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vendredi 10 janvier 2014

« Le Songe de la lumière » (El Sol del membrillo) de Victor Erice (1992)

    Il y a des films insipides. Et puis il y a des documentaires passionnants. « Le Songe de la lumière » compte parmi ces derniers, bien qu'il soit davantage qu'un documentaire (catégorie bien floue à vrai dire). Dans ce long métrage, Victor Erice filme un peintre, Antonio López García, qui rêve de représenter la magnifique lumière qui baigne le cognassier de son jardin. Son désir de représenter l'ineffable deviendra presque une quête métaphysique, d'autant plus qu'il devra lutter contre les éléments et les saisons. En fait, en filmant des tous petits rien, un peintre compétent mais tout sauf extraordinaire, une maison modeste, des gens simples, Erice arrive à l'universel. L'art de peindre, l'art de créer, la lumière si gracile, la beauté, la nature, la ville, la mort... Et la vie, rien que ça. « El Sol del membrillo », « Le Soleil du coing », si on traduit littéralement le titre du long métrage, est une œuvre dans l’œuvre, un réalisateur qui filme un peintre en train de créer, un cinéaste qui cherche le plan, le cadre juste, la situation juste, éloquente, édifiante, en s'intéressant à un artiste qui cherche à son tour la juste lumière, le bon angle, le bon cadre. Et on apprend plein de choses. On sent que l'art de peindre est fait d'un mélange subtil de « raison et de sentiment » (d'après les termes de ceux qui commentent la scène et le travail du peintre dans le film), d'ordre et de méfiance pour ce qui est disgracieux, et d'inspiration, d'émerveillement devant la beauté du monde. D'ailleurs, l'art doit passer par l'artifice pour représenter la beauté et l'indicible, voire même la vérité. Quoi de plus révélateur que cette technique qu'utilise le peintre : il marque à la peinture son sujet, l'arbre (le tronc, les feuilles et les fruits), afin de lutter contre la pesanteur de plus en plus prononcée des branches et des fruits à mesure que le temps passe, et visualiser ainsi des repères qui lui permettront d'ajuster son tableau à mesure que le cognassier vieillira. Sans parler du fil de plomb, des marques au sol, des lignes verticale et horizontale tendues... Autre moment très amusant et éloquent, lorsque le fils du peintre soulève avec une tige les feuilles du cognassier l'une après l'autre, pour que le père puisse peindre un fruit, de plus en plus caché par le ramage de l'arbre en raison de son dépérissement progressif. Cet acte est tout à fait touchant en ce qu'il révèle la volonté farouche du peintre d'arranger les choses pour que le monde, ou du moins son monde, intérieur puis visible, soit conforme à son imagination et à sa volonté. Erice parvient ainsi à unir un travail de documentariste à une œuvre d'artiste, à la sensibilité fort subtile. Il filme le travail, le temps qui passe, lentement. Les gestes. L'effort. La réussite. Et l'échec, aussi. La joie et la déception. Qui n'est que partie remise, l'espoir de créer quelque chose de mieux par la suite reprenant le dessus et incitant le peintre à se remettre à l'ouvrage. Et puis, comme toujours chez Erice, il y a les à-côtés. Toutes ces thématiques annexes qui densifient l’œuvre. Erice oppose par exemple la mégapole, qui déchire l'obscurité de la nuit avec ses lumières artificielles, au monde de la lumière et de la nature, à la beauté primitive de l'arbre. Il oppose à la Création l'affairement de la cité et ses lumières factices qui naissent la nuit, l'ordonnancement urbain tout sauf spontané, au contraire du mouvement des feuilles avec le vent ou de la lumière avec le soleil, au gré de la journée. Mais nulle dénonciation de la main de l'homme : il s'agit d'un simple constat. L'ordre naturel et l'ordre humain sont séparés. La volonté n'est pas la matière. Et pourtant ils coexistent, et s'attirent mutuellement. D'ailleurs à ce titre, j'aime bien l'affiche ci-dessus. La scène ne figure pas dans le film, mais elle est très représentative du long métrage, où le jardin du peintre et les séquences de peintures à l'extérieur s'apparentent à de véritables respirations au milieu de la jungle urbaine, avant que l'on ne reparte en apnée dans la cité rationnelle et mathématique, presque inhumaine, la nuit. Des gens sont en effet devant leur télévision le soir, passifs, dans les cases géométriques que forment leurs appartements, tandis que le peintre, chaque matin, se lève pour peindre la joie de l'arbre qui ploie sous ses fruits pesants. Résignation contre espérance, matérialisme contre spiritualité, paresse contre travail, nuit contre jour,... Encore ces contradictions toutes « ericiennes », qui disent la richesse de son art, pour notre plus grand bonheur.

[3/4]

vendredi 30 décembre 2011

« Lifeline » de Victor Erice (2002)

«Lifeline» fait partie du projet de producteur «Ten minutes older», composé d’une série de courts métrages de 10 minutes sur le thème du temps et à laquelle ont participé des cinéastes comme Jarmush, Wenders, Herzog, Kaurismäki… C’est peu dire que le morceau de Victor Erice survole très largement ce film collectif ! Le cinéaste nous fait la peinture, dans un superbe noir et blanc, de la routine d’une journée d’été dans une ferme espagnole. Une jeune mère dort sur un fauteuil à côté du berceau de son nourrisson, deux hommes fauchent les foins, une cuisinière prépare un gâteau, un vieil homme fait la sieste, un autre joue aux cartes, deux enfants jouent dans une voiture, un autre joue dans une étable en dessinant une montre sur son poignet (montre que le cinéaste rend un peu plus réelle par le tic-tac continu d’une horloge qui berce tout le film)… C’est une atmosphère extrêmement paisible et sereine qui se dégage de cet enchaînement de plans magnifiques de la vie ordinaire de cette famille, sérénité soulignée par les bruits harmonieux de la nature et par la douceur de la lumière estivale. On retrouve dans ces quelques minutes de cinéma les thématiques chères à Erice : la vie rurale, le travail de la terre (la paysannerie), l’imagination de l’enfance, les détails historiques (photos de famille à Cuba, coupures de presse), et la contamination de la vie individuelle par le contexte historique. Car nous sommes en juin 1940 et la menace fasciste gronde. Pour illustrer cette peur, le cinéaste créé une tension dramatique forte : une tâche de sang qui se répand lentement sur le drap recouvrant le nouveau né dans son berceau. La tranquillité de cette belle journée de juin est donc menacée par cette tâche de sang, le drame est proche. Le parallèle avec le fascisme sera mis en image lors du dernier plan, dans lequel une tâche d’eau se répand sur la page d’un journal montrant des soldats posant devant le drapeau nazi. «Lifeline» est un petit poème cinématographique sur le temps, sur l’écoulement de la vie, qui contient bien plus d’idées de cinéma que nombre de longs métrages. Espérons que la réalisation de ce court métrage aura donné l’envie au cinéaste de retourner encore une fois derrière la caméra.

[3/4]

mercredi 21 décembre 2011

« Le Sud » (El Sur) de Victor Erice (1982)

«Le Sud», second film du cinéaste espagnol Victor Erice, raconte l’histoire de la fascination d’une fillette pour son père, un père peu présent, au comportement mystérieux et au passé vraisemblablement douloureux, qui a laissé dans le sud une femme dont il demeure éternellement amoureux. Le premier niveau de lecture du film est donc celui de cette enquête menée par la jeune enfant pour reconstituer le passé de son père dans un sud que nous ne verrons jamais. Mais Erice mélange différentes strates narratives et temporelles qui, sans jamais complexifier l’intrigue, permettent d’enrichir considérablement le portrait psychologique des personnages. Celui du père est à cet égard totalement fascinant. On retrouve dans ce film une structure familiale proche de celle que le cinéaste nous présentait dans «L’esprit de la ruche», avec des parents absents, presque fantomatiques, comme vidés et humiliés par les années du franquisme. Mais le contexte social de cette famille et le passé des personnages ne sont jamais explicités, restent hors champ, et transparaissent simplement dans la mise en scène absolument remarquable du cinéaste. Erice s’impose ici comme un maître dans l’art de l’évocation poétique, prolongeant la bouleversante retranscription du monde de l’enfance qui faisait déjà de «L’esprit de la ruche» une pièce maîtresse. Esthétiquement, le film est sublime, baigné d’une douce lumière qui semble mener un combat permanent contre l’obscurité. Le film est ainsi ponctué de plusieurs plans magnifiques (dont le tout premier) dans lesquels la lumière, par l’ouverture d’une fenêtre sur le bord du cadre, envahit progressivement l’espace de la pièce, avant de relaisser la place, tout aussi lentement, aux ténèbres. Cette composition, jamais gratuite, de l’image, est représentative du processus de révélation du film : la progressive compréhension du drame intime de ce père meurtri. Il faudrait également souligner l’opposition poétique que le cinéaste fait du Nord et du Sud de l’Espagne en jouant des contrastes climatiques (froid/chaleur), psychologiques (tempéraments taciturnes/excentriques) et métaphysiques (mort/vie). En résumé, la beauté profonde de cette œuvre, alliée à la poésie visuelle richement suggestive du cinéaste, aurait du faire de ce film un chef d’œuvre, à l’instar des deux autres longs métrages du cinéaste. Malheureusement, les producteurs du film en ont décidé autrement, interrompant les financements et empêchant Erice de tourner la dernière partie de son film, celle du voyage dans le sud de la jeune fille. «Le Sud» constitue donc les deux tiers seulement de ce qu’il aurait du être… Et c’est bien une impression de film amputé que nous laisse cette fin abrupte, qui met court au film au moment le plus riche d’émotions. Dès lors nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’aurait été cette ultime partie… Très certainement une merveille… Malgré cette frustration, il est cependant indispensable de découvrir ce film, tant l’œuvre de ce poète du cinéma se fait rare et précieuse.

[3/4]

lundi 14 mars 2011

« L'Esprit de la Ruche » (El Espiritu de la Colmena) de Victor Erice (1973)

    « L'Esprit de la Ruche » est de ces films où la forme sied parfaitement au fond, où ce qu'il dit passe par sa matière même et non par une prose descriptive et explicative, ce qui le place au rang clairsemé des œuvres artistiques dignes de ce nom. Ce subtil long métrage parvient à nous replonger dans l'enfance et son monde tantôt merveilleux, tantôt inquiétant, cet âge où l'enfant interprète ce qu'il voit et entend, ce qu'il sent, à l'aide de son imagination foisonnante. Victor Erice filme les choses le plus simplement possible, mais avec cette poésie presque imperceptible qui les rend tout autres pour celui qui s'abandonne totalement à ses sens, l'esprit en effervescence, comme la petite héroïne du long métrage. « L'Esprit de la Ruche » est un curieux jeu de mises en abîme, en premier lieu certes car il provoque en nous, spectateurs, les mêmes sentiments que ceux qui étreignent ces enfants aventureux. Toutefois il y a aussi ce monde d'abeilles qui s'affairent méthodiquement, cette ruche grouillante et assez repoussante, mais qui semble fasciner le père des jeunes filles. Jusqu'à ce qu'on puisse l'assimiler, lui et l'humanité d'ailleurs, à ces insectes besogneux? Il y a encore la dénonciation implicite, tout sauf ostentatoire du franquisme. Il y a bien sûr l'évocation du cinéma, de son essence et de sa puissance. Et puis il y a mille autres « métaphores », passant toujours par les moyens propres du cinématographe. L'art de Victor Erice tient aussi de cette tradition picturale espagnole lugubre et grotesque, les comédiens, les symboles, les images du film nous ramenant à cet imaginaire si particulier : la mort par exemple est quasiment omniprésente, participant de l'atmosphère profondément ambivalente du long métrage... Mais c'est bien la poésie qui domine tout le film, sa pureté remarquable laisse toute sa place au mystère, à la suggestion, et offre ainsi au spectateur la capacité du s'étonner de la moindre variation de lumière ou d'ombre, de s'émouvoir devant une histoire fort simple, et pourtant d'une incroyable richesse. C'est dire combien cette œuvre mérite d'être vue!

[4/4]