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vendredi 29 juin 2012

« Faust » de Alexandre Sokourov (2012) – (2)


Le dernier film de Sokourov divise. Car «Faust» est un film difficile, exigeant, qui ne mûrit qu’après la projection (et si l’on fait l’effort d’y resonger sérieusement) et qui ne fait aucune concession sur ses choix artistiques. Pour peu que le spectateur les refuse, le risque pour lui de voir le film à distance, sans jamais s’impliquer, est grand. Après deux visions, j’estime quant à moi qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, et sans galvauder le terme: je parle bien d’une œuvre majeure comme il en sort même pas une tous les 5 ans sur nos écrans (je vous préviens, mon avis sera tranché: à ceux qui ne supportent pas les superlatifs, cette critique sera pénible)… A mon sens, avec «Faust», le cinéaste russe réalise certainement son plus grand film depuis «Journées d’éclipse» en 1988, surpassant peut-être même ce dernier par l’incroyable richesse et densité de son œuvre… Et lorsqu’on regarde les merveilles qui ont jalonné la filmographie du cinéaste entre ces deux films séparés de plus de 20 ans (en vrac : «Pages cachées», «Mère et fils», «Le soleil», et quelques élégies d’une beauté et d’une poésie remarquables, telle «Elégie de la traversée»), cela souligne à quel point ce «Faust» est, à mes yeux, immense.
Le film s’ouvre par un plan cosmique sur un miroir se balançant dans les cieux, accroché aux nuages, avant que la caméra ne se rapproche d’un petit village allemand indéterminé, qui sera le lieu du drame. Ce premier plan ouvre déjà un océan d’interrogations… Que nous dit ce miroir que Sokourov a posé là? Est-il une métaphore du cinéma comme reflet du réel et du monde, mais un reflet déformant, transfigurant (d’où alors les nombreuses anamorphoses et distorsions de l’image très présentes dans ce film, et bouleversant totalement la perception du spectateur, notamment par l’aplatissement et la quasi disparition des perspectives)?  Reflète t’il les autres films de la tétralogie de Sokourov sur le pouvoir et la puissance, comme le cinéaste le souffle lui-même dans le générique de fin, nous conduisant à une relecture totale de l’œuvre dans son intégralité? Oui, sûrement, mais ce miroir qui pend du ciel peut surtout donner lieu à une plus profonde lecture métaphorique, qui rappelle un autre grand film russe, le «Solaris» de Tarkovski: l’homme, représenté ici par Faust, cherche la réponse au grand mystère insondable de la vie, il interroge Dieu et lève le nez au ciel; il ne trouvera pour réponse que son propre reflet, Dieu apparaissant, pour Sokourov (ou tout du moins pour Goethe, puisque Sokourov ne fait ici que retranscrire l’une des pensées profondes de l’œuvre du poète allemand, qu’il a donc parfaitement lue), comme une émanation de l’homme. Dieu comme reflet de l’homme et ici, comme le film ne cessera de le développer, le Diable comme reflet de l’homme, comme reflet de Faust. Sokourov multipliera d’ailleurs les parallèles entre Mauricius (Méphistophélès) et son maître, Faust, dans un ballet mimétique agité. Mauricius n’est que l’incarnation, la représentation physique des désirs de Faust. Dit autrement, le Diable est la représentation des possessions de l’homme; il lui est peut-être extérieur (plus pour longtemps, comme nous le verrons), mais il en est une incarnation, il en est l’âme (qu’il réclame donc comme son dû). C’est là que le film de Sokourov, par l’ambivalence riche de sens qu’il donne à la figure du Malin, s’avère bien plus dense et profond que le «Faust» de Murnau, qui se limitait quant à lui à l’opposition binaire du Mal contre le Bien, de Dieu contre le Diable (attention, le «Faust» de Murnau reste un très grand film, mais à la portée plus modeste, puisque focalisé sur le conte populaire, sur la légende). Sokourov échappe par ailleurs à la vision noire et purement pessimiste de l’humanité, et enrichit encore davantage cette ambivalence en refusant de supprimer Dieu, puisque ce n’est pas Sa parole qui est intrinsèquement la source de la perversion, mais l’incompréhension et la mauvaise interprétation que Faust fait de Cette parole (la séquence du prologue de l’évangile de St Jean, «Au commencement était le verbe», ici interprété à l’envers par Faust)… Dieu sera même clairement d’une séquence de lumière ahurissante, comme incarnation de l’amour.
A la fin terrifiante de son film, Sokourov nous montre, sous une tonalité complètement apocalyptique, la mort du Diable, la mort du Mal en tant qu’entité théorique, en tant que création de l’esprit, séparée de l’homme. Les deux finissent par fusionner; Faust, devenu fou, intériorise le Mal qui fait désormais partie intégrante de l’homme, et marche vers le 20ème siècle et ses innombrables crimes. La tétralogie du cinéaste adopte alors parfaitement la forme circulaire souhaitée: à l’horizon vers lequel se dirige Faust, se profile le Moloch du premier volet. C’est pourquoi, si le film de Sokourov peut bien, au final, être considéré comme un récit mythique, c’est parce qu’il nous narre l’origine de l’homme du 20ème siècle, l’origine de l’homme "moderne". Il n’est pas hasardeux que cet homme soit un scientifique, avide de connaissance, en quête de la compréhension absolue, et que cet homme recherche scientifiquement, par la dissection froide et mécanique des cadavres, la place de l’âme humaine… Il n’est pas hasardeux que cet homme, ou plutôt son assistant jaloux, cherche à se substituer à Dieu en reproduisant la vie, ne donnant finalement naissance qu’à un monstre de souffrance (un autre monstre créé par l’homme, tel Mauricius), qui périra lamentablement dans les débris d’un bocal… Il n’est pas hasardeux non plus que cet homme soit incapable de voir la présence divine autour de lui, dans la simplicité et la beauté de l’existence, dans la magnificence d’une nature généreuse… Incapable de se rendre compte de cette présence qui l’entoure et le suit : là un échassier, là un ours, là un hibou… «Le Dieu qui se réfugie dans ma poitrine, qui peut agiter profondément mon âme, qui domine toutes mes forces, hors de moi est impuissant» se lamente t’il, sans se rendre compte de l’orgueil démesuré que ces paroles traduisent puisqu’elles le confondent avec Dieu lui-même… 
Sokourov est un grand résistant à la modernité. Il s’attaque là à l’origine du mal qui ronge le monde, cette dimension prométhéenne de l’homme moderne, dominé par la raison. On voit facilement se dessiner derrière la déambulation physique et mentale de Faust toutes les monstruosités à venir du 20ème siècle, monstruosités qui doivent tout à un certain esprit, une certaine rigueur scientifique: les guerres, l’industrialisation de la mort, l’apparition et la menace irréversible du nucléaire qui plonge une humanité désormais capable de s’autodétruire dans l’absurde, les manipulations génétiques, l’eugénisme, l’individualisme forcené, la destruction de la nature, etc… Le Malin se réjouira ainsi de voir par un télescope, dans une poétique projection du futur, un singe danser sur la Lune, signe de l’avènement proche du règne de la science… Mais cette vision ambivalente que Sokourov nous offre du Méphistophélès de Goethe ne représente qu’une partie des significations multiples proposées par ce film dense, d’une profondeur vertigineuse, et qui ne peut en aucun cas être appréhendé intégralement en une ou même deux visions. Il y aurait tant à en dire, que cette critique pourrait rapidement virer en un indigeste pavé… Un autre format s’imposera alors pour reparler de ce «Faust».
Quelques mots tout de même sur la forme du film, tant là aussi le cinéaste réalise une œuvre magistrale, d’une beauté époustouflante, et appuyée sur un travail de mise en scène d’une cohérence folle avec son sujet. Le format déjà. Pour illustrer le sentiment d’enfermement de Faust dans sa simple condition d’homme (condition qu’il refuse, origine de ses maux, ne voyant pas justement en cette simplicité la voie vers la liberté et le bonheur), pour montrer sa claustrophobie de l’existence mortelle et sa quête désespérée et forcément vaine d’un "mieux", d’un "plus", d’un absolu du sens, Sokourov propose son film dans un format 1:33 étriqué tel qu’on n’en voit plus sur grand écran depuis longtemps. Dans ce cadre carré, resserré, les personnages n’ont pas la place de se déplacer librement et ne cessent de se bousculer, de s’entrechoquer. Le format de l’image détermine l’espace de vie des personnages, le hors champ n’existe plus. Il leur faut alors se serrer et forcer le passage pour ne franchir qu’une porte… Ce sentiment d’enfermement peut contaminer le spectateur, qui peut avoir parfois du mal à trouver des respirations au milieu de cette densité: c’est le prix d’une mise en scène exigeante, intelligente et cohérente. Il me faut aussi parler du travail prodigieux, jamais gratuit, que le cinéaste réalise sur l’image. Dès l’arrivée de Faust dans l’antre de Mauricius, l’image se déforme: le Diable déforme la réalité, déforme l’image, il est le maître de l’illusion et déjà, Faust flotte dans un entre-deux monde… Rien ne résiste aux distorsions qu’impose le Malin, pas même le corps de celui-ci, amas informe de chaire molle, où le sexe, sexe de garçonnet, est positionné au-dessus des fesses. Comme à son habitude, Sokourov travaille l’image comme un peintre, et si on retrouve ici Caspar David Friedrich et Herri met de Bles dans les extérieurs, c’est bien Rembrandt qui est constamment convoqué dans les intérieurs, aux côtés de Vermeer, ou encore, de David Teniers… Les nuances de gris, d’ocre et de brun sont déclinées sur des palettes d’une richesse exceptionnelle, dans une lumière en clair-obscur incroyable, avec cette omniprésence du vert qui rappelle le travail sur la couleur déjà réalisé pour «Moloch» (une tétralogie à la forme circulaire disais-je, nous retrouvons donc ici le vert du volet initial, tout comme nous retrouvons la langue allemande…). Quant au son, il est étouffé, pas toujours très clairement audible, ce qui donne l’impression d’un film en sourdine et augmente la sensation de confinement. Les dialogues sont très présents, envahissants même, si bien qu’ils deviennent une sorte de musique d’accompagnement du film, soulignée par des aboiements récurrents de chiens et la musique lancinante d’Andrey Sigle. Cette musique d’accompagnement assez étouffante trouve son sens profond dans le contraste qu’elle créé avec les moments de silence, qui deviennent alors saisissants de solennité, et absolument magiques. On notera à cet égard deux des plus belles séquences vues au cinéma depuis des années et qui se répondent en miroir (encore cette réflexion du film): un bain de lumière et d’amour suivi d’un bain de ténèbres et d’amour… «Faust» est un film exceptionnel, dont on ne fait que commencer à sonder et à explorer les infinies richesses. Chaque scène est chargée de sens, que ce soit du point de vue du travail d’adaptation littéraire (Sokourov a manifestement réalisé un gros travail de lecture, presque d’exégèse, de l’œuvre de Goethe), du point de vue politique et historique, du point de vue religieux et spirituel, le tout traité sous une forme poétique admirable… Une œuvre imposante qui n’a d’ailleurs peut-être pour seul défaut que sa grandeur écrasante, son intimidante stature de film somme (stature que le cinéaste s’efforce pourtant d’adoucir par l’humour, le burlesque et le grotesque). On reparlera, pour sûr, de ce «Faust»… 

[4/4]     

mercredi 27 juin 2012

« Faust » d'Alexandre Sokourov (2011)

    Libre adaptation du Faust de Goethe, la version d'Alexandre Sokourov ne nous offre hélas pas grand chose sinon une esthétique glauque et sordide, et une vision assez repoussante de la vie. Vous l'aurez compris, ce n'est pas la joie de vivre qui caractérise le mieux notre ami russe. « Faust » est un film grotesque. Mais il n'atteint pas le beau, grotesque lui aussi, cependant, du « Faust » de Murnau, grand cinéaste allemand disparu trop tôt. Ici nous avons le droit à des filtres et de l'anamorphose, dans la droite continuité de ce qu'a réalisé jusqu'à présent Sokourov. Mais en plus de deux heures, le cinéaste russe ne parvient pas à hisser son film sur les cimes où on l'attend. Quelques dialogues ici et là viennent nous rappeler que Sokourov a eu un jour un tant soit peu de talent, mais rien de bien consistant à se mettre sous la dent. Vous aurez le droit à des effets spéciaux assez vomitifs en guise de substitut. Bref, difficile de trouver des qualités à cet essai expressionniste, à la manière de Caspar David Friedrich certes, excusez du peu, mais qui peine à renouveler l'art de son auteur, et surtout à égaler son chef-d'œuvre « Mère et fils », la faute à un propos par trop décevant et un manque de goût assez criant. Une déception.

[1/4]

jeudi 26 avril 2012

« Sauve et protège » (Spasi i Sohrani) de Alexandre Sokourov (1989)

«Sauve et protège» est un film déroutant, qui laisse perplexe. Sokourov a réalisé là une transposition caucasienne très étrange du plus célèbre des romans de Flaubert, «Madame Bovary». Très étrange par son rythme insaisissable, très étrange par les différents décalages (de l’image, du son) que Sokourov introduit volontairement dans son film, très étrange par le jeu halluciné de l’actrice principale… Cette étrangeté est à la fois la qualité du film, car elle fait toujours sens du point de vue de la mise en scène et est presque systématiquement l’occasion de véritables trouvailles cinématographiques et visuelles, et à la fois son défaut, car il faut bien avouer que l’on a parfois du mal à ne pas succomber à un certain ennui. Le film est théoriquement très bon, regorge d’idées de mise scène, est parfois visuellement subjuguant, mais reste pourtant un film raté pour un maître tel que Sokourov, comme s’il y manquait le ciment qui aurait permis d’assurer la cohésion de l’ensemble et de véritablement porter un film qui ne cesse de se dérober. Mais il faut cela dit souligner la vision toute personnelle et très singulière que Sokourov nous offre de Emma Bovary, parvenant à dresser le portrait poétique d’un personnage féminin totalement décalé, qui n’est jamais en phase avec le monde qui l’entoure, et qui ne parviendra jamais à trouver le sens de sa vie et de rencontrer son destin. Ce décalage de Emma est dès le début manifeste par l’usage qu’elle est la seule à faire de la langue française. Ce jeu sur la langue permet à la fois d’isoler et de différencier le personnage. Plus le film avance, et plus Emma s’exprime en français, creusant ainsi un peu plus le fossé qui la sépare du monde. Son jeu imprévisible (elle peut murmurer et hurler dans la même phrase, ce qui peut parfois agacer le spectateur qui devra par moment tendre sérieusement l’oreille) révèle le trouble psychologique profond dont elle souffre, un mélange d’hystérie et de syndrome de personnalités multiples. Ces multiples personnalités qui cohabitent en elle seront la source d’une des plus belles idées du film : le mari d’Emma offrira un enterrement distinct à chacune de ces personnalités qu’il inhumera séparément, par l’emboîtement de 3 cercueils fabriqués avec des matériaux différents. Comme il en a fait preuve avec encore plus de talent dans d’autres films, Sokourov continue ici de travailler la matière de l’image cinématographique proposant quelques plans remarquables en jouant notamment des anamorphoses ou des dissonances de perspectives. «Sauve et protège» n’est pas l’un des plus grands films de Sokourov, mais reste une expérience cinématographique à laquelle on pardonne aisément son caractère disharmonieux et ses petits défauts, car ceux-ci sont en parfaite cohérence avec la vision que l’auteur a du personnage inventé par Flaubert, et qu’il cherche à nous transmettre. Pour dresser le portrait poétique d’une Emma Bovary en décalage avec le monde, fascinante et repoussante dans le même mouvement, Sokourov ne pouvait faire, s’il voulait rester fidèle à sa vision, qu’un film décalé, séduisant et repoussant en même temps.    
  
[2/4]     

lundi 14 février 2011

« Journées d’éclipse » (Dni zatmeniya) de Alexandre Sokourov (1988)

Une vaste évocation poétique, aux innombrables et inépuisables niveaux de lecture, portée par un travail sur l’image et le son proprement hallucinant. « Journées d’éclipse » (ou « Le jour de l’éclipse », selon les traductions) est un film-monde. La critique pourrait s’arrêter là, en abdiquant face à cette tâche insensée : tenter de retranscrire et de faire entrevoir au lecteur ce qui ne peut être perceptible que par les seules voies de cet au-delà du sens qu’est la poésie. Toutefois, sans rentrer dans le détail d’une analyse du film (travail à faire un jour, mais impossible après une seule vision – à quand une édition DVD ?!?), je peux sans risque avancer quelques remarques générales sur cette œuvre. Libre adaptation d’une nouvelle des frères Strougatski, les maîtres de la science-fiction russe, « Journées d’éclipse » ne peut cependant pas être qualifié de film de science-fiction. La toute dernière séquence peut éventuellement, si cela lui plaît, orienter le spectateur vers une relecture fantastique du film : dans un plan sensationnel (qui n’est pas sans rappeler l’ultime plan de « Solaris »), Sokourov fait disparaître le lieu du drame, ce village turkmène emboîté dans la montagne. N’était-ce finalement qu’un mirage? Il s’agirait alors peut-être de reconsidérer le niveau de réalité de ce que nous venons de voir, et de décrypter dans un impossible travail d’interprétation (impossible en terme d’objectivité, car cette interprétation ne peut être que personnelle), la signification des différentes apparitions de l’étrange qui parsèment le film : une discussion avec un mort, un corps se mouvant tel un animal, d’étranges créatures que l’on conserve dans de la gelée, etc… Il faudrait aussi considérer ces nombreuses allusions à l’effondrement du communisme dans les républiques soviétiques, à la peur de la répression, à cette atmosphère inquiétante de violence sourde et de menaces diffuses. On parviendrait certainement à construire quelque chose d’approximativement cohérent. Mais là n’est pas l’essence du film. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore sur l’impossible liberté et l’annihilation de toute créativité dans le cadre d’un système totalitaire. Cette lecture est à mon sens réductrice et ne s’appuie que sur quelques unes des évocations que provoque la vision du film. «Journées d’éclipse» est une œuvre qui se vit et se ressent plus qu’elle ne s’intellectualise, une œuvre dans laquelle il faut se perdre, lâcher prise, se laisser emporter par les impressions poétiques fulgurantes qui envahissent chaque plan. Visuellement, le spectacle proposé est un éblouissement esthétique de chaque instant, Sokourov réalisant un travail proprement insensé sur la lumière et la couleur. Le traitement de la couleur rappelle ainsi le « Element of crime » de Von Trier, réalisé 4 ans auparavant, mais la comparaison s’arrête là, l’apocalypse sokourovienne ayant une densité et une profondeur du sens absentes du film danois. On est également surpris, lorsqu’on connaît Sokourov, par la nervosité de la caméra, vive et mobile, qui empêche au film de succomber dans la léthargie contemplative, et maintient une réelle tension dramatique. La richesse du travail sonore, avec une utilisation très pertinente du son et des voix hors champ, laisse pantois… Vous l’aurez compris, « Journées d’éclipse » est un chef d’œuvre, probablement le plus grand film que le cinéma russe nous ait offert depuis la disparition de Tarkovski.

[4/4]

mardi 16 novembre 2010

« La Voix Solitaire de l'Homme » (Odinokiy golos cheloveka) d'Alexandre Sokourov (1978)

    Dès ses débuts cinématographiques Alexandre Sokourov faisait preuve d'un indéniable talent. « La Voix Solitaire de l'Homme » est un coup d'essai remarquable, un film riche, original et poétique. Par ailleurs Sokourov se garde bien d'expliquer par le langage ce qu'il raconte par les seuls images et sons, et l'on trouve déjà tout ce qu'il développera par la suite dans ses longs métrages ultérieurs : le souvenir, la mémoire, l'homme face à la mort et la vie, l'altérité des choses… Sa démarche est donc tout ce qu'il y a de plus estimable et le « rendu » des plus intéressants. Je ne partage pas en revanche l'enthousiasme sans réserve de certains, pour ma part je ne peux m'empêcher de voir « La Voix Solitaire de l'Homme » comme une oeuvre louable dans ses intentions, moins dans son aboutissement. Il convient de rappeler le contexte de sa création : il s'agit d'un film de fin d'études, comportant d'inévitables défauts inhérents à l'exercice. Sokourov use trop souvent à mon goût de répétitions visuelles, d'inserts assez attendus et « faciles »… D'autant que quand il filme plus simplement ses acteurs la crédibilité et la pertinence de leur prestation (et donc du film) commencent à s'infléchir… Les personnages qu'ils jouent (je ne sais si cela provient du jeu des acteurs ou de l'écriture des protagonistes) s'avèrent être quelque peu artificiels. Par ailleurs ces séquences ont quelque chose de (trop) naturaliste, heureusement qu'elles se voient contrebalancées dans la somme formelle du long métrage! Sokourov aime filmer les gestes les plus banals : ils révèlent en effet beaucoup des personnages, mais ils limitent d'autant plus la portée et l'intérêt de l'oeuvre, du moins à mon sens. Une fois encore j'en attendais manifestement trop d'Alexandre Sokourov, ou peut-être suis-je plus simplement peu sensible à son art, toujours est-il qu'en dépit de grandes qualités son premier long métrage ne m'a pas tout à fait convaincu. Nombre de séquences sont pourtant inspirées! Un film que je qualifierais de beau, à défaut de grand...

[2/4]

vendredi 5 novembre 2010

« Il nous faut du bonheur » (Schastye nam nuzhno) d'Alexandre Sokourov et Alexei Jankowski (2010)

    Un très beau documentaire, tourné dans deux villages très simples et pauvres de la partie kurde de la Syrie. C'est l'occasion pour Sokourov d'évoquer son ressenti de russe en terre étrangère, ou plutôt son ressenti d'homme tout court : cette fameuse nostalgie à laquelle on pourrait s'attendre est plutôt mise de côté, ce qui prime avant tout c'est la rencontre des deux cinéastes (même si le texte – la voix-off du héros – est de Sokourov) avec des personnes locales. Nous est présenté le portrait de deux femmes, dont l'une est d'origine russe et a émigré à l'âge de vingt ans vers le Kurdistan pour suivre un homme natif de la région. « Il nous faut du bonheur » c'est donc à la fois le portrait d'une déracinée, étrangère à sa propre famille, dont le mari et le fils sont morts fusillés durant la guerre, et celui d'une femme ayant vécu toute sa vie au même endroit, de sa naissance à ses vieux jours. Mais c'est avant tout la recherche de ce qui meut ces personnes simples, de la façon dont elles parviennent à accepter la vie, comment tout ces gens malgré tout ce qu'ils endurent peuvent être heureux : c'est un film sur le regard, d'occidentaux en l'occurrence (si l'on peut considérer la Russie comme occidentale, bien que de nos jours cela semble plus acceptable), singulier mélange de « fiction » et de « réalité » (de film « documentaire »), les auteurs ne cachant par leur présence même si elle se fait par l'entremise d'un héros bien fictif (un médecin dont on prend la place et dont on adopte justement le regard, le point de vue : tout le long métrage est subjectif)... Sokourov et Jankowski s'interrogent donc sur la vie, sur ce qui fait sa valeur, son intérêt, ce qui permet de vivre (le bonheur? Faut-il d'ailleurs traverser le monde pour le trouver?), sur les notions de pays, de nation, sur l'homme (et la femme bien-sûr), encore et toujours, et inévitablement sur le moment de tout quitter, proches, terre, vie... J'ai l'impression que le cinéma de Sokourov, du moins les quelques films que j'ai pu voir, ou en tout cas ce long métrage, tendent tous vers la mort, et cherchent une façon de vivre, cherchent comment faire pour vivre, montrent la vie en ce qu'elle annonce et résiste conjointement à la mort... C'est un cinéma très grave, mais très profond, et en cela très vrai et très vivant : Sokourov laisse libre court à sa pensée comme à sa caméra, captant tout ces moments « inutiles » qui font la beauté des oeuvres d'art, un sourire, un éclat de soleil, une chute d'eau, une famille, la vie... L'esthétique est très belle, les plans en extérieur sont superbes, magnifiquement bien cadrés, la photographie est toujours caractérisée par ces tons sépia, délavés, typiques du cinéma de Sokourov. Bref 50 admirables minutes.

[2/4]