impassible sur son siège en somme...

« Memories of Murder » c'est donc un scénario en or massif et une réalisation efficace, à la fois sobre et surprenante. Mais c'est aussi et surtout un formidable numéro d'acteurs. Il faut citer en premier Song Kang-ho, véritable histrion imprévisible qui porte presque le film à lui seul. Mais Kim Sang-kyeong n'est pas en reste et vient contrebalancer par son sérieux la folie douce de son coéquipier. Et puis toute la galerie des personnages secondaires est tout aussi digne d'éloges, des policiers véreux aux suspects un peu trop louches pour sembler innocents.

Pour finir, il faut aussi citer les quelques plans de poésie pure, magnifiques (notamment des champs et de la nature environnante), qui émaillent le film, pour apporter une respiration bienvenue au long métrage et contrebalancer sa noirceur. Et puis cette musique, à tomber, notamment celle du générique de fin. D'autant plus poignante après que l'on ait assisté à tant d'épreuves...

En résumé, si ce film n'est pas à mettre entre toutes les mains car il est dur et quelque peu sordide, il possède d'indéniables qualités : un rythme trépidant, un scénario riche et imprévisible, des acteurs bigger than life, une réalisation qui sert le propos, bref il promet un grand moment de cinéma. C'est d'ailleurs un long métrage qui a occasionné de nombreux suiveurs en Corée ou ailleurs... Et même Bong Joon-ho n'est pas arrivé à réaliser un film aussi bon par la suite. En bref, un film déjà culte.

[4/4]

samedi 14 juillet 2018

« Les Salauds Dorment en Paix » (Warui yatsu hodo yoku nemuru) d'Akira Kurosawa (1960)

    « Les Salauds Dorment en Paix » est plus qu'un polar fiévreux. C'est une intense dénonciation de la corruption qui régnait dans le milieu des affaires au sortir de la Seconde guerre mondiale, dans un Japon en pleine reconstruction. Kurosawa mit un point d'honneur à dépeindre les trafics d'influence en tous genres, à une époque où il était de bon ton de louer le redémarrage d'une économie en plein boom... à n'importe quel prix.

Le long métrage de Kurosawa fut donc incompris : pour son premier film sous la bannière Kurosawa Productions, sa propre société de production lui permettant de disposer d'une plus grande marge de manœuvre, le cinéaste nippon n'a pas choisi la facilité, qui aurait consisté à réaliser un « jidai-geki », ou film de sabre historique, genre dont il est le maître incontesté et dont le public asiatique comme occidental est si friand. Non, Kurosawa a décidé de tourner un long métrage contemporain sur un sujet qui peut sembler aride à première vue : des règlements de comptes au sein d'entreprises et de structures para-publiques, entre rétro-commissions, pots-de-vin et complots politico-financiers.

Ce qui est très intéressant, et qui donne l'une de ses grandes forces au film, c'est que Kurosawa s'est bien documenté et qu'il semble savoir mieux que personne comment se déroule un appel d'offre public et quels en sont les biais. Il décortique les rouages économiques des grandes entreprises et de la puissance publique avec le bon niveau de précision pour être suffisamment crédible sans se perdre dans des détails abscons. Et il réussit à donner vie à toute une galerie de personnages pris dans l'engrenage infernal de la cupidité : directeurs, sous-directeurs, vice-président, secrétaire particulier... Rien ni personne n'échappe à son regard acéré.

Mais la plus grande des forces de ce long métrage réside bien évidemment dans la mise en scène époustouflante de Kurosawa. Dans un noir et blanc contrasté, bien et mal sont en lutte frontale et en même temps, semblent inextricablement entremêlés. Les cadrages sont maîtrisés à la perfection, et la gestion de la profondeur de champ est comme toujours avec le Senseï magistrale, dans un refus obstiné du banal champ/contrechamp. Les personnages se déplacent dans le cadre, premier plan et arrière plan sont dynamiques, deux figures s'opposent et le troisième personnage, au milieu, passe du premier au second plan, etc. La gestion de la foule est tout autant impressionnante, à l'image de cet essaim de journalistes tel un chœur antique, agissant et réagissant comme un seul homme, commentant le déroulé des péripéties. Le tout tantôt dans de riches intérieurs, tantôt dans des ruines de bâtiments éventrés, dévastés par les bombardements, ce qui donne à ce film une identité visuelle extrêmement forte.

Et bien sûr, comment ne pas citer la scène introductive du mariage, typique de l'art de Kurosawa, avant tout visuel et donc cinématographique : tout est dit en quelques images de la relation qui unit Nishi au clan Iwabuchi et à la fille du patriarche, qu'il s'apprête à épouser. Tout est dit de la tension qui règne, des non dits oppressants, des faux semblants qui rendent la cérémonie éprouvante pour les protagonistes comme pour le spectateur. Le moindre geste, le moindre regard devient ainsi une déflagration d'émotion. Seul John Ford savait créer des images aussi percutantes avec si peu de pellicule, tout en restant dans la sobriété et la retenue.

Il faut également louer le talent des acteurs. Toshiro Mifune en tête, étonnamment sobre, bouillonnant intérieurement mais ne laissant rien transparaître, Tatsuya Mihashi en fils pourri gâté et en frère protecteur, Kyōko Kagawa en femme blessée, Masayuki Mori, méconnaissable en patriarche corrompu jusqu'à la moelle, Kamatari Fujiwara en sous-fifre peureux et Kō Nishimura, incarnant la folie d'une façon qui fait froid dans le dos. Seul l'habituel Takashi Shimura déçoit, trop gentil pour jouer de façon convaincante un pourri.

Toutefois, n'oublions pas la colonne vertébrale de ce long métrage : le scénario. Un scénario bourré de rebondissements, tendu, haletant et plein de suspense. Kurosawa transpose « Hamlet » à l'époque contemporaine et qui plus est au Japon... et une fois encore, ça marche ! Dans d'obscures circonstances, il y a 5 ans, un employé de la société d'Iwabuchi s'est suicidé à la suite d'une enquête judiciaire sur un appel d'offre frauduleux. Et 5 ans plus tard, quelqu'un semble vouloir venger cette mort, et est prêt à tout pour cela.

Mifune / Nishi devient un justicier inflexible, un héros des temps modernes pas tout à fait blanc, tendant même dangereusement vers le noir, gangrené par le mal contre lequel il veut lutter. Perdant peu à peu le contrôle d'évènements qui le dépassent, il se met à hésiter... et dès lors il court à sa perte. On ne joue pas avec le feu sans s'y bruler les ailes. Le bien et le mal ne sont pas ici véritablement distincts, et Nishi est dans cette zone grise où plus rien n'est clair. Quand les hommes de bien commencent à faire le mal pour le combattre, ils perdent peu à peu ce qui leur restait d'humanité.

C'est alors que dans un film noir au possible, modèle absolu du genre, intervient une lueur d'espoir et de fraicheur en la personne de Keiko Iwabuchi, cette femme infirme, initialement moquée et méprisée. Les personnages féminins sont rares dans le cinéma de Kurosawa, et plus encore les histoires d'amour. Alors quand Nishi avoue à Keiko l'amour qu'il lui porte en dépit des évènements, cette déclaration est d'autant plus intense et forte. Hélas, ironie du sort, c'est l'amour de Nishi pour Keiko qui le mènera à sa perte, ultime tragédie qui fait que la boucle est bouclée. Oui, les salauds dorment en paix... et Kurosawa signe là l'un de ses plus grands films, un long métrage puissant et noir, désespérément noir.

[4/4]

dimanche 17 juin 2018

« Boris Godounov » (Borís Godunóv) de Modeste Moussorgski (1869)

    Existe-t-il opéra plus sombre et plus puissant que le formidable « Boris Godounov » de Moussorgski ? Deux de ses composantes en font une œuvre tellurique, à la force démesurée : ses influences folkloriques russes, rudes, presque sauvages, le compositeur ayant fait le choix délibéré de quitter les rivages de l'opéra allemand ou italien pour s'immerger dans la musique populaire slave, et son intrigue dramatique au possible, directement inspirée de Shakespeare et de son « Macbeth ».

L'opéra de Moussorgski suit la trame du drame écrit par Pouchkine. Godounov, gravitant dans l'entourage d'Ivan le Terrible, prend le pouvoir après avoir fait assassiner le jeune Dimitri, dernier des descendants d'Ivan. Devenu Tsar après avoir été élu par l'assemblée des boyard, les nobles russes, Godounov devient un souverain éclairé, qui modernise son pays et œuvre pour son peuple. Mais alors que la famine sévit, Godounov est pris de remords : le meurtre qui lui a permis d'accéder au trône le hante nuits et jours. Sa culpabilité le ronge de plus en plus, et le coup de grâce arrive quand il apprend qu'un usurpateur se fait passer pour Dimitri, revenu d'entre les morts et marchant à la tête d'une armée sur Moscou.

Le drame de Pouchkine, quasiment repris tel quel par Moussorgski, est un modèle de tragédie russe, mêlant intelligemment influences occidentales et slaves. La quête de pouvoir insensée, l'hubris démesurée de Godounov, se mêle à la culpabilité chrétienne, à cette conscience omnisciente, qui ne permet pas de repos. La douleur, si présente dans la culture russe, y est omniprésente : Godounov agonise lentement, et paie pour le crime qu'il a commis. Mais le coup de génie de cette tragédie, c'est cette image du double maléfique, du revenant, si j'en crois mes lectures historiquement véridique. Godounov se confronte à Dimitri, innocent assassiné et usurpateur perfide à la fois. Bien et mal sont entremêlés, et comme tout tyran étant parvenu au pouvoir par le sang, Godounov périra par l'épée, ou presque.

Autre aspect qui confère à cette œuvre sa grandeur dramatique, le fait qu'à l'inverse du Macbeth de Shakespeare, Godounov ait un visage humain : il veut le bonheur de sa fille et de son fils, il est soucieux de son peuple, il semble même qu'il ait été un grand Tsar réformateur historiquement parlant. Pour autant, l'Histoire et l'histoire ne retiennent que le régicide fondateur de son règne. La foule comme Godounov lui-même lui dénient toute légitimité dès lors que son accès au pouvoir s'est fait dans le sang, ce qui est tout à fait incompatible avec un pouvoir éclairé.

Et quoi de mieux que la musique slave, aux harmonies pleines et rugueuses, pour rendre compte de ces tourments ? Si dramatiquement parlant, « Boris Godounov » est déjà un chef-d’œuvre, musicalement parlant, c'est un monstrueux diamant noir, réservant qui plus est des moments de grâce absolue. La richesse harmonique de cette œuvre laisse pantois. Musicalement comme vocalement, les différents passages marquent par leur contraste sonore, par leur complexité et leur évidence à la fois, dès l'ouverture et le prologue. 

D'Arvö Part à Moussorgski en passant par Borodine, Rimski-Korsakov ou encore les chœurs anonymes de moines orthodoxes, les défenseurs de la musique slave dans ce qu'elle a de primitif et d'extrêmement sophistiqué à la fois sont les meilleurs passeurs de ces harmonies si particulières. Et l'on retrouve cette force musicale dans les nombreux chants de la foule, électrisants et hérissant le poil, par leurs harmonieuses dissonances. De même, les moments purement instrumentaux sont tout aussi prenants, mêlant habilement suavité symphonique et folklore russe. Et que dire des monologues chantés ? Le moindre des seconds rôles peut se révéler bouleversant : le sage Pimène, l'Innocent, faible et fort à la fois, le perfide Chouïski, ou encore le truculent moine Varlaam. Sans oublier, bien sûr, Boris Godounov, terrifiant et touchant à la fois.

J'ai eu la chance d'assister à cet opéra hier soir à Bastille, dans une mise en scène d'Ivo van Hove, dont je ne peux m'empêcher de toucher quelques mots. Tout d'abord, chapeau bas aux musiciens et chanteurs. Le chef Vladimir Jurowski rend toute la subtilité et toute la grandeur de la partition de Moussorgski. Le chœur est décidément extraordinaire. Mais les interprètes vocaux sont plus encore dignes d'éloges. Je retiens notamment Ildar Abdrazakov, qui EST littéralement Godounov, vocalement et scéniquement parfait, Ain Anger en formidable Pimène, basse à la voix ample et sonore, et Vasily Efimov, inoubliable Innocent presque nu, avec une voix de ténor claire, sonore elle aussi et au beau timbre. Le reste de la distribution est de la même qualité, je regrette juste la voix un peu sourde du massif Maxim Paster, ténor incarnant toutefois le Prince Chouïski avec ce qu'il faut de duplicité et de brio pour convaincre totalement.

Parlons maintenant des choix scéniques d'Ivo van Hove. Je m'en suis rendu compte après la représentation, c'est le metteur en scène des « Damnés » de Visconti, montée avec la Comédie Française en 2016, une mise en scène qui avait beaucoup fait parler d'elle, à grands renforts d'effets vidéos. Le moins que l'on puisse dire c'est que van Hove est égal à lui-même, et se caricature presque : on retrouve les effets vidéos superfétatoires qui masquent le manque d'inspiration de la mise en scène, minimaliste au possible. Deux couleurs dominent : le rouge et le blanc, le sang et la pureté. Un dualisme qui n'est pas de très bon augure, et de fait toute la représentation est de cet acabit, avec son symbolisme bien appuyé, à grands renforts d'images de couronne démesurée ou d'enfants fantômes voire assassinés. 

Heureusement, je ne peux pas dire que van Hove dénature complètement l’œuvre d'origine : malgré son outrance et son manque criant de subtilité et d'inventivité, la mise en scène ne verse pas tout à fait dans le grand guignol, ouf ! Son choix de faire se dérouler l'intrigue dans un XXème siècle soviétique ou un XXIème siècle poutinien terne, sale et gris n'est d'ailleurs pas sans intérêt, tant l'histoire du peuple russe se répète pour son malheur : d'Ivan le Terrible à Poutine en passant par Godounov et Staline, les Russes ont eu à subir un nombre de tyrans impressionnant. Mais l'intrigue pourrait également se dérouler dans n'importe quel autre pays ayant à subir les affres de la tyrannie. Ivo van Hove parvient ainsi à rendre cet opéra universel et intemporel, ce qui n'est déjà pas si mal. Même si ce choix masque sa faible inspiration et fait regretter la splendeur qu'aurait pu être ce « Boris Godounov » replacé dans son époque. Je ne peux ainsi que songer à la version mise en scène par Andreï Tarkovski, qui devait être bien plus inspirée et réussie !

Ivo van Hove peine ainsi à maintenir le spectateur en haleine le long des deux heures de représentation avec sa mise en scène rachitique, et c'est alors l’œuvre de Moussorgski qui reprend le dessus : le livret et la partition captivent par leur grandeur, brillamment incarnés par de talentueux interprètes. Malgré les défauts de cette version 2018, il s'agit donc d'une réussite certaine, surtout d'un point de vue musical (étonnant non ?), permettant d'apprécier d'autant plus cet opéra grandiose, chef-d’œuvre absolu de Moussorgski... et plus largement de la musique occidentale.

[4/4]

samedi 16 juin 2018

« Prince Vaillant » (Prince Valiant in the Days of King Arthur) de Harold Foster (1937)

    « Prince Vaillant » ou en anglais « Prince Valiant » (avec un seul « l » et le « i » juste après) est un grand classique de la bande dessinée. J'ai découvert ce héros et ses aventures, contemporaines du Roi Arthur, dans ma jeunesse, avec la série animée éponyme. Inutile de préciser que c'était l'un de mes dessins animés préférés, et encore aujourd'hui, plus de 20 ans après, je me souviens de certains épisodes et personnages, tant la série m'avait marqué. Plus tard, en me plongeant dans l'art de la bande dessinée et en lisant des ouvrages de référence, j'ai pu voir des extraits de la bande dessinée d'origine. La composition magistrale des vignettes, le noir et blanc sculptural, l'audace de certains passages à la fois oniriques et philosophiques, ne pouvaient qu'aiguiser ma curiosité.

Je me devais donc de lire ce fameux comic qui semblait être un chef d’œuvre inestimable du Neuvième Art. Bien évidemment, la série est quasiment introuvable à l'heure actuelle, et pendant des années, comme dans toute bonne chasse au trésor, j'ai dû chercher longtemps sans grand espoir d'avoir un jour ne serait-ce qu'un exemplaire entre les mains. C'est aujourd'hui chose faite, grâce aux bibliothèque de Paris (que ferait-on sans nos chères bibliothèques...) : j'ai pu ainsi lire les 3 premiers tomes de la série, allant de 1937 à 1943. 

Et si obtenir un exemplaire de « Prince Vaillant » se mérite... il en va de même pour sa lecture ! Car Valiant est une série archaïque à bien des égards. Tout d'abord, c'est une accumulation de planches uniques, car à l'époque la série était diffusée, comme de coutume alors, dans un journal hebdomadaire, planche par planche. Ce qui fait que chaque page débute par un résumé de la précédente, et s'achève sur un teasing de la suivante... Et c'est perturbant, car de temps en temps on lit le résumé, ce qui brise le rythme de lecture, parfois on le passe, car souvent c'est de la simple redite sans aucun intérêt... mais quelquefois y sont incluses des informations indispensables pour comprendre la planche... Perturbant vous dis-je.

De plus, pas de bulles pour retranscrire les paroles des personnages, tout est écrit en mode « récitatif », en haut ou bas de case. Cela dit ce n'est pas le plus gênant. Ce qui m'a le plus décontenancé, c'est le ton très daté du scénario et de la psychologie des personnages. Valiant est un jeune homme fougueux qui ne songe qu'à massacrer ses ennemis, sauf en de rares occasions quand l'un d'eux se montre suffisamment noble, drôle ou pitoyable pour mériter sa miséricorde. En guise d'humour, lourdingue au possible, quelques diatribes contre les femmes jugées juste bonne à régner... sur le foyer familial, à geindre ou à papillonner des yeux pour séduire le pauvre mâle bagarreur ; des passages douteux du type (je cite, sic) « Val trébuche bientôt sur un signe indubitable du passage du courageux et humoriste Gauvain », et l'on voit un bonhomme raide mort une grosse épée plantée dans le cœur, et j'en passe.

Si Valiant a quelque défauts : son orgueil, son arrogance, son impatience, il est aussi un modèle de force et de brutalité. Sans aucun doute était-ce un parangon de virilité pour le citoyen américain du milieu du XXème siècle. Néanmoins c'est peu dire que cette image d'Epinal n'a pas survécu au temps. D'autant que Valiant avec sa coiffure figée de Playmobil et son visage de cire n'est pas non plus un personnage des plus complexes... Et de fait, la quasi totalité des personnages de cette épopée flamboyante est très binaire, visuellement comme psychologiquement. Les mages ont des robes avec des étoiles et des lunes, les méchants ont des rictus bien fourbes, etc. etc. Toutefois, à de rares passages, certains personnages se révèlent un brin plus complexes et touchants, comme le géant du tome 2 ou le jeune infirme du tome 3... Mais ce ne sont à chaque fois que 2-3 pages sur 120... Idem, les passages onirico-philosophiques sont l'exception qui confirme la règle : 2-3 pages à tout casser par tome.

En bref, si je salue le style graphique de Foster, impressionnant il est vrai, notamment dans sa composition du plan puissante et dans la finesse des détails, je suis plus circonspects quant à certaines facilités visuelles propres à son époque (ah les brushings impeccables des damoiselles et damoiseaux so 1940 et le visage de poupon de Valiant...) et je suis effaré par la balourdise du scénario, à de trop rares occasions illuminé d'éclairs de génie. Je ne peux m'empêcher de comparer Valiant à « Little Nemo », créé 30 ans plus tôt par le génial Winsor McCay. Et c'est peu dire que Nemo offre un plaisir de lecture ô combien plus subtil, avec ses visuels au goût parfait dans leur fantaisie débridée, avec des personnages bien plus complexes l'air de rien comme Flip, l’histrion « ami-ennemi » de Nemo. Si je devais retenir une bande dessinée fondatrice, ce serait donc bien celle pensée et mise en images par McCay, et non ce Valiant lourdaud, même si la bande dessinée de Harold Foster possède des qualités indéniables et a été un jalon dans l'histoire du Neuvième Art.

Exception faite de « Little Nemo », donc, je ne peux m'empêcher de penser combien la bande dessinée franco-belge, victime de censure ou d'auto-censure certes, est bien plus humaine et bien plus riche que sa cousine outre Atlantique. Pour tout dire, c'est bien d'humanité que manque « Prince Vaillant »... Je ne pense donc pas partir à la recherche des tomes suivants, je préfère continuer mon exploration de la BD européenne, bien plus intéressante à mon goût. Même si j'ai été heureux d'avoir pu enfin lire les aventures de Prince Valiant au temps du Roi Arthur.

[2/4]

samedi 2 juin 2018

« L'Homme qui tua Don Quichotte » (The Man Who Killed Don Quixote) de Terry Gilliam (2018)

    Je ne m’étendrai pas sur la genèse de « L’Homme qui tua Don Quichotte ». Pour cela, je vous enjoins à vous référer à l’excellent documentaire « Lost in La Mancha », qui narre les déboires invraisemblables que Terry Gilliam a subi en tentant de réaliser ce film, déboires tellement « bigger than life » que le présent long métrage a failli ne pas voir le jour à de nombreuses reprises, et qu’il vient de sortir sur grand écran 20 ans après le début de sa production.

20 ans à lutter à contre courant, 20 ans de malchance, toutes ces années et toutes ces péripéties font que le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de l’attente des spectateurs, elle aussi démesurée. Et pour cause, si ce film démontre une fois de plus combien l’inventivité de Gilliam est foisonnante, combien son style est particulier et combien il a de talent, je ne peux qu’être relativement déçu à l’idée que l’ex-Monty Python n’est pas passé loin du chef-d’œuvre.

Les acteurs, comme souvent chez Gilliam, sont excellents, Jonathan Pryce et Adam Driver en tête. On regrette l’absence de Jean Rochefort (paix à son âme) et de Johnny Depp, moins celle de Vanessa Paradis, mais le duo d’acteurs principaux finalement à l’affiche a suffisamment de métier et de talent pour (quasiment) les faire oublier.

Les décors et les costumes sont eux aussi dignes de la réputation de Gilliam, réalisateur que l’on peut qualifier sans trop se tromper de baroque, génial caricaturiste à l’image d’un Fellini. Les passages dans le château de l’oligarque sont par exemple somptueux et surprenants, hélas tout le film n’est pas aussi digne d’intérêt visuellement, même si Gilliam se coule dans les codes de la peinture espagnole façon Goya. En effet, ce film semble réalisé par un Espagnol, tant l’imagerie à l’œuvre parvient à incarner l’âme espagnole, noire, rude et torturée, même si quelques clichés ne nous sont pas épargnés. Les pérégrinations de notre Don Quichotte et de son Sancho Panza d’écuyer sont convaincantes : on se croirait plongé dans le roman de Cervantes, même si je ne l’ai pas lu. Disons qu’au moins, Gilliam réussi à donner vie et corps au mythe tel qu’on peut se le représenter.

Maintenant, « L’Homme qui tua Don Quichotte » n’est pas exempt de défauts. Le premier et le plus dommageable est la maladresse de son rythme. Si la première partie du film est réussie et savoureuse, notamment en prenant le temps de dépeindre le quotidien d’un tournage de film centré sur la figure d’un réalisateur désinvolte et imbu de lui-même (Adam Driver), le long métrage vire rapidement au grand n’importe quoi, et n’en finit plus de finir, au gré de scènes qui s’enchaînent pour semble-t-il conclure l’intrigue… et finalement la relancer. Il en résulte une impression de fatigue : on se demande où Gilliam veut en venir alors qu’il semble tourner en rond et ne pas savoir quoi faire des enjeux qu’il a fait naître.

Deuxième défaut de taille : le scénario terriblement confus et à moitié raté tant « L’Homme qui tua Don Quichotte » ressemble à un soufflé qui gagne en envergure avant de se dégonfler progressivement, devenant une espèce de coquille vide purement visuelle. C’est la marque de certains autres films de Gilliam, mais là ça devient particulièrement prégnant : une fois passée la satire du monde cinématographique et de ses bassesses, et une fois entamée la fable sur la folie un peu trop appuyée à mon goût, il ne reste plus grand chose à se mettre sous la dent, et les personnages finissent d’ailleurs par enchaîner les incohérences. D’autant que Gilliam se fait lourd quand il cherche à nous perdre avec les tribulations de ses personnages. Passer des gitans aux terroristes islamistes puis aux réfugiés en quelques minutes, ça reste un peu sur l’estomac tant le cinéaste fait preuve de balourdise, même si mettre ces sujets sur la table ne manque pas d’intérêt ni de courage. Dommage qu’ils soient complètement survolés et qu’on peine à comprendre pourquoi ils surgissent tout à coup dans l’intrigue.

Enfin, la réalisation et certains choix esthétiques m’ont déconcerté, à savoir ce goût pour le sordide, qui là aussi fait partie du style si particulier de Gilliam, mais qui prend trop de place et finit par écœurer (ceci explique sans doute cela). Ce défaut est lié à la thématique de la folie longuement abordée dans ce film, sous un angle qui n’est ni humaniste ni poétique, mais plutôt tragique et douloureux. Le Don Quichotte du film passe clairement pour un fou à lier, et ne fait pas franchement sourire, même si certains passages sont très drôles. Le jusqu’au-boutisme des personnages de Gilliam fait un peu froid dans le dos, et met quelque peu mal à l’aise. Preuve sans doute de l’efficacité du film, mais également de son ton assez monolithique, sorte de sombre bad trip de 2 heures parcouru de quelques rares éclairs de lumière.

« L’Homme qui tua Don Quichotte » est donc un film assez éprouvant, parfois appréciable, mais pas aussi pertinent ni généreux que je l’aurais souhaité. Il ne s’agit pas non plus d’un plantage, plutôt d’un entre-deux, un long métrage moyen qui n’est que l’ombre de ce qu’il aurait pu être. Mais au vu de ses  terribles conditions de réalisation, on ne peut que s’estimer heureux qu’il ait pu être achevé et apprécier un film tout à fait honorable, réalisé par un réalisateur talentueux, qui a encore des choses à dire.

[2/4]

dimanche 27 mai 2018

« L'Homme qui tua Liberty Valance » (The Man Who Shot Liberty Valance) de John Ford (1962)

    « L'Homme qui tua Liberty Valance » est précédé par une glorieuse réputation. Au point qu'on le cite régulièrement comme l'un des tous meilleurs, sinon le meilleur film de John Ford. Hélas, ce genre de réputation est souvent à double tranchant : j'en ai fait l'amère expérience, et de ce que je lis ici et là, il me semble que je suis loin d'être le seul. Car j'ai eu le malheur de me jeter sur ce long métrage pour pouvoir découvrir « mon premier » John Ford. Sûr de taper dans le mille, il y a une dizaine d'années j'ai emprunté le DVD... mais quelle ne fut pas ma surprise, et surtout ma déception...

Car « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas un western classique à proprement parler. Terriblement déçu, j'ai donc laissé la filmographie de John Ford de côté pendant des années – à tort, mais aujourd'hui l'erreur est heureusement réparée, ce qui n'est pas le cas pour tout le monde hélas... En effet, il n'y a pas ici de grands espaces à l'horizon, et encore moins la présence majestueuse de la fameuse Monument Valley. Il n'y a pas non plus de chevauchées endiablées, ni d'attaques d'Indiens ou de charges de cavalerie Yankee ou Confédérée... Car ce long métrage est avant tout un méta-western. Un film qui pense, qui analyse, qui déconstruit pour reconstruire ce genre cinématographique. C'est à ma connaissance peut-être le seul. En tout cas, il reste inégalé, notamment grâce à ses différents niveaux de lecture, d'une grande richesse.

Tout d'abord, c'est le récit d'un trio de personnalités qui s'affrontent : James Stewart joue Ransom Stoddard, un jeune avocat courageux mais littéralement démuni dans l'Ouest violent ; John Wayne incarne Tom Doniphon, un cow-boy roublard et physique, généreux mais craint pour l'agilité de sa gâchette ; et Lee Marvin est Liberty Valance, bandit personnifiant le mal à lui seul : la méchanceté, la brutalité, la cruauté. Si Stoddard ne craint pas Valance, même après que celui-ci l'ait laissé pour mort après avoir attaqué sa diligence, seul Doniphon est réellement en mesure d'affronter ce dernier.

Mais Stoddard ne l'entend pas de cette oreille. Résolu à se venger de l'affront que Valance lui a infligé, mais aussi à défendre la population de son village contre les grands propriétaires terriens et leur homme de main : Liberty Valance, encore et toujours lui, Stoddard veut faire respecter la loi. Si Doniphon ne croit qu'en la vertu d'un revolver chargé pour se défendre, Stoddard estime que le droit vaincra, et qu'une nation civilisée sortira du Far West aux mœurs sauvages. Ainsi nos trois personnages principaux incarnent-ils trois idéaux-types : l'idéal civilisé, non violent, pacifié ; l'idéal de la virilité guerrière, se battant pour l'honneur et le bien, quitte à faire usage de la violence ; le mal et la violence déchaînée, toujours à l'affut pour prendre la place du bien et soumettre les faibles.

Qui plus est, l'intrigue repose également sur l'opposition entre Stoddard et Doniphon, tous deux épris de la belle Hallie, qui tantôt préfère la force de Doniphon/Wayne, quand sa rusticité ne l'exaspère pas, tantôt préfère la vive intelligence et le courage inconscient de Stoddard/Stewart, et même sa touchante faiblesse. « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas seulement un affrontement viril, c'est donc aussi un triangle amoureux tragique.

Mais on ne peut oublier enfin la grande dimension historique et sociologique de ce long métrage. A l'instar de « Princesse Mononoké » de Miyazaki (je sais, la comparaison peut sembler hardie), ce film est le récit du passage du mythe à la réalité plate et pragmatique, du passage d'un monde merveilleux à un monde désenchanté, épris de raison et privé de la magie de l'Ouest et de ses contrées ouvertes à l'aventure la plus pure. Deux éléments en sont la manifestation la plus évidente.

Premièrement, c'est la loi qui a le dernier mot. Le héros de l'histoire, voire de l'Histoire, c'est Ransom Stoddard, avocat devenu un célèbre sénateur, révéré voire déifié pour avoir tué Liberty Valance, ironie de l'histoire pour un pacifiste consciencieux comme lui. Et celui qui a tout perdu, honneur, femme, patrie, c'est Doniphon, le vieux cow-boy vigoureux, mort dans l'anonymat et le dénuement le plus total. Là encore, ironie de l'histoire quand on connaît la vérité. La loi a domestiqué la violence, peut-être a-t-elle aussi fait taire l'honneur et le courage. Comme dans « Mononoké », John Ford nous fait comprendre que le nouveau monde a perdu quelque chose de l'ancien, et quelque chose d'important, peut-être même son âme, même s'il n'est pas explicite et reste mesuré, donc subtil. 

Deuxièmement, et pour parachever le tout, le dernier plan vient illustrer à merveille ce basculement vers une nouvelle ère : un train s'échappe dans le paysage, dans une courbe gracieuse, s'élançant dans des terres là aussi domestiquées. Ça y est, le citoyen Américain est en territoire conquis, il ne s'aventure plus dans l'inconnu, les États-Unis sont finis, au sens limités et connus, il n'y a plus grand chose à découvrir, et les grandes étendues d'hier ressemblent plus à un jardin anglais qu'au terrible Far West de la légende... Et l'instrument de cette victoire est le train, le rail, la technologie en somme.

« L'Homme qui tua Liberty Valance » est donc un film très riche, profond, mais également parfois très drôle. Car pour finir je ne peux pas ne pas évoquer un des sommets drôlatiques de ce long métrage : le monologue quasi shakespearien de Peabody quand il est totalement ivre, dans son bureau, qui vaut presque à lui seul le visionnage de ce film. Et j'oubliais la scène du steak, proprement dantesque et elle aussi mythique – et tant d'autres passages bien sûr !

Bref, je vous conseille de regarder d'abord une bonne dizaine de films de Ford, notamment ses westerns admirés à raison (« La Chevauchée Fantastique », « La Prisonnière du Désert », « La Poursuite Infernale », « Rio Grande »...) ou ses grands films plus contemporains (« L'Homme Tranquille » ou « Qu'elle était verte ma vallée »), et je vous assure qu'après vous apprécierez d'autant plus « L'Homme qui tua Liberty Valance », merveilleux long métrage et véritable testament spirituel et artistique de John Ford.

[4/4]

dimanche 20 mai 2018

« La Griffe Noire » de Jacques Martin (1959)

    Je suis en train de relire les bandes dessinées Alix, signées Jacques Martin, comblant par la même occasion mes lacunes en la matière, car si cette série a suscité très tôt mon intérêt, ce qui fait que j'ai gardé longtemps le souvenir d'albums de très grande qualité, avec des histoires fortes, je connais finalement très mal voire pas du tout la majeure partie des opus de la série. Et je commence à écrire dessus en ayant fait le choix de « La Griffe Noire », seul album que nous possédions dans la famille et que j'ai donc pu lire et relire de nombreuses fois.

Vous vous en douterez, cet album ne pouvait que frapper l'imagination d'un jeune lecteur : tout comme « Les Dix Petits Nègres » d'Agatha Christie, cette histoire de morts (ou paralysies, mais le résultat est quasi le même) qui s'accumulent, provoquées par un mystérieux individu, bizarrement accoutré et muni d'une arme effrayante, ne pouvait que me saisir d'effroi, et c'est avec un plaisir mêlé d'appréhension que je relisais ce récit fascinant. D'autant que l'arrière plan antique, mettant en scène des Romains contemporains de César, est tout bonnement passionnant.

Aujourd'hui, avec le recul, j'apprécie d'autant plus cet album, tellement riche par bien des aspects. Visuellement, il faut tout d'abord noter que c'est le premier réellement maîtrisé de bout en bout par Jacques Martin. Les cases se font moins nombreuses par planches, qui sont donc plus aérées, avec de très belles couleurs vives mais harmonieuses. Signe de la maturité de son art, il se permet des cases introductives ou de transition qui s'attardent sur les lieux, une atmosphère, un aspect particulier qui ne rend que plus crédible l'histoire et plus grande l'immersion (ah Pompéi...). Le genre de digressions particulièrement appréciables dans le Septième ou le Neuvième Art, quand l'intrigue ne se résume pas à de l'action pure (et stupide) ou à des courses poursuites à n'en plus finir.

Ici, Jacques Martin prend le temps de poser les éléments de son scénario l'un après l'autre (ah ces fameuses 64 pages qui permettent le plein épanouissement d'un récit), et l'on découvre peu à peu les ressorts de l'intrigue. Celle-ci est finalement moins le récit d'une vengeance que celui, terriblement tragique, d'une bavure sanglante. J'ai perçu chez Jacques Martin deux grandes tendances dont j'ai rarement vu mention dans les critiques ici et là.

Il est de bon ton – à raison en un sens – de moquer Enak et ses maladresses (souvent exaspérantes il faut bien le dire) et de s'attarder sur l'homo-érotisme refoulé des deux personnages principaux. Signe de notre époque sans doute, obsédée par le ridicule et la sexualité... Mais je regrette ce passage obligé car on omet de parler de tout le reste ! Notamment, j'y reviens, cette grande mélancolie et ce sens inouï du tragique qui n'appartiennent qu'à cette série, les albums de Lefranc ayant une autre tonalité, pas aussi subtile et profonde à la fois.

Cette grande geste tragique qui est celle des grandes figures de l'Antiquité, est inaugurée dans « Alix l'Intrépide » avec le récit qui nous est fait de la mort de Crassus : un général Parthe, Suréna, lui fait couler de l'or en fusion dans la bouche, pour le « récompenser » de son avidité. D’emblée le ton nous est donné ! Et l'image, violente, est particulièrement frappante. C'est la même chose ici, dans « La Griffe Noire », les 5 amis au passé lourd sont sans doute déjà morts des années auparavant, et ne vivent plus qu'en sursis, rattrapés par la folie barbare de leur jeunesse. La vengeance – est-ce de la justice ? – est alors inexorable. Et rien ne semble l'arrêter, comme dans toute grande tragédie antique.

En somme, « La Griffe Noire » n'est pas seulement une enquête policière antique, c'est aussi une vive dénonciation de l'hubris et de la folie des hommes, qui trouvent leur accomplissement dans la guerre et d'autres méfaits qui déchirent l'humanité. Contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là (là encore ça devient un passage obligé déconcertant de facilité et de bêtise), Jacques Martin est pleinement conscient de l'horreur qui pouvait régner pendant l'Antiquité, et il n'a jamais masqué ses aspects les plus noirs. D'autant qu'il a su également faire renaître certains de ses plus beaux aspects. Mais c'est une autre histoire...

[4/4]

dimanche 6 mai 2018

« Rush » de Ron Howard (2013)

    « Rush » et moi, c'est une rencontre improbable. Rien ne me prédestinait à regarder et encore moins à apprécier ce long métrage. Un film sur la Formule 1, sport auquel je ne connais rien, qui plus est au format biopic, genre souvent lénifiant et académique au cinéma, de surcroît réalisé par Ron Howard, pas franchement un réalisateur passionnant ni extraordinairement doué, et avec Chris Hemsworth, l'acteur qui incarne le super héros Thor de Marvel à l'écran, dans l'un des rôles principaux : il n'y avait pas grand chose qui aurait pu retenir mon attention. Mais... car il y a un mais : tout d'abord la présence du talentueux Daniel Brühl à l'affiche, voilà déjà un premier argument. Et puis surtout le bouche à oreille très positif dont bénéficie ce film sur internet a fini par me convaincre de jeter un œil sur ledit long métrage.

Et quelle bonne surprise ! « Rush » c'est l'histoire vraie d'un duel entre deux pilotes de Formule 1 : le Britannique James Hunt (Chris Hemsworth) et l'Autrichien Niki Lauda (Daniel Brühl). Deux pilotes et surtout deux hommes que tout oppose, notamment une vision de la vie radicalement différente. Hunt est un playboy hédoniste, qui enchaîne les conquêtes féminines et la prise de substances illicites, la vie ne valant pour lui que si elle vraiment vécue, en faisant la fête autant que possible. Et sa conduite est à cette image : vivre vite et mourir jeune semble être sa devise. Il n'hésite pas à prendre les risques les plus fous, il se joue de la mort, totalement inconscient qu'il est. Et pourtant, avant chaque course l'anxiété le gagne, et il vomit à chaque fois tellement il a peur de mourir un jour.

Lauda est quant à lui un personnage froid, sérieux et calculateur. S'il prend des risques, ils sont toujours mesurés, il se fixe une ligne jaune à ne pas franchir. C'est également un mécanicien de génie, capable de bricoler ses voitures pour leur faire gagner des secondes voire des minutes précieuses, jouant lui aussi avec la mort, mais semblant tout maîtriser. Sa vie est à l'image de son attitude au volant : il ne laisse pas transparaître ses émotions et il n'est guère doué pour séduire les femmes.

Pour autant, ce qui est intéressant, c'est que ces deux pilotes ont en commun d'être rejetés par leur famille et la société, et malgré tout ils s'accrochent : ils ne pourraient pas faire autre chose que de la Formule 1. A leurs débuts, ils vivotent grâce à de petits boulots et peinent à financer leurs premières voitures et courses. Lauda se révèlera un peu plus malin que Hunt à ce petit jeu, et Hunt un peu plus doué dans leurs premiers duels, même s'ils comprennent rapidement que leur rivalité ne fait que commencer et qu'ils seront amenés à se revoir et à se côtoyer encore longtemps, au plus haut niveau.

Et leurs confrontations sur la piste sont épiques, sublimées par les prises de vues survoltées de Ron Howard. Mais loin d'une réalisation stroboscopique ou tape-à-l’œil, « Rush » est filmé avec une lisibilité exceptionnelle pour un tel long métrage, un réalisateur hollywoodien contemporain n'aurait pas hésité à en faire des tonnes et à s'en donner à cœur joie dans le genre film de voitures sous testostérone. Si la réalisation est ici électrique, elle est toujours au service du propos, Howard s'intéressant moins aux courses en tant que telles qu'à ses personnages.

Car ce duel vire rapidement à l'affrontement métaphysique tant Hunt et Lauda sont élevés au stade d'idéaux-types : la passion contre la sagesse, mais aussi la chaleur humaine contre une vie de calcul, voire étriquée, ou encore l'immaturité contre la profondeur, la ligne de partage entre ces deux pilotes peut être prise sous bien des angles différents, et l'on s'aperçoit rapidement de la richesse de ce long métrage, sous ses atours de banal film de genre.

Les péripéties sont nombreuses et les retournements scénaristiques prenants. De plus, les dialogues sont savoureux, la plupart tirés des vraies paroles échangées par Hunt et Lauda. Et on fini ainsi par s'attacher à ces deux personnages hauts en couleur, brillamment interprétés par deux bons acteurs, notamment un Daniel Brühl transfiguré, incarnant véritablement l'Autrichien Niki Lauda et sa personnalité si complexe. En somme, « Rush » est une vraie réussite, dépassant l'exercice de style pour atteindre le niveau de quasi classique instantané.

[3/4]

lundi 30 avril 2018

« Largo Winch – L'Héritier » de Philippe Francq et Jean Van Hamme (1990)

    Peu de gens le savent, Largo Winch a d'abord été créé par le célèbre scénariste belge Jean Van Hamme au format roman. Il a ensuite décidé d'adapter ces ouvrages en bande dessinée avec Philippe Francq au dessin. Si je n'ai pas lu lesdits romans, j'ai lu tous les albums BD de Largo Winch à ce jour au moins une fois, et ces derniers temps je me suis lancé dans une relecture de la série depuis le début. J'ai toujours bien aimé cette série, synonyme pour moi de bon divertissement, à prendre au second voire au troisième degré. De fait, j'imagine que les bouquins d'origine relèvent du roman de gare, car les ingrédients de la série sont action, aventure, intrigues politico-financières, attrait pour le billet vert, mais aussi filles faciles (et facilement dénudées) ainsi qu'humour sous la ceinture. Difficile donc de vraiment prendre cette série au sérieux.

Pour autant, je la regarde aujourd'hui avec un œil un peu nouveau. Je me demandais dernièrement, en réfléchissant à un héros tel que Lefranc (ici), quelle pourrait être la profession d'un héros du XXIème siècle. Et je pensais fortement à Largo Winch, car le héros d'aujourd'hui semble être le chef d'entreprise, qu'il soit héritier ou entrepreneur. Il n'y a qu'à voir le succès qu'ont auprès des jeunes des personnes comme Mark Zuckerberg (PDG de Facebook), Elon Musk (PDG de Tesla ou de Space X, ayant le projet de coloniser Mars ou d'implanter des émetteurs dans le cerveau), Jeff Bezos (PDG d'Amazon) ou encore les PDG d'Airbnb, Uber ou Snapchat.

Dans un monde fini comme le nôtre, où quasiment tout le globe est connu, où l'aventure épique semble avoir disparu, quelques années après qu'un pseudo-intellectuel américain (Francis Fukuyama pour ne pas le nommer) ait parlé de « fin de l'histoire » pour qualifier notre époque, une époque gavée d'images, ou le narcissisme règne en maître et où l'argent est roi, érigé comme valeur suprême (au sens propre comme figuré), l'entrepreneur à succès est naturellement le héros auquel (presque) tout le monde veut ressembler. On ne demande plus à notre héros d'être cultivé ou magnanime, juste d'être un bon opportuniste, prêt à tout pour arriver à ses fins.

Tel pourrait être le portait robot de Largo Winch... sauf que Van Hamme est un auteur de « l'ancien monde », du XXème siècle, et qu'il a doté Largo de certaines qualités appréciables. Ainsi c'est un beau gosse volage et casse cou, mais il est également généreux, courageux, fidèle en amitié, et tient à utiliser son argent à bon escient, même s'il n'est pas dupe de la difficulté pour un PDG multi-milliardaire de conserver jusqu'au bout son éthique. Mais ce qui caractérise peut-être le plus Largo est qu'il est quelqu'un de responsable. Il se sent responsable envers ses amis, mais aussi ses salariés et ses clients finaux. La charge de PDG est lourde, très lourde, et il le sait mieux que quiconque. 

D'autant que sa fortune comme sa puissance attirent les requins de tous bords... même – et surtout – au sein de son comité exécutif ! Et c'est là tout le sel de cette série. Son intérêt ne réside pas dans les montages financiers complexes que Van Hamme se plaît à échafauder (et qui nous perdent un peu), mais dans cette lutte de tous les instants entre Largo et ses fourbes top managers, qui ne rêvent que de le faire disparaître pour prendre sa place. Le monde de l'entreprise est ainsi, c'est un véritable panier de crabes où l'on n'est jamais à l'abri de se prendre un coup de poignard dans le dos...

Par conséquent, les aventures de Largo sont souvent palpitantes et pleines d'imprévu. Et si Largo doit beaucoup à Van Hamme, son véritable géniteur... il doit aussi beaucoup, au format BD, à Philippe Francq et à son dessin d'une limpidité exemplaire (« j'essaie de faire du "fouillé-simple" » indique Francq lors d'une interview). Le trait de Francq arrive en effet à concilier deux extrêmes : souci du détail et parfaite lisibilité, le tout grâce à cet héritage de la fameuse ligne claire. Le résultat est bluffant : si Francq s'améliore d'album en album, les premiers étant encore un peu maladroits, il atteint vite une certaine virtuosité, lui permettant de dessiner des plans improbables et de spectaculaires scènes d'action, renforçant le caractère trépidant de la vie mouvementée que mène Largo.

Aventure et rebondissements, complots et trahisons, amitiés et amours d'un soir, grivoiserie et humour... et cette gravité propre à Largo, sorte de mix entre Corto Maltese, James Bond et Thorgal. Voici les caractéristiques d'une série portée par un héros au grand cœur et attachant. Une série bien plus intéressante qu'il n'y paraît au premier abord, comme un miroir de notre époque actuelle et de ses contradictions... mais aussi de ses idéaux.

[3/4]

samedi 28 avril 2018

« Virtue » de The Voidz (2018)

    « Virtue » est une vraie bonne nouvelle en ces temps de rock moribond, à une époque où les charts sont gangrenés par le rap et une immonde soupe commerciale diffusés sur tous les supports possibles et inimaginables. Qui plus est, The Voidz et plus précisément Julian Casablancas font figure de revenants. On pensait que leur premier album « Tyranny » n'était qu'une insolite parenthèse pour un Casablancas fatigué, lassé des Strokes, s'aventurant dans un bruitisme et un lâcher prise total, comme un défouloir, un essai récréatif, un retour aux sources d'un rock'n'roll crasseux, les Strokes étant devenus presque trop lisses et convenus. De fait, « Tyranny» était signé « Julian Casablancas+The Voidz », ces derniers semblant cantonnés au rôle de simple backing band sans importance, le tout jouant une musique difficilement écoutable, même si sous le verni hardcore on sentait poindre de belles mélodies. 4 ans plus tard, la surprise est totale, « Virtue » sonne comme un nouvel album des Strokes (version bad boys humoristique), gorgé de mélodies imparables et The Voidz apparaît comme un vrai groupe, cohérent et talentueux en diable.

The Voidz se paient même le luxe de prendre de sérieux risques... gagnants. « QYURRYUS » en est le parfait exemple : une mélodie totalement improbable, entre techno, métal et bad trip noisy avec un soupçon d’auto-tune réjouissant. Sur le papier ça fait peur et on n'a qu'une envie : fuir. Dans les faits, c'est une chanson géniale, mi sérieuse à l'excès, mi drôlatique, profondément originale, bien trop courte hélas. Et sur scène les Voidz semblent s'en donner à cœur joie pour l'interpréter, avec ce qu'il faut de théâtralité rock, comme dans leur passage au « Late Late Show with James Corden », visible sur Youtube ici. Et tout l'album alterne entre titres relativement difficiles d'accès, rappelant « Tyranny », et chansons mélodieuses, sortes de tubes immédiats. De plus, « Virtue » comporte 15 titres, et il est très rare (les connaisseurs ne devraient pas me contredire) de trouver des albums réussis avec autant de morceaux. Ici il n'y a guère de remplissage, les Voidz sont véritablement inspirés, et c'est tant mieux !

Nul doute que « Virtue » est voué à devenir un classique tant la plupart de ses titres sont réussis, avec des mélodies accrocheuses qui restent en tête. J'ai ma petite préférence pour Permanent High School, avec ses paroles désenchantées et surtout son refrain final digne des meilleurs chansons des Strokes, typique de cet art de la mélodie mélancolique et virtuose à la fois, comme si Casablancas était une sorte de Jean-Sébastien Bach du rock (j'exagère un peu... mais pas tant que ça). D'autres grands titres parcourent cet album : Leave It in My Dreams, tout à fait « strokien », QYURRYUS donc, le politique Pyramid of Bones, le vaporeux ALieNNatioN, Pink Ocean et la voix haut perchée de Casablancas, Lazy Boy, et j'en passe...

Bien évidemment « Virtue » est moins mainstream que les albums des Strokes et ne plaira pas à tout le monde. Toutefois il est bien plus accessible que « Tyranny » et conserve tout du long une qualité et une cohérence dans la diversité qui forcent le respect. C'est pour moi un vrai bon album de rock, avec une personnalité propre, un disque qui vaut largement bien des classiques du genre. Je fais le pari qu'on n'a pas fini d'entendre parler de Casablancas, alors qu'on ne pouvait pas en dire autant il y a quelques années. Et cette résurrection du chanteur new-yorkais n'est pas pour me déplaire...

[3/4]

dimanche 22 avril 2018

« Le Mystère Borg » de Jacques Martin (1965)

    Troisième et ultime aventure de Lefranc dessinée par Jacques Martin, elle clôture une série de trois albums de bande dessinée de grande qualité, denses, haletants, virtuoses même. « Le Mystère Borg » voit une fois de plus le reporter Guy Lefranc aux prises avec le mystérieux « méchant » éponyme, l'insaisissable Axel Borg, riche industriel peu scrupuleux. Je me suis concentré sur le personnage de Lefranc dans une autre critique (ici), je peux donc à présent m'étendre sur le personnage de Borg.

On avait fait la connaissance de cet homme peu recommandable dans « La Grande Menace ». Comme dans tout récit bien construit, on entendait d'abord parler de lui avant de le rencontrer, comme pour mieux matérialiser son aura, qui s'étend rien qu'en évoquant son nom. D'ailleurs, le titre du « Mystère Borg » est bien choisi, car tout ce qui fait l'attrait de ce personnage est justement le mystère qui plane sur lui. Et il est intéressant de noter que si les titres des deux albums précédents se référaient à l'intrigue en elle-même, sur les enjeux matériels et les dangers à venir, le titre de cet album délaisse le sujet de l'attaque bactériologique dont il est pourtant question, pour porter sur la figure d'Axel Borg. Comme s'il était le véritable héros de cet opus.

Et de fait, c'est lui qui donne tout leur sel aux trois premières aventures de Lefranc. Sans cet antagoniste brillamment machiavélique, on aurait eu plus de peine à s'intéresser aux pérégrinations de l'élève modèle Lefranc. Car Axel Borg est doublement dangereux : il est aussi intrépide et athlétique que Lefranc, mais il a en plus un avantage sur le reporter : son immense fortune, qui lui sert à asseoir son emprise sur le monde.

D'ailleurs, dans « La Grande Menace », on ne pouvait qu'être impressionné par l'immensité de ses moyens, de quoi tenir tête à une armée de soldats aguerris. Borg est un personnage trouble, mais aussi charmeur, qui tente de convertir Lefranc à sa vision du monde, souvent dans de belles bâtisses, un verre à la main, lui promettant richesse, confort et pouvoir, au gré de conversations pleines de verve et de piquantes réparties.

Mais ce qui est plus étonnant dans « Le Mystère Borg », c'est cette séquence qui vient densifier ce charismatique personnage, lorsqu'il quitte son palais vénitien et laisse derrière lui, à contrecœur, les magnifiques œuvres d'art qu'il a patiemment amassées. Quoi, un « méchant » doté de sentiments, et même d'une grande culture ? Une séquence hors du temps, comme une adresse pleine de rage au lecteur, venant de cet anti-héros finalement attachant. Je ne pense pas avoir pu lire beaucoup de séquences de ce type dans les bandes dessinées de l'époque, et c'est ce qui confère à cet album un charme particulier. Et à ce personnage une aura décidément fascinante...

[4/4]

« L'Ouragan de Feu » de Jacques Martin (1961)

    Cette critique ne portera pas tant sur l'intrigue en elle-même de « L'Ouragan de Feu », excellent album signé Jacques Martin, que sur le personnage de Lefranc, bien plus intéressant qu'on ne pourrait le croire, malgré ses défauts de « jeune premier » idéal.

Lefranc est un héros typique de la bande dessinée classique franco-belge, façon Journal de Tintin. C'est un héros athlétique, jamais à court de ressources, courageux et droit. Je dois dire qu'un tel héros, s'il peut sembler démodé aujourd'hui, conserve une part d'intérêt et de saveur que l'on ne retrouve plus guère dans les BD d'aujourd'hui, nombrilico-centrées sur la petite vie d'auteurs en mal de psychanalyse et aux névroses envahissantes. A l'époque, on savait faire des bandes dessinées palpitantes, illustrées de main de maître, avec parfois même plusieurs niveaux de lecture, que ce soit dans le registre comique (Astérix en est le plus bel exemple) comme dramatique. 

Je concède en même temps que le côté propre sur lui de Lefranc, habile dans les domaines les plus improbables qui soient et qui plus est un brin arrogant lui donnent un côté agaçant. L'irrévérence d'un Corto Maltese viendra nuancer d'une manière fort bienvenue ces héros en deux dimensions d'un autre temps. Néanmoins je me répète, je trouve des qualités au personnage de Lefranc.

L'une d'entre elles notamment, due précisément à Jacques Martin, est sa profession et l'époque à laquelle Lefranc l'exerce. Lefranc est en effet journaliste, et il est frappant de noter que pendant longtemps, au XXème siècle, le journaliste était perçu comme une sorte de héros des temps modernes. Jacques Martin a su, en son temps, répondre à cette question qui me taraude : comment donner naissance à un héros vivant des aventures à notre époque contemporaine ? Comment rendre le quotidien dense et intéressant, sans céder à la facilité de proposer un héros de l'Antiquité, du Moyen-Âge, ou de toute autre époque passée convoyant son lot de fantasmes, de mythes et de magie ?

On pourra m'objecter que nous ne sommes plus tout à fait contemporains de Lefranc, et que les années 50-60 étaient bien plus intéressantes qu'aujourd'hui. Il y a une part de vrai dans cette affirmation, mais n'exagérons rien : chaque époque a ses enjeux, la nôtre n'est finalement pas si dénuée d'intérêt. Mais au milieu du XXème siècle, la profession de journaliste était prisée par les auteurs en tous genres. Il n'y a qu'à voir l'un des plus célèbres d'entre eux : Tintin, reporter au Petit Vingtième.

Les auteurs de l'époque ont su percevoir tout le côté aventureux que pouvait comporter la vie de reporter, leur quête de vérité pouvant les mener aux quatre coins du monde, en affrontant les pires dangers, que ce soit dans des contrées reculées, aux côtés de policiers pour mener une enquête, ou sur le front en temps de guerre.

Le métier de journaliste a aujourd'hui un peu perdu de sa superbe, même si d'éminents représentants de cette profession lui font toujours honneur. Je me demande donc maintenant quelle profession mènerait un héros actuel... Je laisse volontairement cette question en suspens, car je n'ai pas la réponse... Même si j'ai ma petite idée.

[4/4]