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samedi 23 avril 2022

« Damnation » (Kárhozat) de Béla Tarr (1988)


 

    « Damnation » est un film d'une noirceur extrême. Bela Tarr y raconte la déchéance d'un homme qui aime sans retour, ce qui détruira sa vie comme celle de ses proches. La photographie imposante en noir et blanc, l'utilisation amplifiée des sons, les plans-séquences contemplatifs, l'étirement du temps... par bien des aspects formels « Damnation » rappelle l'œuvre d'Andreï Tarkovski. Mais il demeure infiniment plus pessimiste, plus désespéré : sur le fond, les rapports avec le cinéaste russe sont beaucoup plus éloignés.

 

Ici pas d'intervention de Dieu ou de la grâce mais plutôt de la fatalité. Les hommes et les femmes sont livrés à eux-mêmes dans un monde apocalyptique où l'espoir est absent : tous aspirent à changer leur condition, mais la vie en décide autrement.

 

Esthétiquement, « Damnation » marque une rupture dans la filmographie de Béla Tarr. C'est la première fois que le cinéaste hongrois collabore avec son compatriote l'écrivain László Krasznahorkai. Ses films se font moins directement sociaux (même si ça reste un des aspects principaux de son œuvre) et davantage métaphysiques, avec de surcroît une esthétique beaucoup plus soignée et aboutie. Tout en dépeignant la fin d'un monde : la décrépitude de l'ère soviétique.

 

Contrairement à ses deux longs métrages suivants, encore plus ambitieux, avec « Damnation », Béla Tarr se « contente » de mettre en scène une intrigue sentimentale, un triangle à trois d'amoureux malheureux. Il a d’ailleurs écrit (avec Krasznahorkai) et réalisé ce film pendant la longue production de « Sátántangó », pour se changer les idées, d’où son côté plus « simple ». Mais si l'intime prédomine ici, l'arrière-plan social n'est pas négligeable, au contraire.

 

Tarr donne vie à une Hongrie fantasmée, dont la topographie est indéfinissable. Il combine en effet des prises de vues tournées aux 4 coins du pays, afin de figurer les lieux qu'il a en tête le plus fidèlement possible.

 

Et on peut dire que c'est une réussite. Rien que la géographie du film : les lieux, les habitations, la nature dévastée, tout cela confère au long métrage une atmosphère oppressante et profondément désenchantée, magnifiée par la sublime photographie en noir et blanc. Cela donne également un aspect intemporel, irréel : on assiste, impuissants, à un monde qui se meurt, sous des déluges de pluie. Un monde qui est celui de l'Europe centrale des années 1980, mais qui aurait pu être celui de la Hongrie du Moyen Âge, du 19e siècle ou peut-être même des années 2000 (voire plus).

 

On comprend pourquoi le cinéaste a été inquiété par les autorités hongroises : il donne à voir une image peu reluisante de son pays. Si la pauvreté semble omniprésente, Tarr dépeint aussi la misère sentimentale et relationnelle, et pire encore, la destruction de la société hongroise, dont la corruption et la délation sont les piliers sous le régime soviétique. « Sátántangó » et « Les Harmonies Werckmeister », ses deux grands films de l'après URSS, seront tristement similaires : le communisme a créé un appel d'air et a détruit de l'intérieur la Hongrie, et rien ne semble pouvoir renaître et redonner espoir une fois que le système oppressif s’est effondré...

 

On a beaucoup parlé de la forme de ce film, à la fois magistrale et difficile, rugueuse, notamment par sa lenteur exacerbée. Mais à mon sens on ne parle pas assez du fond, car ici fond et forme s'entremêlent harmonieusement et intelligemment. Ce qui fait de « Damnation » tout sauf une caricature de film d'art et d'essai chiant et imbitable. Sa valeur historique et sociologique est inestimable, tout comme sa valeur artistique bien sûr : Tarr nous fait éprouver ce qu’était la Hongrie sous le joug communiste. Ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel, sur le plan des idées, c’est avant tout une expérience physique et terriblement immersive.

 

C'est un film dur, certes, mais nécessaire. Un témoignage courageux et sans concession de l'enfer du communisme d'État. Un long métrage qui s'illustre par l'extraordinaire talent de mise en scène du cinéaste hongrois et par la terrible désolation de son propos.

 

[3/4] 

dimanche 4 décembre 2011

« Le cheval de Turin » (A Torinói Ló) de Béla Tarr (2011)

Le voilà donc, cet ultime film de l’un des cinéastes les plus passionnants de ces dernières années, qui, en une poignée de films, aura marqué le cinéma de son inimitable patte. Avec «Le cheval de Turin», Béla Tarr procède à un dépouillement de son style, simplifiant à l’extrême l’intrigue du film, réduisant le nombre de comédiens, supprimant au maximum les lignes de dialogue, limitant les accessoires, et se cantonnant à un unique décors, une petite maison de pierre perdue dans la campagne, attelée à une étable en ruine, et un puits. De cette démarche minimaliste reste la moelle, l’essence même du cinéma de Béla Tarr. «Le cheval de Turin» est une œuvre épurée, qui condense les thématiques habituelles du cinéaste en les réduisant à leur plus simple expression : l’émotion qui s’en dégage est d’une puissance et d’une pureté saisissantes. Prenant pour prétexte introductif la célèbre anecdote de la vie de Nietzsche s’effondrant au cou d’un cheval maltraité à Turin en 1889, le film s’intéresse au sort du cheval, du cocher et de sa fille, vivant isolés dans une ferme inlassablement battue par le vent. Adoptant la forme d’un récit cosmogonique inversé, le film est une sorte d’anti Genèse : en 6 jours, Béla Tarr défait le monde. C’est ainsi que la répétition des gestes du quotidien de cette famille réduite se trouve perturbée chaque jour par un élément, un drame nouveau (cheval qui refuse d’avancer, de s’alimenter, puits asséché, lumière qui s’éteint, …). Chaque jour rapproche donc inéluctablement du dénouement prévisible : la mort de ce petit monde et au-delà, la fin de toute chose, le noir absolu. «Le cheval de Turin» se présente ainsi comme un film très sombre mais nullement neurasthénique ou déprimant. Face à cette apocalypse à venir, le cocher et sa fille, malgré leur totale impuissance (une scène extraordinaire les montrera tentant de fuir, disparaissant derrière la colline pour réapparaître presque aussitôt), continuent à vivre, à manger leur pomme de terre journalière, à s’occuper des tâches domestiques, à perpétuer le rituel du quotidien. Ils restent debout dans la tempête et gardent toute leur dignité. Tel est je crois le thème central du film, qui se présente, plus encore que les films précédents du cinéaste, comme une ode à la dignité humaine. Si Béla Tarr apparaît ici comme irréversiblement pessimiste, son amour de la vie et de l’humanité est bien ce qui transparaît dans chacun des plans, magnifiques, de cette fin du monde. Fidèle à lui-même, il nous offre un spectacle visuel d’une beauté inouïe, taillé dans un superbe noir et blanc et porté par une mise en scène sous forme de chorégraphie. Les légendaires plans séquences du cinéaste procèdent eux aussi d’une certaine simplification et perdent ici la sophistication et le côté quelque peu démonstratif qu’ils pouvaient revêtir ailleurs. La technique se fait totalement oublier, la caméra se contente de suivre les personnages dans leur quotidien, jouant beaucoup sur les contrastes entre intérieur et extérieur. L’utilisation du plan séquence permet ainsi, en suivant les personnages depuis l’intérieur de la maison jusqu’au puits à l’extérieur, de nous faire ressentir la violence du dehors, d’éprouver presque physiquement la puissance de ce vent infernal. La mise en scène du film semble par ailleurs suivre un mouvement circulaire, adopter la forme d’une boucle, ou plutôt d’une spirale. Les séquences considérées individuellement (comme la première séquence, formidable, où nous voyons la gueule du cheval en contre-plongée puis le visage du cocher, et à nouveau la gueule du cheval), ou leur enchaînement et leur répétition (nous voyons par exemple le père manger sa pomme de terre le premier jour, puis sa fille le jour suivant, et les deux dans le même plan le jour d’après), en jouant sur les points de vue, organisent ce mouvement circulaire, illustrant superbement la mécanique du quotidien et enfermant les personnages dans leur pauvre condition. La musique, unique durant tout le film, souligne ce motif en spirale par sa construction même, entêtante, et par son utilisation cyclique (elle semble revenir à intervalles réguliers). Nous ne savons plus très bien parfois si nous l’entendons vraiment ou si nous percevons seulement son écho dans le bruit du vent. «Le cheval de Turin» parvient ainsi à créer un monde fascinant, envoûtant, où l’émotion naît d’un art parfaitement maîtrisé de la suggestion (un plan long, peut-être le plus beau du film, sur la porte en bois de l’étable se refermant sur la gueule du cheval, se charge d’une densité émotionnelle incroyable : le temps qui s’écoule dans ce plan fixe sur une porte fermée laisse le temps au spectateur de réaliser et de comprendre la mort de l’animal). Si je reste moins convaincu, après ce premier visionnage, de certains détails, comme l’utilisation de la voix off qui contextualise peut-être inutilement l’histoire, ou si je reste un peu déçu que Béla Tarr n’ait pas osé le jour noir pour terminer son film (ne poussant pas la radicalité jusqu’au bout), je crois bien qu’il s’agit là d’un chef d’œuvre de plus pour le maestro magyar, après la relative déception qu’était «L’homme de Londres». En sortant de la salle de cinéma, le monde me semblait différent, légèrement inquiétant. Et aujourd’hui encore, 3 jours après avoir vu le film, avec l’automne qui s’est installé, je continue à porter un regard différent sur ce vent qui balaie les feuilles devant ma fenêtre, et qui ne m’a jamais semblé plus poétique.

[4/4]