jeudi 30 juin 2011

« Le Narcisse noir » (Black narcissus) de Michael Powell et Emeric Pressburger (1947)

    Un film sensuel comme un bloc de marbre... Je ne peux m'empêcher de penser au « Fleuve » de Renoir, et comparer ces deux oeuvres, voire les deux « nations » qui se confrontent de cette façon : peut-on voir en ces deux longs métrages l'un britannique et l'autre français (du moins pour ce qui est de leurs réalisateurs respectifs) un bon aperçu des différences culturelles qui nous séparent? C'est peut-être un raccourci hâtif... Toutefois une chose est certaine, « Le Narcisse noir » est un film raide comme ses décors en carton pâte, froid car mécanique et artificiel, sans âme et sans passion. C'en est même fascinant tant chaque plan est savamment construit et élaboré par nos deux compères, sûrs de leur bon goût et de leur raffinement, tandis qu'à chaque fois un petit détail vient désamorcer le sérieux (hilarant malgré lui) du film : un arrière-plan tremblant dans des passages censés nous couper le souffle par leur cadrage vertigineux, un humour lourdingue, des nonnes d'un ridicule, un mâle, un vrai au torse velu, et trottinant sur un poney trop bas pour lui (inoubliable), des éclairages qui ne trompent aujourd'hui plus personne, des protagonistes écrits à la truelle, clichés au possible, une sorte d'histrionne édentée qu'on voudrait jeter du haut de la falaise factice du couvent... Bref, « Le Narcisse noir » est un monument d'académisme cinématographique, un film où tout est lisse et bien à sa place, mais qui n'a absolument aucune raison d'être. A vrai dire je ne suis guère étonné à présent que Powell ait pu « commettre » cet horrible film puritain qu'est « Le Voyeur » : c'est la même sensibilité si j'ose dire qui émane de ce film, baignant constamment dans un second degré trivial sous ses atours de  chef-d'oeuvre de magnificence et de psychologie. Un film assez bête il faut bien le dire, ou plutôt niais : voilà le mot qui convient le mieux au « Narcisse noir ». Je ne peux m'empêcher de songer à un autre film portant sur un sujet relativement similaire : « Mère Jeanne des anges », de Jerzy Kawalerowicz, autrement plus inoubliable! Et pour revenir enfin à la comparaison avec « Le Fleuve » de Renoir : ce dernier est non seulement passionnant, profond et formidablement émouvant. Mais il est aussi beau à chaque instant qui s'écoule. En dépit de sa photographie sophistiquée et de sa pompe orchestrée à grands coups d'archets hollywoodiens, « Le Narcisse noir » ne peut même pas en dire autant. Hélas, le « beau » cinématographique ce n'est pas seulement filmer de beaux décors et de beaux acteurs à l'aide de beaux cadrages...

[1/4]

« Week-end » de Jean-Luc Godard (1967)

    Hum... Que dire devant ce véritable suicide cinématographique? Je ne sais même pas si ça vaut la peine que j'en parle, il faut le regarder, tout simplement : le voir pour le croire. Ce n'est ni bon ni mauvais, ou plutôt si, c'est à la fois bon et extrêmement mauvais, et le résultat est à peine moyen. Mais on rit beaucoup, c'est déjà ça! On retrouve tout l'humour godardien, se jouant des codes sociaux comme cinématographiques dans un esprit résolument régressif. « Week-end » est une plaisanterie adolescente, mais quelle plaisanterie! Une sorte de mauvaise farce rimbaldienne, trainant avec elle son lot de tics exaspérants, de bêtise insondable... et de moments réjouissants, et même touchants (bien qu'ils soient rares, je le concède). Je vois dans ce film l'équivalent soixante-huitard (à peu de choses près) du « 99 Francs » de Jan Kounen. Un truc à la fois d'un mauvais goût savamment cultivé, fascinant et vomitif à la fois, et d'une justesse certaine, dans sa capacité à capter l'esprit d'une époque dans ses pire défauts et apparences, et à en faire quelque chose... d'aussi contradictoire. Bon, ce quelque chose vaut ce qu'il vaut, mais malgré tout (et surtout malgré lui) il invite quelque peu à la réflexion, notamment sur ce qui nous entoure et la société dans laquelle on vit : « Week-end » est encore d'actualité, c'est étonnant à quel point, et je ne sais pas s'il faut s'en réjouir... Bref, dans « Week-end » Godard s'amuse comme un sale gosse, et on le suit la plupart du temps. Certains passages sont vraiment ratés, et laissent entrevoir les rouages de la mécanique godardienne (le côté improvisation théâtrale qui n'a rien à dire et fait tout pour attirer l'attention du spectateur. Horrible). D'autres par leur répétition viennent amoindrir la puissance du film (pourquoi cette manie de répéter des passages qui ont bien marché au début du film? C'est une énigme pour moi...). Et puis d'autres encore, sont tout bonnement irrésistibles. C'est loin d'être le meilleur Godard, mais il vaut le coup d'oeil! Attention à l'indigestion toutefois...

[2/4]

« The Tree of life » de Terrence Malick (2011)

    Trop. Trop d'images, de sons,... Trop de plans, de choses inutiles, répétitives, forcées, trop de symboles, de pellicule, de musique (le grand Bach côtoie... la soupe signée Alexandre Desplat)... Et trop de déjà-vu. « The Tree of life » est un film raté, profondément raté. Pour faire simple, c'est le « Miroir » de Terrence Malick revisité par Gaspard Noé (cette caméra omnisciente qui plonge à n'en plus finir). Mais ce qui a été fait une fois ne peut l'être une seconde (en ce qui concerne « Le Miroir » j'entends), « The Tree of life » n'est donc qu'un film d'un réalisateur qui cherche à être autre, à être « le plus grand » : les seuls moments réussis et vraiment bouleversants du long métrage, ce sont certains moments dramatiques, concernant la famille, réellement « créés pour le film » (ou du moins ce sont les seuls passages à sembler l'être). Le reste est de l'art pour ceux qui ne croient que ce qu'ils voient. Malick choisit alors de montrer, beaucoup. Mais il est certaines choses que l'on ne peut pas montrer, que l'on ne peut, humblement, que suggérer. Qu'il emprunte (là aussi beaucoup) à Yann Arthus Bertrand (sic), à Brahms, à Tarkovski ou à Kubrick rien n'y fait, Malick s'est perdu dans ce projet gargantuesque, exactement le type de projets infaisables sur le papier, et qui gagnent à ne rester qu'un rêve. Une fois à l'écran, il s'agit d'une mécanique rutilante, de la poésie pour mangeurs de pop-corn (passez moi l'expression, mais l'on se demande souvent si Malick ne cherche pas trop à se faire comprendre, surtout d'un certain public). En fait, son chef-d'oeuvre, il l'a réalisé depuis bien longtemps. C'est « La Balade sauvage ». Question de forme et de concision sans doute, de sincérité et de spontanéité surement. Depuis, chacun de ses films n'a fait que ternir un peu plus son aura de réalisateur mythique. Le voilà en passe de devenir ringard, commun, vidé de toute émotion, embourbé dans une esthétique new age fatigante, et des tics de réalisation aujourd'hui clairement ostensibles... Dommage, vraiment. Il aurait mieux fait de ne pas sortir de son silence, et d'en rester à ce qu'il avait fait, et bien. Car oui, Terrence Malick est, ou était un grand cinéaste, mais peut-être ne le sait-il pas, et court-il après autre chose que du cinéma... Pour revenir à « The Tree of life », c'est un film non fini, auquel il faudrait retirer des heures et des heures (je vous l'accorde, il n'en resterait pas grand chose), et oui ce serait un grand film, immense même. De toute évidence Malick n'a pas su où couper, car tout aurait été à refaire en ce cas, ou d'un autre point de vue. La structure même du film le plombe, sans compter qu'elle n'est pas rattrapée par l'esthétique façon National Geographic ou pub pour voitures d'une « beauté » toute relative... En somme, un échec cinglant.

[1/4]

mercredi 29 juin 2011

« Une Séparation » (Jodaeiye Nader az Simin ) d'Asghar Farhadi (2011)

    D'emblée, Asghar Farhadi nous place en position de juge : au tout début du long métrage, nous sommes au tribunal, le couple des protagonistes principaux nous faisant face, tandis que l'on entend en voix-off parler le magistrat chargé de régler leur différend. Et tout au long du film, nous serons à la fois témoins des événements : que s'est-il passé? disent-ils la vérité? sont-ils sincères? et juges des personnages : qui punir? pourquoi?... « Une Séparation » rappelle à notre bon souvenir « Rashômon » et plus proche encore par bien des aspects « Close up », d'Abbas Kiarostami. Différence de taille : « Une Séparation » accorde moins de place à la beauté de l'image, pour se centrer sur la dramaturgie de l'intrigue, excellente soit dit en passant. De plus, les interrogations qui nous assaillent ne sont pas du même ordre, même si bien des points communs sont dénombrables : les questions relatives à l'homme et à la femme, à l'état, à la justice, à la bureaucratie, au travail, à l'enfance, à la famille, et bien sûr, entre autres, à la vérité sont soulevées, mais surtout pour en faire un état des lieux de l'Iran d'aujourd'hui (par extension, la suggestion étant de mise ici). « Rashômon » et « Close-up » sont des films relativement abstraits, l'un dans le temps et l'autre dans sa narration. Ici Asghar Farhadi nous livre un film extrêmement réaliste quoique pudique, explicitement contemporain, et difficile de ne pas se retrouver parmi tous ces tracas qui accablent les protagonistes, tant la vie d'aujourd'hui n'est guère différente de celle qui se déroule à l'écran. De surcroît le réalisateur se garde bien de tirer des conclusions : les faits parlent d'eux-mêmes, du moins parlent-ils jusqu'à un certain point, et c'est là tout le problème. Je ne sais si « Une Séparation » méritait son Ours d'or, n'ayant pas pris connaissance de la sélection, mais une chose est sûre : il mérite le coup d'oeil. Quant aux interprètes, je ne crois pas non plus qu'ils aient volé leur prix, sans être extraordinaires ils sont très justes!

[3/4]

mardi 28 juin 2011

« La Prisonnière du désert » (The searchers) de John Ford (1956)

    Le western n'est pas vraiment ma tasse de thé, mais je concède volontiers que John Ford et ses célèbres « Searchers » ont fière allure! Il s'agit là d'un film épique digne de ce nom, d'une passionnante quête aussi bien spirituelle qu'initiatique, maquillée en divertissement de haute volée. Je ne peux que louer la qualité de l'écriture du long métrage, tant la galerie de personnages et le scénario réservent de nombreux moments de surprise! Les différents protagonistes sont en effet fouillés psychologiquement, et l'intrigue abonde en digressions et autres rebondissements des plus appréciables! De plus la mise en scène est de qualité, même si avec le temps elle a un peu perdu de son éclat en raison de son classicisme. Mais le fait est qu'elle sert le film, et que ce dernier demeure d'une harmonie bienvenue, Ford a donc réussi son coup si j'ose dire. Les interprètes sont bons, voire très bons, même si l'on pourra regretter de temps à autres des expressions empruntées. Il est vrai que le film fait parfois « fabriqué », on sent une mécanique bien huilée à l’œuvre, aussi bien dans les gags parfois maladroits et superflus (bien qu'ils soient souvent fort réjouissants!) que dans les scènes de dialogue et autres disputes. Eh oui, nous sommes bien à Hollywood, nul doute! Toutefois s'arrêter là serait faire preuve de mauvaise foi, car ce ne sont là que des défauts insignifiants au regard de la subtilité (si si!) du propos : « La Prisonnière du désert » est justement une œuvre qui intime de dépasser le premier abord et les faux semblants. Certes il s'agit d'un cinéma peut-être trop « romanesque » dans son écriture et sa dramaturgie, mais c'est aussi et avant tout un puissant récit, et il faut bien le dire un excellent film. S'il ne fallait voir qu'un seul western, ce serait donc peut-être bien celui-là (préférable aux Leone, plus clinquants au niveau de la mise en scène mais ô combien moins justes et profonds).

[4/4]

lundi 27 juin 2011

« Le Roman de Renard » de Ladislas Starewitch (1941)

    S'il a quelque peu subi les outrages du temps, « Le Roman de Renard » étonne par la modernité de son ton et surtout de son animation. A vrai dire elle est intemporelle tant Starewittch maîtrise à la perfection ses marionnettes, réussissant à saisir à la fois mimiques et mouvements des plus humains et à produire un réalisme animalier surprenant. Dommage que tout son film ne tienne pas sur la durée la grande qualité du début (peut-être est-ce l'effet de surprise qui au premier abord nous fait espérer en l'impossible), pour autant ce ne sont là que broutilles au regard de l'exploit réalisé par Starewitch : littéralement donner vie à son espiègle ménagerie. Il s'agit là d'une adaptation lointaine mais je suppose fidèle dans l'esprit (je n'ai pas lu le livre d'origine) du célèbre recueil de fabliaux éponyme. Voici donc messire Renard (ou Renart, c'est selon), qui courre de méfaits en méfaits, égal à lui même et à la hauteur de sa réputation de fieffé coquin, menant à la plus haute exaspération la plèbe animale. Grâce à sa ruse légendaire, il se sort toujours des pièges qu'on lui tend, et c'est finalement le roi des animaux en personne, sire le Lion, qui doit intimer à ses hommes de s'occuper du cas Renard. A leurs risques et périls... Si l'on excepte quelques anachronismes volontaires pas toujours des plus indispensables, il faut bien le dire Ladislas Starewitch passe non loin du chef-d'oeuvre, tant la qualité de son long métrage en fait une pierre angulaire de l'animation. L'humour est omniprésent, les différents degrés de lecture abondent, les mouvements des personnages sont tantôt d'un comique réjouissant, tantôt d'une prestance appréciable, bref, « Le Roman de Renard » est une oeuvre universelle qui mériterait d'être plus connue!

[3/4]

« Le Conte des contes » (Skazka skazok) de Youri Norstein (1978)

    Déception pour ce moyen métrage élu « Meilleur film d'animation de tous les temps »... Ce genre de titres est décidément souvent bien lourd à porter... Avec « Le Conte des contes », Youri Norstein nous offre certainement son film à la structure la plus poétique, une sorte de « Miroir » à la Tarkovski en version animée, toutes proportions gardées. Le problème c'est qu'il dure près d'une demi-heure, et qu'il ne parvient pas à garder sur la durée la perfection formelle de certains de ses sublimes courts métrages. Certes il se peut que l'on puisse y voir davantage de profondeur, pour ma part je reste assez sceptique. L'atmosphère est parfois touchante, mais la façon dont Norstein fait passer les émotions et finalement nous parle à travers son langage imagé est trop convenue à mon goût... D'autant que je le répète, la qualité de l'animation n'est pas au rendez-vous, hélas... Pour autant, cela reste un beau film, même si au vu des louanges dont il fait l'objet et de sa place dans la filmographie de Youri Norstein, j'attendais un chef-d'oeuvre digne de ce nom...

[2/4]

« Le Hérisson dans le brouillard » (Yozhik v tumane) de Youri Norstein (1975)

    Magnifique! Comme quoi, n'en déplaise aux prophètes des nouvelles technologies, l'art n'est pas question de moyens techniques, mais de poésie, de transcendance de la matière, de suggestion. Quel bonheur de découvrir un film si simple et si beau... Une fois encore je préfère ne pas mettre de mots sur une atmosphère si douce et fragile... Sinon vous inviter à découvrir l'oeuvre de Youri Norstein!

[4/4]

« Le Héron et la cigogne » (Tsaplya i Zuravl) de Youri Norstein (1974)

    Une fable tantôt drôle tantôt nostalgique et triste, relatant les chassés-croisés amoureux d'un héron dandy et d'une cigogne versatile. L'animation est une fois de plus fort appréciable, mais il faut passer outre le thème peut-être moins original qu'à l'accoutumée pour saisir la portée de cette petite oeuvre, qui ambitionne rien moins que de raconter métaphoriquement les errements de l'âme humaine et de la vie en une dizaine de minutes. Il s'agit donc là encore d'un film qui vaut le détour, comme toute oeuvre de Youri Norstein qui se respecte, tant la simplicité et une ironie à la fois amusée et désabusée l'emplissent avec bonheur.

[3/4]

« La Renarde et le lièvre » (Lisa i zayats) de Youri Norstein (1973)

    Quelle merveille! Un charmant petit conte enfantin, d'une simplicité désarmante, animé avec grand talent par Youri Norstein et porté une fois de plus par une musique magnifique, russe évidemment. Il s'agit de l'histoire d'un petit lièvre, chassé de sa maison par une renarde roublarde, ce à quoi il ne pourra pas se résoudre. Inutile d'en dire plus, sous peine de briser le mystère de cet art si fragile et si beau à la fois... Avec son troisième film, Youri Norstein entre si j'ose dire dans la cour des grands, celle des maîtres de l'animation. Grâce lui sent rendue!

[4/4]

« La Bataille de Kerjenets » (Secha pri Kerzhentse) de Youri Norstein et Ivan Ivanov-Vano (1971)

    Avec son second court métrage, Youri Norstein franchit une nouvelle étape : aussi bien sur le fond que sur la forme, « La Bataille de Kerjenets » est une oeuvre d'une grande poésie, magnifiée par la musique du compositeur russe Rimski-Korsakov, à savoir des extraits de son opéra « La Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Fevronia », dont le présent film constitue l'illustration d'un des passages. Cette fois, avec son collaborateur Ivan Ivanov-Vano, autre grand nom de l'animation russe, Youri Norstein s'inspire de l'art sacré orthodoxe, d'icônes et autres fresques religieuses comme d'enluminures. Et le résultat est d'une grande beauté : l'animation se fait musicale, couleurs, corps et mouvements virevoltant et s'entrechoquant au son de choeurs russes ou d'un orchestre extraordinairement bien exploité (Rimski-Korsakov est décidément l'un des plus grands compositeurs qui aient été). Certes c'est peut-être avant tout cette musique qui donne au film toute sa force, néanmoins la façon dont Youri Norstein s'en inspire ne laisse pas de doute quant à son talent, un autre que lui n'aurait certainement pas su embellir et « donner forme » aux sons et à l'histoire de cette ville sauvée par la prière de l'invasion Tartare. Qui plus est, Norstein ose une fois encore différentes techniques d'animation, et n'hésite pas à tenter des plans audacieux et singuliers pour un film animé, renouvelant ainsi la grammaire du genre. Une réussite!

[2/4]

« Le 25 octobre - Premier jour » (25-е - pervyi den) de Youri Norstein et Arkadi Tiourine (1968)

    Un court métrage d'animation célébrant le cinquantième anniversaire de la Révolution d'octobre, cherchant à retrouver l'esthétique et l'enthousiasme de l'art soviétique des années 20, à renouer avec l'esprit des artistes d'avant-garde d'alors en les transposant à l'écran. Ainsi Norstein et son collaborateur Arkadi Tiourine s'inspirent des écrits de Maïakovski, de peintres tels que Malevitch, Petrov-Vodkine, Lissitzky ou encore Chagall, le tout sur une musique de Chostakovitch, pour donner vie à une oeuvre totalement dans leur sillage, quoiqu'à l'origine portant un regard critique sur cette funeste « aventure ». Hélas la censure passera par là, et un passage critiquant explicitement Lénine sera supprimé, ce qui rendra Youri Norstein d'autant plus déterminé à ne plus jamais faire de concessions à l'avenir. Pour ce qui est du film en lui-même, l'animation est encore hésitante et maladroite, mais son ambition (de nombreuses techniques différentes sont utilisées) en fait davantage qu'un simple premier essai, même si celui-ci n'est pas pour autant des plus inoubliables : la foi en l'idéologie soviétique passera avec le temps, et tout ce qui y était alors rattaché ne peut garder aujourd'hui qu'un goût amer… Même si l'espoir placé dans la liberté et la justice, dans l'égalité, retranscrit dans le présent film est toujours émouvant, d'autant plus lorsque l'on sait ce qu'il est advenu par la suite. En somme une première oeuvre tout ce qu'il y a de plus typique : elle porte en elle les défauts de l'inexpérience, et en germe le talent de Youri Norstein qui ne demandera qu'à s'épanouir par la suite.

[1/4]

« Jugatsu » (3-4x jugatsu) de Takeshi Kitano (1990)

    Les films les plus représentatifs de Takeshi Kitano sont certainement « Sonatine » et « Hana-Bi », ce dernier s'avérant de surcroît émouvant malgré quelques facilités d'écriture. J'ai ma petite préférence pour « Achille et la tortue », à mon sens riche méditation (par l'exemple) sur l'art, marquant l'aboutissement de la crise intérieure et artistique de Kitano, où l'espace de trois longs métrages (ce dernier ainsi que « Takeshis' » et « Glory to the filmmaker ») il avait profondément remis en cause sa conception du cinéma, l'éclatant littéralement... pour mieux revenir à ses premiers amours. Les deux premiers films de cette « trilogie » sont pour le moins bancals, montrant à quel point Kitano s'était embourbé dans sa réflexion sur lui-même, tant il semblerait que l'art soit au-delà de l'« intellectualisme » : dès que l'on se demande comment l'on fait pour marcher ou parler, cela nous devient terriblement difficile, et je crois pouvoir dire que c'est un peu la même chose d'un point de vue artistique (ou autre). A l'inverse, « Jugatsu », son deuxième long métrage, a été réalisé dans sa pleine période « ascendante », c'est donc un film totalement décomplexé, qui ose tout, au rythme à la fois décousu et étonnamment maitrisé, à l'humour très particulier (euphémisme) mais la plupart du temps ravageur. Kitano joue sur tous les registres, fait passer l'émotion à différents niveaux, tout en gardant une certaine distance burlesque, surtout vers la fin du film et son apparition sous les traits d'un yakuza hautement improbable et violent. Difficile de trouver un point d'ancrage dans ce long métrage parfois confus et brouillon, même si le « héros » béat qui parcourt le film, hébété et souvent spectateur de l'action des uns et des autres, semble être celui par lequel l'on vive tout ce qui s'y déroule. Difficile aussi de résumer ce film, que j'adresserai surtout aux admirateurs du cinéaste japonais, les autres risquant d'être quelque peu décontenancés par ce long métrage pas toujours très fin et subtil, mais à la singularité déjà bien marquée pour un second essai.

[1/4]

mardi 21 juin 2011

« Pompoko » (Heisei tanuki gassen ponpoko) de Isao Takahata (1994)

    Toutes proportions gardées, si Hayao Miyazaki est un peu le Léonard de Vinci du studio Ghibli, Isao Takahata peut être comparé à Jérôme Bosch, du moins pour ce qui est de ce film. « Pompoko » est en effet une longue métaphore filée sur l'état de notre monde d'un cynisme incroyable, intelligente et guère amène envers le spectateur (surtout lorsque l'on sait qu'il s'adresse en principe à des enfants) : le propos est singulièrement trivial (d'autant qu'il consiste en un miroir tendu à l'humanité), et nous oblige à chercher au delà des images de quoi nourrir notre vision du film. Takahata renonce ainsi au « beau » (et à une subtilité supérieure) pour mettre en scène les travers de l'homme, ce pour quoi artistiquement parlant il ne trouve pas grâce à mes yeux. En revanche, la façon dont il provoque la réflexion est estimable, et mérite qu'il en soit fait mention, tant une fois que l'on remplace les tanukis par ce qu'on veut : les artistes, les japonais, les enfants, les aïnous, les européens, les légendes, la spiritualité... ou simplement les animaux et les tanukis, tout s'éclaire. Les humains deviennent alors les occidentaux face au japonais, les américains face au reste du monde, la majorité face à la minorité, les apparences face à la vérité, la modernité face à la tradition, les hommes face à eux-mêmes... Les différentes péripéties, narrées avec ironie par une voix-off, montrent comment, traqués, les tanukis peinent à prendre le dessus à cause de leur paresse, de leurs passions... mais aussi de leur innocence, de leur naïveté et de leur talent. On peut donc aussi voir dans l'extinction des tanukis la fin de l'art et des artistes, la fin de l'imagination véritable, pure et gratuite, la fin de la tradition ancestrale, du respect de l'ancien temps... Bien peu de solutions sont données pour répondre à cet inéluctable changement, pas loin d'être qualifiable de désastreux : retrouver une éthique, un sens du sacrifice, une ardeur au travail sans verser pour autant dans l'activisme, le stress, le fanatisme, la violence, le renoncement total... « Pompoko » est donc un long métrage typiquement japonais, qui non sans humour et plus que tout dans une grande tristesse relate l'autodestruction d'un monde. Aux enfants de réparer les bêtises des adultes, et aux hommes de corriger leurs défauts : ce n'est guère nouveau malheureusement, mais il faut bien quelqu'un pour le rappeler (« Pompoko » est aussi la métaphore du studio Ghibli et du rôle de l'artiste si l'on pousse la réflexion jusqu'à la démarche de l'auteur). Dommage donc que la forme manque à ce point de finesse, mais pour les admirateurs du studio Ghibli voilà un film qui vaut le détour, d'autant qu'il « casse » un peu le mythe de façon relativement bienvenue.

[3/4]

lundi 20 juin 2011

« Ponyo sur la falaise » (Gake no ue no Ponyo) d'Hayao Miyazaki (2008)

    Avec « Ponyo sur la falaise », Hayao Miyazaki a de toute évidence sélectionné le public auquel il s'adressait. Certes Miyazaki n'a jamais caché faire des dessins animés pour les enfants : la différence c'est qu'ici il vise si je ne m'abuse les enfants en bas âge. Autant l'on peut (et même l'on doit) parler à un enfant comme à un adulte et réciproquement lorsque l'on fait de l'art digne de ce nom (c'est du moins mon avis), lorsque l'on commence à restreindre son public il me semble que l'on perd à tous points de vue : l'enfant sera d'autant plus « tiré » vers le bas et l'adulte se sentira bien moins touché... Par contre il y a bien un « avantage » dans la façon dont Miyazaki a réalisé ce long métrage : il s'agit de son film le plus simple et réaliste, et il se débrouille fort bien pour sublimer la réalité, d'autant que l'animation réserve comme toujours d'admirables moments, qu'il s'agisse des mouvements des personnages, des décors ou de trouvailles visuelles merveilleusement suggestives et poétiques à la fois... Hélas, il y a d'autres choses que je reprocherai à Miyazaki, outre son trop plein d'explications et d'infantilisme : « Ponyo sur la falaise » continue dans la lignée de l'« occidentalisation » forcenée de son art (il a dépassé le point d'équilibre à mon sens) visible surtout depuis « Le Château ambulant ». Ses influences commencent à ressortir disgracieusement à l'écran, à l'image de tout un imaginaire japonais actuel répandu dans la jeunesse (nippone ou d'ici), sorte de caricature criarde du « beau » occidental... Ce que j'aime tant dans l'art asiatique, c'est découvrir autre chose que l'art européen, et non pas avoir la tristesse d'y deviner une pâle copie, ne laissant présager rien de bon pour l'avenir... « Ponyo » est donc un bon moyen de redescendre sur Terre : Miyazaki est certainement le plus grand des animateurs en activité, mais ce n'est qu'un homme, et la gigantesque entreprise qu'est le studio Ghibli risque bien un jour de prendre l'eau en ployant sous son succès, à la recherche de sa supposée « marque de fabrique » (qui n'est autre que l'audace de Miyazaki), comme un certain studio Disney, s'il ne sait pas se renouveler. Assurément « Ponyo sur la falaise » est plus réussi que « Le Château ambulant », car plus homogène et sans doute davantage pris en charge par Miyazaki, qui livre là un scénario certainement plus original. Mais au final « Ponyo », malgré toutes ses qualités (et non des moindres) est moins ambitieux que ses précédents longs métrages, plus puéril, et il faut bien le dire... plus convenu.

[3/4]

dimanche 19 juin 2011

« Mon voisin Totoro » (Tonari no Totoro) d'Hayao Miyazaki (1988)

    Petit, je détestais les mangas. Un jour pourtant, chez un ami, j'étais resté scotché devant la télé : en zappant j'étais tombé devant un dessin animé où les personnages attendaient, sous la pluie, éclairés par un lampadaire... J'étais fasciné : comment cela était-il possible? Que faisaient ces personnages sous la pluie? Qu'attendaient-ils? Quel étrange dessin animé! Je ne savais pas qui avait réalisé ce long métrage, d'ailleurs je ne m'en souciais guère, je connaissais seulement son nom : « Mon voisin Totoro ». Je me suis toujours souvenu de ce passage, jusqu'à me dire les années passant que le film dont il était tiré ne pouvait être qu'extraordinaire. Depuis j'ai eu le temps de réellement découvrir et aimer le cinéma, et de franchir enfin le pas : on parlait beaucoup d'un certain Hayao Miyazaki. Et un jour je me suis dit qu'il y avait peut-être une raison à cela, après tout pourquoi ne pas essayer de regarder un de ses films? J'eus alors l'immense joie de découvrir « Le Voyage de Chihiro », qui littéralement m'avait laissé béat d'admiration (Miyazaki restera d'ailleurs le seul mangaka à avoir emporté mon estime) : enfin, il y avait bien quelqu'un qui avait compris ce qu'était l'animation et su faire le dessin animé parfait, celui où il y a tout, qui parle de tout, qui est beau à chaque seconde qui s'égrène... Bien sûr l'on peut discuter de la notion de perfection, mais c'est l'impression qui m'avait saisie lorsque je visionnais son film, et que je découvrais par la même occasion l'existence d'un nouveau cinéaste de génie. Oui ce qualificatif peut paraître excessif, mais depuis le temps que je m'intéresse au cinéma je puis dire qu'il n'est pas usurpé. Dès lors, j'ai vu tous les longs métrages d'Hayao Miyazaki. Tous sauf un, que je gardais pour la fin : c'est « Mon voisin Totoro ». Et j'ai enfin pu voir en entier, du début à la fin ce dessin animé que j'attendais tant. La séquence sous la pluie m'est apparue bien trop courte, tout comme le film. Mais il s'agit bien de l'oeuvre la plus épurée et suggestive à la fois, la plus contemplative, la plus simple d'Hayao Miyazaki. La meilleure? Qu'est-ce à dire, quand des longs métrages tels que « Princesse Mononoké » ou « Nausicaä de la Vallée du Vent » (et tant d'autres) se côtoient dans sa filmographie? C'est en tout cas l'oeuvre la plus représentative de son talent, celle qui renferme en elle le secret de l'enfance. Oui c'est un dessin animé pour enfants, pas de doute. Ça en agacera certains, et rendra nostalgiques les autres (ou tout cela à la fois). Mais si vous êtes un adulte, et que vous avez gardé votre âme d'enfant, alors « Mon voisin Totoro » vous promettra une balade imaginaire que vous aurez grand peine à oublier. Et à ce jour, je connais très peu d'oeuvres de cet acabit. Ah, et j'oubliais une chose : la musique de Joe Hisaishi est décidément très belle, c'est peu dire qu'elle sied parfaitement aux images de Miyazaki.

[4/4]

samedi 18 juin 2011

« New Rose Hotel » d'Abel Ferrara (1998)

    Je ne partage décidément pas l'attirance de Ferrara pour l'amour glauque, les bars glauques, les conversations glauques, bref pour le glauque érigé au rang d'art. J'exagère peut-être, Ferrara est sans doute sincère malgré son goût certain pour la pose « underground », et les trajectoires « vice et rédemption »... Toujours est-il que ses films sont trop construits en ce sens pour que l'on puisse en faire abstraction, du moins son « art » reste-t-il toujours à un niveau terriblement trivial et « premier degré » : c'est semble-t-il sa marque de fabrique... On pourra certes apprécier cette sorte de « poésie » du sordide, qui fait courir bien des cinéastes de nos jours, notamment en France (je pense surtout à Gaspard Noé, mais esthétiquement parlant et bien que plus sobre, Jacques Audiard n'est pas loin derrière). Pour ma part je ne vois là qu'une fascination puérile, qui n'a d'artistique que la prétention à sublimer quelque chose... Pour un résultat dénué de finesse, et finalement d'un commun... Non pas que tout soit mauvais dans ce long métrage : Walken et Dafoe sont d'excellents comédiens, et même s'ils cabotinent bien trop à mon goût ils savent donner chair à leurs personnages d'espions industriels désabusés. Asia Argento, qui n'est pas franchement l'incarnation de la candeur, ne s'en sort pas trop mal elle non plus, malgré que l'on ait parfois du mal à croire en sa prestation... Et on notera quelque originalité dans le traitement du film, qui en fait une sorte de polar « techno-scientiste » détourné, une sorte de blues urbain estampillé fin des années 90... Mais dans l'ensemble c'est un film beaucoup trop joué, trop porté sur ses comédiens, Ferrara se débrouillant ensuite pour donner de la consistance à son film en optant pour une forme relativement élaborée, faite de réminiscences et de souvenirs vaporeux... Mais lesdits souvenirs n'étant pas d'un intérêt extraordinaire, on se surprendra plusieurs fois à bailler devant cette sorte de clip lascif pour adultes consentants... C'est que Ferrara ne lésine pas non plus sur la musique et la photographie « vintage », ni même sur une caméra tremblotante et autres effets de style masquant à grand peine la fragilité du projet... Du Ferrara pur jus donc, à réserver au amateurs du genre (à ce propos l'affiche renseigne plutôt bien sur ce que l'on est en droit d'attendre du film).

[1/4]

jeudi 16 juin 2011

« Le Labyrinthe de Pan » (El laberinto del fauno) de Guillermo del Toro (2006)

    Une parabole très, trop appuyée sur la force de l'amour et du sacrifice face à l'horreur du monde. Que Guillermo del Toro ait débuté en tant que maquilleur semble évident une fois qu'on le sait : « Le Labyrinthe de Pan » est avant tout un film reposant sur quelques trouvailles visuelles, des personnages, des lieux, des décors, il est vrai fort réussis. Pour le reste nous avons affaire à une oeuvre d'une subtilité pachydermique, avec un méchant bien méchant, de la violence plus qu'explicite (pour bien montrer la cruauté des hommes), des pleurs maladroitement simulés et un peu trop récurrents à mon goût, un scénario en grande partie déjà-vu... Outre que la direction d'acteurs ne soit semble-t-il pas la spécialité du cinéaste mexicain, il ne fait aucun doute que de surcroît c'est bien plus la partie « imaginaire » qui ait été l'objet de toute son attention. La partie sur le franquisme est terriblement banale et mal jouée, gorgée de clichés et arborant un ton dénonciateur/tragique des plus communs, malheureusement... Reste l'aspect fantastique du long métrage, illuminé par la présence de la jeune héroïne, qui quoique n'écopant pas d'un rôle aussi fouillé et original qu'on l'aurait souhaité s'en sort plutôt bien, surtout face au reste de la distribution : c'est la seule à ne pas jouer, à vraiment « être » son personnage. Certes ce parcours initiatique trouve à terme une certaine cohérence, et Guillermo del Toro raccorde plutôt bien ces deux mondes qui en réalité n'en font qu'un. Mais les ficelles sont grossières (sans parler de l'ostensibilité des références), et malgré la bonne volonté (je suppose) de l'auteur, difficile de ne pas buter sur les nombreux défauts... Sans parler une fois de plus de toute cette violence, décidément au diapason de la finesse du monsieur... D'autant que de la réalisation à la photographie artificielle et laide au possible, c'est toute une influence hollywoodienne que l'on sent grever le long métrage, et franchement pas pour le meilleur. 1/4 donc, pour un film qui aurait pu être pire... mais aussi bien mieux, c'est ça qui est le plus terrible...

[1/4]

mardi 14 juin 2011

« Une femme est une femme » de Jean-Luc Godard (1961)

    A vouloir à tout prix casser les codes de la narration cinématographique et proposer autre chose qu'un récit, Godard n'offre finalement qu'une suite de gags d'une teneur assez variable... La façon dont il se joue du cinématographe est certes fort appréciable et souvent réjouissante. Il parvient tant bien que mal à s'en sortir en conférant tout de même un minimum de cohérence à l'ensemble, et en osant s'aventurer relativement loin des sentiers battus, ce dont on lui saura gré. Mais Godard se répète dans les clins d'oeil au spectateur : la distanciation a ses vertus, ses limites aussi, qu'il franchira allègrement par la suite et déjà en quelque sorte ici. Il faut dire que le genre auquel se prête au premier abord « Une femme est une femme », soit la comédie, est rarement l'occasion de faire montre de profondeur, en tout cas la façon dont Godard s'y attaque n'arrange pas les choses. Du moins du point de vue « contenu », si tant est que l'on puisse le détacher de la forme, car « Une femme est une femme » n'est rien moins qu'un pur exercice de style. En ce sens il est plutôt réussi, une fois de plus les idées de mise en scène abondent, Godard s'amusant complètement avec sa technique fétiche : l'association d'idées, qu'il traduit visuellement (« littéralement » pourrait-on dire). De plus s'il se réfère plus ou moins explicitement à la comédie, en réalité Godard brouille tellement les pistes qu'il est réducteur de l'associer au seul genre. C'est bien l'expérimentation cinématographique qui l'intéresse, et briser les normes traditionnelles : chose faite. Quant au résultat, il laisse plus circonspect... Oui cinématographiquement parlant « Une femme est une femme » vaut le coup d'oeil, mais d'un point de vue plus large, artistique ou autre, il s'agit là d'un film assez anecdotique. Un Godard mineur en somme.

[1/4]

lundi 13 juin 2011

« Journal d'un curé de campagne » de Robert Bresson (1951)

    Encore un film de Bresson qui fait état de la trajectoire tortueuse d'un homme intègre, qui toute sa vie cherchera Dieu, frayant douloureusement son chemin au milieu d'une humanité tantôt hostile tantôt humble et douce. Ce jeune curé anticipe la figure du martyr personnifiée plus tard dans sa filmographie par Mouchette, la Marie d'« Au hasard Balthazar » ou encore Jeanne d'Arc. Il porte aussi en lui la conviction, la foi, la force et le courage (à sa façon, malgré l'apparence de sa faiblesse physique), bref la détermination du Fontaine d'« Un condamné à mort s'est échappé » ou du chevalier Lancelot du Lac. Le curé d'Ambricourt, son héros torturé, sa bonté, ses doutes, son existence fragile, les hommes et les femmes qui l'entourent sont typiques du cinéma de Bresson. De même, la mise en scène commence à nettement laisser entrevoir la naissance d'un style, épuré à l'extrême et pourtant étonnamment suggestif. A titre d'exemple, il suffirait de retirer la musique il est vrai fort envahissante de Jean-Jacques Grunenwald pour donner encore plus de force au long métrage, tant ses images et ses dialogues disent déjà tout, si bien que la bande-son tombe hélas dans la redite et alourdit le propos. La photographie parfois un peu trop surexposée (quoique fort belle) et le sentimentalisme trop prononcé de l'accompagnement musical sont donc deux choses que Bresson gagnera à supprimer par la suite, mais ils ne réussissent pas à masquer la réelle valeur de ce film touchant, austère et dur certes, mais terriblement triste, émouvant, et surtout simple et vrai. La maîtrise du cinématographe de Robert Bresson ira en s'améliorant, ce n'est donc pas sa virtuosité que l'on peut admirer là, mais son extrême sensibilité, sa finesse d'écriture et d'esprit, qui trouveront dans le cinématographe un art à leur hauteur. De même, les films de Bresson gagneront en intensité et en concision ultérieurement, néanmoins l'on peut bel et bien qualifier cette adaptation du roman de Bernanos de premier chef-d'oeuvre de l'un des plus grands maîtres du cinéma français.

[4/4]

dimanche 12 juin 2011

« Athènes, retour à l’Acropole » (Athina, epistrofi stin Akropoli) de Theo Angelopoulos (1983)

«Athènes, retour à l’Acropole» commence exactement là où s’arrêtait «Alexandre le Grand», par le même plan : un vaste panoramique de la capitale grecque s’achevant sur une vue de l’Acropole. Ce moyen métrage est un poème d’Angelopoulos sur sa ville natale, réalisé dans le cadre d’une série de documentaires télévisés sur les capitales européennes. Le film n’a donc ni l’ambition, ni l’ampleur des films précédents du cinéaste, mais n’en n’est pas pour autant insignifiant. «Athènes, retour à l’Acropole», est une transition dans la filmographie d’Angelopoulos, transition vers la forme plus élégiaque des films à venir. Après la quête d’identité du cinéaste menée dans l’histoire passée de son pays, le film marque également le passage au temps présent. Angelopoulos filme sa ville en poète, usant de longs travellings et de lents panoramiques qui viennent illustrer et faire le contrepoint aux commentaires en voix off. Ces commentaires se composent d’anecdotes personnelles et de souvenirs d’enfance du cinéaste, mais aussi de récits historiques, ponctués par des lectures de poèmes de Georges Séféris. L’Histoire de la Grèce et de la ville se mélange à l’histoire du cinéaste, annonçant l’orientation nouvelle du cinéma d’Angelopoulos, davantage focalisé sur les histoires individuelles et la condition humaine. Le film continue néanmoins de creuser le sillon des liens entre passé et présent, la caméra cherchant dans l’Athènes contemporaine les traces du passé, depuis les ruines de l’Antiquité jusqu’aux marques de la guerre laissées sur les façades des maisons. Angelopoulos raconte que sa maison natale a été détruite pour laisser place aux fouilles archéologiques. Juste sous sa chambre d’enfant, sous une certaine couche de terre, les archéologues ont découvert les vestiges d’une chambre antique avec des jouets indiquant qu’y dormait un petit enfant. Cette image poétique d’une circularité de l’Histoire est une belle illustration du sens de «Athènes, retour à l’Acropole». On regrettera l’omniprésence de la voix off qui, pour un spectateur n’entendant pas le grec, oblige à lire constamment les sous-titres, ne permettant pas d’apprécier pleinement l’image et rendant délicate l’immersion dans le film. Ca ne vaut pas une élégie sokourovienne (le cinéaste russe est l’un des rares à exceller dans ce registre), mais on peut facilement se laisser bercer par ce poème visuel. Restons objectif cela dit, «Athènes, retour à l’Acropole» reste une transition dans le parcours du cinéaste, une étape qu’on oubliera vite.

[1/4]

jeudi 9 juin 2011

« Alexandre le grand » (O Megalexandros) de Theo Angelopoulos (1980)

La veille du premier jour du 20ème siècle, un bandit parvient, dans des circonstances douteuses, à s’évader de prison. Il libère les autres détenus qui voient en lui un sauveur, un héros qui serait non moins que la réincarnation d’Alexandre III de Macédoine. Dans une sublime scène, le bandit, dès lors dénommé Alexandre le Grand, est intronisé comme libérateur du peuple dans une clairière où l’attend son Bucéphale. La troupe se dirige alors vers le village natal d’Alexandre. A son arrivée, celui-ci constate les changements qui ont affecté son village: toutes les terres et tous les biens ont été collectivisés, chacun participe également aux tâches, les femmes ont les mêmes droits que les hommes, un tribunal populaire a été instauré, etc ; bref, le village ressemble à une commune autogérée vivant l’utopie d’un anarcho-collectivisme égalitaire et libérateur. Ce rêve fragile présentera rapidement ses limites et ne résistera pas à la restitution des terres promise par Alexandre et sa bande. La confusion naissante obligera Alexandre à se radicaliser et à affermir son autorité, alimentant son délire de grandeur : le libérateur, celui que l’on voyait comme un révolutionnaire moderne, deviendra tyran. Sous l’apparence de la tragédie antique, le film d’Angelopoulos est une métaphore et une allégorie. Le cinéaste illustre sa perte des illusions dans les utopies politiques du siècle passé et dénonce la tendance des peuples à se fabriquer des idoles, des icônes incapables de gérer le pouvoir qui leur est donné, comme si celui-ci ne pouvait que pervertir. Alexandre dira au bout de 2h30 de film ses premiers mots, qui résument ce poids impossible à porter : «Je me suis réveillé cette tête de marbre entre les mains, qui m’épuise les coudes que je ne sais où appuyer». Angelopoulos s’en prend à la folie des hommes s’inventant des dieux qu’ils finissent ensuite par dévorer (ici au sens premier du terme, lors de la magistrale séquence finale du film). Après s’être focalisé sur son pays la Grèce, le cinéaste réalise ici une fable à la fois poétique et politique, intemporelle et universelle. On ne manquera cependant pas d’y remarquer, à juste titre, l’une des premières grandes critiques cinématographiques du régime soviétique qui s’effondrera 9 ans plus tard (les nombreux films qui suivront cet élan ne seront que rarement à la hauteur), et la figure d’Alexandre évoque fortement le personnage de Staline... Ce contenu très didactique est fort heureusement servi par une mise en scène et des images de toute beauté. Le rythme particulier de la caméra d’Angelopoulos n’évite pas toujours de petites longueurs (le film dure 3h20), et certaines signatures stylistiques du cinéaste (notamment les panoramiques à 360°) peuvent, pour la première fois, sembler trop préméditées, sans perdre pour autant de leur superbe. Mais ces réserves ne viennent aucunement entacher mon enthousiasme. Les 15 dernières minutes du film laissent pantois, le cinéaste enchaînant les idées fortes et les plans majestueux. Grand film…

[4/4]

mardi 7 juin 2011

« Les chasseurs » (I Kynighi) de Theo Angelopoulos (1977)

«Les chasseurs» est le troisième volet de la trilogie d’Angelopoulos consacrée à l’histoire de la Grèce contemporaine. Après avoir traité des années 1939 à 1952 dans «Le voyage des comédiens», le cinéaste balaie ici les années 1949 à 1977, date de la réalisation du film. «Les chasseurs» marque un changement de ton par rapport aux 2 films précédents : l’ironie dénote une certaine aigreur du cinéaste, la critique est plus virulente, s’apparentant presque à une condamnation. Là où «Le voyage des comédiens» avait une portée universelle et où Angelopoulos se gardait d’afficher ses idées politiques dans le contenu du film (la forme les trahissait néanmoins), «Les chasseurs» se présente comme le film le plus politisé du cinéaste qui assène une charge sévère contre la bourgeoisie grecque de droite, accusée de toutes les atrocités, de tous les actes de lâcheté, de collaboration, de trahison et de mensonge des 40 années précédant la réalisation du film. Même si cela est vrai historiquement (je ne suis pas suffisamment au fait de l’histoire grecque pour comprendre toutes les allusions du cinéaste), ce changement de ton ne sera pas du goût de tous, et le côté parfois caricatural de certains personnages ne manquera pas d’en agacer quelques uns... Angelopoulos accuse la classe dirigeante de nier et d’oublier la réalité historique de son pays, réalité historique qui reste bien souvent la seule consolation des perdants. D’où ce ton amer, révélateur d’un profond pessimisme: Angelopoulos semble ici faire son deuil de la révolution. L’argument est simple et repose sur une allégorie : en 1977, au cours d’une partie de chasse, un groupe d’amis de la haute bourgeoisie grecque découvre dans la neige le corps d’un maquisard de l’Armée révolutionnaire de Libération. Le problème est que le sang du cadavre est frais alors que les derniers maquisards ont été balayés pendant la guerre civile de 1949. Cela fera dire à l’un de ces hommes : «Le fait qu’il soit là est une erreur historique». La construction allégorique du film ainsi que cette bourgeoisie prise comme cible par le cinéaste rappellent immanquablement «L’ange exterminateur» de Buñuel. Ici, le cadavre illustre la mauvaise conscience de toute cette classe dirigeante, ses regrets, son sentiment de culpabilité. Ce fantôme de la révolution vient les tourmenter, les effrayer, les obligeant à une certaine prise de conscience (prise de conscience qui s’avèrera inutile et sans conséquence dans la terrible séquence finale). On assiste alors une sorte de procès symbolique en huis clos. Les personnages assis autour du cadavre relatent chacun à leur tour un épisode de leur vie, épisode révélateur de leur responsabilité dans les évènements politiques passés. Les acteurs devenant acteurs de l’Histoire par distanciation brechtienne, ce sont plus généralement les épisodes marquants de la vie politique intérieure de la Grèce qui sont ainsi retranscrits. Comme dans «Le voyage des comédiens», Angelopoulos utilise magistralement le plan-séquence pour naviguer entre présent et passé au sein d’un même travelling. Il pousse ici la logique encore plus loin, laissant le temps au passé de se reconstituer sous nos yeux, les acteurs participant même au changement de décors. Si l’on peut débattre du point de vue choisi par Angelopoulos, il paraît difficile d’émettre des réserves quant au travail extraordinaire que le cinéaste réalise au niveau de la mise en scène, d’une inventivité exceptionnelle. «Les chasseurs» s’affirme de plus comme un film magnifique, Arvanitis réalisant un superbe travail photographique. Un grand film qui met un terme à une trilogie dont on ne peut que louer l’intelligence et la beauté.

[4/4]

« Bande à part » de Jean-Luc Godard (1964)

    Il est de notoriété publique que « Bande à part » n'est pas vraiment le film préféré de Jean-Luc Godard. En effet, ce n'est pas son meilleur. Mais c'est peut-être pour cela qu'il est aujourd'hui si appréciable, car à l'époque Godard s'y montrait tel qu'il était : un jeune auteur à l'esprit de contradiction et en quête d'inspiration, amoureux fou du cinéma et de la littérature, éternel hyperactif de la trouvaille cinématographique (pas une seconde sans qu'une idée de mise en scène ne traverse le plan)... Et il ne se posait pas tant de questions sur le cinéma (du moins ne l'affichait-il pas encore trop). Il semblait tourner comme il respirait, c'était juvénile, impertinent, frondeur, léger, maladroit, superficiel mais touchant... Pas de politique, pas de verbiage, quelques citations mais plutôt bien intégrées... Et une simplicité salvatrice. Certes, Anna Karina n'y est pas franchement étincelante ni à son avantage, de surcroît le scénario relève clairement de la série B... qu'importe, la photographie de Raoul Coutard est magnifique, Claude Brasseur et Sami Frey sont éminemment antipathiques et sympathiques à la fois, la voix-off de Godard dépareille avec l'ensemble mais ce n'est pas grave, ça tient! Miraculeusement, sans doute en raison de la foi inébranlable du Godard d'alors, impossible de résister à son long métrage. Oui il comporte nombre de défauts, mais ce sont les défauts d'un artiste jeune et sincère. Pour le reste le rythme s'avère trépidant, la musique de Michel Legrand demeure fort appréciable, et Paris est une fois encore sublimée par l'esthétique à l'arrachée de la Nouvelle Vague, loin des clichés de carte postale (même si ce mouvement a engendré des épigones ayant tristement terni son ambivalent héritage). C'est que ce long métrage est « juste », comme s'il vivait de lui-même : est-ce l'histoire de jeunes oisifs ne sachant pas trop quoi faire de leur peau, mais tentant de réaliser un « joli coup »? C'était certainement l'état d'esprit du Godard d'alors, du moins c'est ainsi que je vois « Bande à part », et c'est ainsi que j'explique mon engouement. Un film qui rend terriblement nostalgique...

[2/4]

lundi 6 juin 2011

« Le Chant des oiseaux » (El cant dels ocells) d'Albert Serra (2008)

    Un joli film, très simple et poétique. Une ode aux grands espaces, à la nature et à sa beauté, mais aussi à l'humanité et sa quête de spiritualité. Le voyage de ces rois mages a quelque chose de métaphorique : les voici qui franchissent de vastes étendues, vides de toute vie, qui marchent dans la glace ou le sable, qui gravissent des monts arides, qui traversent les éléments et la solitude à la recherche de Jésus... Ils doutent, s'arrêtent, sont tentés de faire demi-tour... et repartent de plus belle, pour finalement arriver aux pieds du petit enfant... puis repartir. Serra ose bâtir son long métrage (qui paraîtra certes un peu trop long) sur des silences fort éloquents. Autre qualité à mettre à son crédit : la pertinence de ses cadrages, c'est peut-être même là la principale force de son esthétique : il a une foi absolue dans l'image, fait suffisamment rare chez les cinéastes d'aujourd'hui pour mériter d'être signalé. Pour le reste il est vrai que les quelques moments de discours font un peu tache : certains sont merveilleusement simples (tout en étant admirablement suggestifs), une fois encore... d'autres le sont trop, et leur trivialité se fait quelque fois cruellement ressentir. D'autant que l'autre problème (si c'en est un) de ce long métrage, c'est la fâcheuse tendance qu'a Serra à se regarder filmer. Certes la nature est belle sous sa caméra, mais l'intensité de son film est trop lâche pour ne pas briser l'harmonie qu'il parvient de temps à autres à créer. Le côté non professionnel de ses acteurs est manifeste, leur improvisation aussi (ou alors elle est bien simulée), le couple Marie/Joseph n'est pas franchement des plus convaincants, les dialogues intéressants sont bel et bien là, mais trop clairsemés et inégalement répartis, le rythme se repose trop sur le « temps réel », bref la structure même du film n'est pas suffisamment aboutie pour que les quelques 1h40 du « Chant des oiseaux » soient toujours « utilisées à bon escient ». Mais s'il est encore trop tôt pour crier au chef-d'oeuvre (Albert Serra n'en est qu'à son deuxième long métrage), il est indéniable que nous avons affaire là à un cinéaste très prometteur.

[2/4]

« Le voyage des comédiens » (Ô thiassos) de Theo Angelopoulos (1975)

«Le voyage des comédiens» constitue le deuxième volet, après «Jours de 36», d’une trilogie consacrée par Angelopoulos à l’histoire de la Grèce de la seconde moitié du 20ème siècle. C’est également le film de la maturité pour le cinéaste grec, maturité esthétique et intellectuelle. Le film, comme son titre l’indique, retrace le parcours d’une troupe de comédiens itinérants dans la Grèce des années 1939 à 1952, soit de la dictature du général Metaxás à l’élection du maréchal Papagos, période troublée qui a vu se succéder guerre, occupation, tentative de révolution et guerre civile. A l’instar du cinéaste hongrois Miklós Jancsó, Angelopoulos mène dans cette trilogie une réflexion sur l’histoire de son pays et se pose en témoin de la mémoire collective du peuple Grec. «Le voyage des comédiens» est donc un film qui s’ancre pleinement dans un lieu et dans une époque, mais qui, par les interrogations esthétiques, morales, et existentielles qu’il pose, s’adresse à tous. Les deux caractéristiques fortes du cinéma d'Angelopoulos, caractéristiques que l’on avait repérées dans ses deux premiers films, à savoir la distanciation brechtienne et une véritable esthétique du plan-séquence, atteignent ici des sommets de beauté et d’intelligence qui forcent l’admiration. Concernant le procédé proprement stylistique du plan-séquence, on pourrait même parler d’une réinvention complète du cinéaste. Dans le même plan, Angelopoulos passe d’une époque à l’autre, naviguant entre un présent identifié comme la veille des élections de 1952 et des retours en arrière (qui restent néanmoins chronologiques entre eux) jusqu’à 1939. Cette prouesse ne s’accompagne d’aucune lourdeur et n’engendre pas de confusion pour le spectateur, le cinéaste usant habilement de signes et de symboles efficaces permettant de se repérer temporellement sans difficultés. Le plan-séquence permet alors de revisiter l’histoire et de la confondre avec le présent, illustrant superbement le mouvement perpétuel d’une Histoire qui ne cesse de se répéter. Cette esthétique du plan-séquence rejoint parfaitement l’approche brechtienne du cinéaste, qui par la distanciation favorise la réflexion du spectateur. «Le voyage des comédiens» s’inscrit clairement sous l’influence du théâtre épique qui oblige le spectateur à porter un regard critique et analytique sur ce qu’il voit. Angelopoulos enrichit encore le film d’une autre dimension temporelle, s’appuyant sur une référence aux mythes anciens pour mieux comprendre le présent. C’est ainsi que les comédiens portent des noms qui renvoient à la mythologie des Atrides (le matricide Oreste, Agamemnon, Electre, Clytemnestre, etc.) et rejouent le drame antique. On retiendra à ce titre une séquence extraordinaire, dans laquelle Oreste vient venger son père communiste, dénoncé et fusillé par l’amant fasciste de sa mère. Oreste assassine sa mère et son amant alors en pleine représentation théâtrale, si bien que le public croit que le drame qui vient de se jouer fait parti de la pièce. Le crime a lieu sur scène, s’inscrit dans l’histoire de l’occupation de la Grèce, renvoie au mythe antique, et invite à une réflexion sur le cinéma et la représentation. Chaque scène est ainsi d’une incroyable richesse, que ce soit par sa beauté et l’inventivité stylistique dont fait preuve le cinéaste ou par le discours qu’elle porte, véritable dialectique sur le monde et le cinéma. «Le voyage des comédiens» est un film imposant (déjà de par sa durée, avoisinant les 4 heures), intimidant, et qui s’adresse à l’intelligence du spectateur qui doit donc faire preuve d’une certaine disponibilité (même si l’émotion n’est aucunement absente du film). Mais le jeu en vaut grandement la chandelle, Angelopoulos réalisant là son premier chef d’œuvre.

[4/4]

vendredi 3 juin 2011

« Traité de bave et d'éternité » d'Isidore Isou (1951)

    Un petit pamphlet juvénile de poète en herbe, gorgé d'arrogance et de morgue enfantine, parfois émouvant malgré tout (le charme de la désuétude, et le souvenir de notre rage adolescente…). « Traité de bave et d'éternité » est terriblement bavard : tant qu'il est intéressant c'est appréciable, c'est beaucoup plus embêtant dès lors qu'il dit d'autant plus de bêtises (ce qui arrive malheureusement bien assez tôt…). Quelques rares fois il touche juste : ce sont quelques idées intéressantes sur le cinéma, un visage nonchalant et filmé à répétition (le sien, on ne se refait pas), le hasard d'une rencontre entre images et parole… Le reste n'est hélas que platitude… Paradoxalement, il y a une sorte d'académisme de l'avant-garde. Académisme car il ne repose que sur des procédés, sans pour autant créer d'émotion esthétique, artistique… ou d'émotion tout court. Seul le choc, la nouveauté sont recherchés, dans une démarche puérile avide de reconnaissance immédiate. Isidore Isou, comme tant d'autres artistes dits d'avant-garde, c'est quelqu'un qui crie « regardez-moi! », « adorez-moi! ». Comme aujourd'hui on monte son groupe de rock pour épater les filles du lycée et rendre jaloux les copains, apparemment à l'époque on jouait au poète, on réalisait son film et on créait son mouvement artistique, « manifeste » (que ce nom sonne bien!) à l'appui. Et bien sûr, pour la postérité, on glissait une notice au début ou à la fin dudit film histoire de bien faire comprendre au spectateur innocent que l'on était à l'époque un vrai rebelle, que l'on avait « créé » quelque chose de nouveau, sous l'auguste patronage d'anciens rebelles en leur genre (dont au premier chef Sade bien évidemment, « le » rebelle par excellence). Qu'est-ce donc que le lettrisme, sinon l'un de ces innombrables mouvements d'avant-garde qui croyaient faire progresser l'art alors qu'ils n'en redécouvraient que les fondements, la technique. Des onomatopées font-elles de la poésie? Une image rayée fait-elle du cinéma? Isou a compris que le septième art ce n'était pas que Mickey Mouse, et il a voulu réveiller les consciences. Bien, c'est déjà ça. Mais ensuite? 

[1/4]

jeudi 2 juin 2011

« Jours de 36 » (Meres tou 36) de Theo Angelopoulos (1972)

Au cours d’un meeting ouvrier, un militant syndicaliste est assassiné. Un ancien trafiquant de drogue devenu indicateur pour la police est arrêté et accusé du meurtre. Comprenant que l’on cherche à se débarrasser de lui, le détenu, qui a réussi à se procurer une arme, prend en otage un député dans sa cellule. Réalisé 2 ans après «La reconstitution», «Jours de 36» est un film de pure mise en scène qui confirme tout le talent d’Angelopoulos. Ici encore, le cinéaste transcende un fait divers en une œuvre universelle très riche, à différents niveaux de lecture. Le premier niveau de lecture est le fait divers en lui-même, l’histoire de ce détenu devenu gênant, qui pourrait constituer le point de départ d’un film policier, ce que Angelopoulos cherche justement à éviter au maximum. Comme dans «La reconstitution», le cinéaste s’efforce d’éliminer tout suspense, créant une distanciation toute brechtienne, distanciation signifiant que l’enjeu du film n’est pas là. Pour ne pas que le spectateur puisse s’identifier au personnage, Angelopoulos ne nous le montre d’ailleurs même pas : on l’entendra juste derrière la porte de sa cellule. Le deuxième niveau de lecture correspond à la reconstitution de cette période troublée de l’histoire Grecque, période d’instabilité politique qui précéda l’instauration du gouvernement dictatorial du général Metaxas. Angelopoulos s’intéresse aux origines de la dictature, au moment du basculement (la séquence où les prisonniers ont un sursaut de liberté, en tapant leur timbale contre les barreaux des fenêtres, semant une totale confusion dans le personnel de la prison obligé de faire appel aux militaires, représente à elle seule, magistralement, ce basculement). Tourné sous le régime des colonels, le film ne fait pas explicitement référence au pouvoir en place, mais c’est l’atmosphère du film, faite d’oppression, de non-dits, de violence sourde, de murmures et de chuchotements, qui évoque sans confusion possible l’étranglement d’un pays par la dictature (l’univers contextuel et visuel du film rappelle d’ailleurs «L’esprit de la ruche» de Erice, film qui reproduisait l’ambiance d’un petit village étouffé par le franquisme). La forme même du film reproduit cet étranglement, cet enfermement, avec notamment l’utilisation de panoramiques à 360° illustrant à merveille cet encerclement par les murs (les deux panoramiques dans la cour de la prison, un de jour et l’autre de nuit, sont prodigieux). Par la puissance de suggestion de la mise en scène de Angelopoulos, ce deuxième degré de lecture ouvre sur un troisième niveau : l’universelle critique de l’autoritarisme du pouvoir et du fascisme. Je ne le nierai pas, «Jours de 36» est un film difficile, sans aucune concession faite au spectateur, film qui ne s’ouvre presque jamais. L’intrigue se déroule derrière des portes, en voix off, des séquences qui paraissent sans lien avec l’intrigue (mais qui participent bien sûr pleinement de l’univers du film) viennent casser tout début de rythme… Mais ce radicalisme dans le choix de la mise en scène était non seulement imposé par les conditions de tournage, mais ne pouvait mieux coller au propos. La forme épouse ici parfaitement le fond, lui donnant toute sa pertinence et toute sa beauté.

[3/4]