mardi 26 octobre 2010

« L'Argent » de Marcel L'Herbier (1928)

   Un film muet d'envergure et à l'influence notable dans l'histoire du 7e art, mais limité par son essence cinématographique relativement « imparfaite ». Certes avec « L'Argent » Marcel L'Herbier a réalisé un long métrage de belle facture, porté par une distribution de choix : Pierre Alcover, Antonin Artaud, Brigitte Helm, Alfred Abel, Jules Berry, excusez du peu! Et la charmante Marie Glory complète à merveille cette galerie d'excellents acteurs. Il est toutefois regrettable que M. L'Herbier n'ait su en tirer meilleur parti, à vrai dire son film tient peut-être plus de la littérature que du cinématographe, trop en tout cas, embarrassé qu'il semble être par sa référence au roman de Zola (dont il s'éloigne pourtant quelque peu). C'est à ce titre que des Lang, Murnau ou même Pabst sont loin d'être égalés : l'esthétique de « L'Argent » est il est vrai fort appréciable et son traitement assez remarquable, mais ce dernier ne dépasse que trop rarement la « simple » illustration. Prenons les personnages par exemple, M. L'Herbier ne leur laisse pas le temps de « vivre » pleinement : certes Saccard est inoubliable (seul personnage vraiment charnel, à tous points de vue d'ailleurs), et les deux femmes qui tournent autour de lui presque autant, mais jamais l'on ne se surprend à leur trouver une profondeur conséquente. « L'Argent » est avant tout la mise en image d'un roman, même si cette « mise en image » possède un tant soit peu d'allure. Pour être plus précis on pourrait même avancer qu'il s'agit de la mise en images de l'interprétation d'un roman, mais où la retranscription cinématographique de cette interprétation peine à se départir de sa source littéraire. Certains mouvements d'appareils sont fort gracieux, la photographie est jolie, mais la mise en scène manque de puissance et de personnalité (bien que certains passages en soient fameusement dotés!). Et surtout que de longueurs! Si l'on compare le premier « Mabuse » de Lang avec « L'Argent », certes nous avons affaire à deux oeuvres à la durée démesurée, mais quelle force possède l'un par rapport à l'autre! On visionnera donc ce film pour parfaire sa culture du cinéma français, mais si l'on regrettera cette occasion manquée de découvrir un chef-d'oeuvre digne de ce nom on pourra toujours se « contenter » de qualités non des moindres.

[2/4]

samedi 23 octobre 2010

« L'Aigle à Deux Têtes » de Jean Cocteau (1948)

    « L'Aigle à Deux Têtes » n'est certes pas le meilleur long métrage de Jean Cocteau : d'un point de vue cinématographique et poétique il est loin d'être aussi accompli que les deux sommets de sa filmographie, à savoir « Orphée » et « Le Testament d'Orphée ». Mais s'il n'est pas aussi marquant visuellement parlant que « La Belle et la Bête » il lui est toutefois supérieur quant à la richesse de son propos. Ce film tiré de la pièce éponyme du même auteur se passe il est vrai là encore dans une contrée imaginaire relevant de l'utopie, en revanche les personnages mis en scène sont bien plus profonds, et leurs relations bien plus complexes, même si l'adaptation par Cocteau du conte de Mme Leprince de Beaumont comporte son lot de doubles sens. Ce qui est toujours intéressant lorsque l'on s'intéresse à une oeuvre de Cocteau (mais c'est vrai pour toute oeuvre quelque soit l'artiste, quoique dans une moindre mesure, Cocteau s'étant davantage « mis en scène » que nombre de ses confères, peu importe l'art d'ailleurs), c'est de rechercher ici et là, dans tel ou tel personnage des traits de caractère, des pensées, des sentiments qui se rapportent à son être et à sa propre existence. Il y aurait donc beaucoup à dire d'un point de vue « psychologique » sur ce long métrage, ou plutôt sur les thématiques et les enjeux chers à Cocteau que l'on peut retrouver dans chacun des éléments de « L'Aigle à Deux Têtes ». On retrouve cette idée tragique d'amour impossible, ces subtils rapports de domination, le double, les faux semblants, les mensonges et les trahisons inhérentes au jeu de la passion amoureuse... Et puis cet humour constant, ce second degré délicieux qui fait tout le charme de l'oeuvre de Cocteau, ce goût pour l'aphorisme ironique, pour l'anachronisme, ce talent pour le détournement... L'art du cinéaste français n'est pas encore ici tout à fait maîtrisé, l'essence cinématographique de ce drame théâtral porté à l'écran n'est pas aussi pure que dans ses chefs-d'oeuvre ultérieurs, néanmoins c'est une fois de plus une réussite indéniable pour ce touche-à-tout de génie. Classique, parfois même maladroit, mais admirable.

[2/4]

dimanche 17 octobre 2010

« Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) » (Lung Boonmee raluek chat) d'Apichatpong Weerasethakul (2010)

    Un beau film, une Palme d'Or tout à fait méritée, même si en dépit de qualités certaines elle ne restera peut-être pas dans les annales. Apichatpong Weerasethakul maîtrise parfaitement son matériau, seulement à l'instar de plusieurs de ses confrères est-asiatiques de talent et loués par une partie de la critique, il peine à donner à son long métrage un souffle, une portée de plus grande envergure. Toutefois ne boudons pas notre plaisir, il s'agit là d'un film pleinement abouti, réservant de vrais moments de poésie, même si celle-ci se fait parfois un peu maladroite. On parle aussi beaucoup de cinéma sensoriel au sujet de l'art du cinéaste thaïlandais, pourtant je dois le concéder, la manière (souvent frontale) dont il filme la jungle n'arrive pas à m'impliquer « sensoriellement »... Je dois dire que son cinéma m'intéresse plus par son côté fantastique, par ses incursions dans l'onirisme qui se font ici plus que jamais d'une façon étonnement « naturelle »! C'est sans doute pour cela que je préfère « Tropical Malady » à « Blissfully Yours » : « Oncle Bonmee » est pour moi une sorte de frère jumeau du premier! Pour le reste c'est une oeuvre admirable sur la mort et les derniers instants d'un homme, un film calme, serein et pudique, à l'image de ses personnages. Les apparitions fantomatiques ont été accompagnées de rires dans la salle, mais je crois que c'est en raison du naturel, de la naïveté presque enfantine qui les meuvent (véritablement désarmants, comme l'est d'ailleurs le cinéma de M. Weerasethakul) qui ont du en gêner plus d'un... De sorte que parler d'hermétisme à son encontre tient du non-sens, même s'il est évident que ceux qui formulent de tels reproches ne savent rien du cinéma, ou du moins ne connaissent que la conception hollywoodienne héritée de Griffith... Quelqu'un qui veut détester ce film trouvera du grain à moudre en le visionnant, mais pour reprendre ce que certains ont pu dire avec raison, il faut s'abandonner à ce long métrage (comme à tout long métrage)!

[2/4]

samedi 16 octobre 2010

« Orphée » de Jean Cocteau (1950)

    Quel film remarquable! Et quel cinéaste que Cocteau! Si son art n'a pas la pureté de celui d'un Bresson, il demeure en revanche d'une poésie et d'une subtilité constantes, et figure indéniablement au panthéon du septième art à la française. « Orphée » est certes avant tout la mise en images de la vie même de Cocteau, et certains pourront s'agacer qu'il parle beaucoup, du moins autant de lui. Jean Marais est sans conteste l'alter-égo du réalisateur français, et l'immense majorité de ce qui nous est raconté est la traduction artistique du ressenti de Cocteau, de son histoire personnelle, de son statut de poète, des reproches qu'il a essuyé ou de l'opprobre dont il croyait (à tort ou à raison) être victime. Mais n'est-ce pas là un trait commun à tous les artistes? Certes, toutefois il est vrai que Cocteau s'est toujours mis en avant et exposé ainsi d'autant plus à la critique. Il serait toutefois malvenu de ne considérer « Orphée » que sous cet angle. Il s'agit aussi et peut-être même avant tout d'un conte sur la douleur d'être, sur les dilemmes qui broient Cocteau/Orphée(/Narcisse?) : que choisir entre la vie et la mort? Que choisir entre l'amour et l'art? Peut-on concilier ces apparents extrêmes? Orphée durant tout le film, se fait accaparer par l'une ou l'autre de ces puissances allégoriques, tiraillé de toutes parts il traverse les miroirs, dépasse son reflet pour ensuite se révéler à lui-même et aux autres. Il devient ainsi cette figure mythologique capable de traverser l'envers et l'endroit, capable de revenir d'entre les mort pour jouer de sa lyre, capable de transformer l'au-delà en un chant hypnotique et bouleversant. Jean Cocteau nous livre là une précieuse réflexion sur l'art, sur son art, mais aussi bien sûr sur l'artiste, ce « poète » qu'il a toujours voulu être, et qu'il fut. Un magnifique long métrage, d'une sensibilité, d'une cohérence et d'un aboutissement qui forcent l'admiration.

[3/4]

jeudi 14 octobre 2010

« Théorème » (Teorema) de Pier Paolo Pasolini (1968)

    Certes la forme de « Théorème » mérite que l'on s'y attarde quelque peu. En dépit de nombreuses maladresses, sa poésie est indéniable et justifie que l'on puisse parler de ce film en des termes élogieux : oui il s'agit certainement d'une des oeuvres cinématographiques les plus abouties de Pasolini. Toutefois la qualité formelle de « Théorème » reste relative : le montage est bancal, les prises de vues ne sont pas toujours très inspirées ni toujours bien maîtrisées, l'interprétation est plus qu'inégale,... Je suis peut-être le seul à penser une telle chose à propos de Pasolini : autant sa qualité d'artiste est difficile à remettre en cause, autant sa qualité de cinéaste me laisse un peu dubitatif (une fois encore c'est bien sûr relatif!)… Surtout que si l'on s'attarde sur ce qu'il a à nous dire dans le présent long métrage, la perplexité est de mise... Le fameux « théorème » à la base de son film tient plus du paralogisme que d'une approche bouleversante de la « vérité »! La rédemption par le sexe? Moui, pourquoi pas, mais l'on ne s'étonnera pas de rire aux dépens du réalisateur italien devant ces élucubrations capillotractées, débitées avec un sérieux imperturbable et un sens de l'emphase assez désarmant (Pasolini massacre allègrement le « Requiem » de Mozart, réduit à une simple rengaine soutenant des images en manque de puissance). Par ailleurs le problème est que Pasolini développe son « théorème » selon un schéma très convenu, tout en usant d'un symbolisme désuet et pas toujours très subtil. Sans parler de cette vision marxiste pour le moins rétrograde... Alors bien sûr on pourra soutenir qu'il faille garder à l'esprit l'humour du cinéaste italien, ce qui permet d'avaler plus sereinement la pilule, il est vrai. Mais regardons les choses en face : Pasolini met plus en scène son désarroi face à l'existence qu'autre chose, il s'agit avant tout d'un « cri » maladroitement exprimé, avec les réponses qu'il croit pouvoir y apporter. C'est bien sûr un geste émouvant, mais limité. Un film digne d'intérêt donc, mais à mon sens pas un chef-d'oeuvre du 7e art, loin de là.

[2/4]

dimanche 3 octobre 2010

« Le Sacrifice » (Offret) d'Andreï Tarkovski (1986)


   Je suis très heureux d'inaugurer la section « critique » de ce blog avec une oeuvre qui me tient particulièrement à coeur : l'ultime long métrage d'Andreï Tarkovski.

* * *

    Difficile, impossible même de parler d'un tel film, d'une oeuvre aussi accomplie et bouleversante sans être réducteur. La seule chose à faire est de le regarder, encore et encore! Toutefois je vais me risquer à placer quelques mots - pardonnez mon ton lourd et sentencieux, mais je ne peux évoquer ce film sans me répandre en louanges. « Le Sacrifice » est bien, et de loin, l'un des deux ou trois plus grands films de toute l'histoire du cinéma (à mon sens le plus grand), mélange de prière, d'essai philosophique, de testament spirituel, de leg paternel et bien évidemment sommet du septième art à tous points de vue. Le film de Tarkovski est à la fois d'une simplicité évidente, presque enfantine, et à la fois d'une richesse que deux visionnages ne font qu'effleurer. Une fois de plus Andreï Tarkovski parvient à réaliser un long métrage extrêmement personnel et complètement universel à la fois, à un degré vraiment impressionnant! Par où commencer? Tout d'abord ce qui m'a vraiment frappé c'est son rythme : c'est comme si le film respirait de lui même d'une façon très douce et harmonieuse, contrastant avec le profond écoeurement de Tarkovski pour la dérive de notre monde vers un matérialisme qu'il qualifie lui-même de suicidaire. Son dernier long métrage est une exhortation à aimer l'autre et au don de soi, seul moyen de nous sauver, nous qui courons à notre perte, nous qui ne savons plus ce que signifie le sens du sacrifice. La première fois que je l'avais vu la mise en scène et la photographie m'avaient surpris par leur relative simplicité (« Le Sacrifice » est bien différent d'un « Stalker » ou d'un « Andreï Roublev » sur ce point), mais ce que je prenais pour une hypothétique paresse (!), une esthétique excessivement consensuelle pour un tel cinéaste, n'est en réalité que subtilité et délicat équilibre entre maîtrise de la forme et profondeur (et beauté!) du fond. Le degré de maîtrise atteint par Tarkovski laisse sans voix : comment a-t-il fait pour réaliser un film aussi harmonieux et fort à la fois? « Le Sacrifice » est bien évidemment à mettre en parallèle avec la vie, l'engagement de cet immense artiste (et penseur!) que fut Andreï Tarkovski, et en ce sens quel film terriblement émouvant! Pour autant, il s'agit d'une oeuvre qui se suffit à elle-même, qui a son propre rythme (d'une perfection confondante), sa vie propre, ses images magnifiques, sa richesses inépuisable… Oui il s'agit d'un véritable chef-d'oeuvre, au sens premier du terme, de ceux qui semblent venus de nulle part et qui mènent très très loin, qui élèvent l'âme au plus haut! Si vous ne deviez voir qu'un seul film de toute votre vie, je vous conseillerais celui-là. Et si vous ne comprenez rien la première fois, c'est presque normal (ce fut mon cas). Il s'agit d'un film d'accès difficile, mais qui témoigne de sa qualité. Et puis quel bonheur de se perdre dans une telle oeuvre! Rares sont les films à traverser le temps et les visionnages successifs sans perdre de leur substance (on les compte sur les doigts de la main), « Le Sacrifice » y parvient sans peine.

[4/4]