Avec « Kontinental '25 »,
je découvre enfin le cinéma de Radu Jude, l'un des réalisateurs du moment. Et
on peut dire qu'il est fidèle à sa réputation : provocateur, très drôle,
cynique, socialement et politiquement engagé... Il ne brosse pas le spectateur
dans le sens du poil, et c'est très bien comme ça. Radu Jude n'est pas
juste un amuseur public, c'est un artiste qui veut pousser le public à la
réflexion. Il montre ainsi des personnages qui sont empêtrés dans leurs
contradictions, comme il met en lumière l’ambiguïté des Roumains mais aussi des
Européens, et plus largement des Occidentaux. Radu Jude montre toute la
complexité, à la fois de ce continent et de l'Union Européenne, qui traversent
clairement une crise politique, économique, sociale... et existentielle.
Le cinéaste met en images le
malaise civilisationnel que l’on éprouve, à travers la trajectoire parallèle d’un
SDF, visage d’une misère économique et sociale, et d’une femme de la classe
moyenne, empêtrée dans une autre forme de misère : humaine, relationnelle
et ontologique. Des personnages submergés par le chagrin, contrebalancé par l’humour
ravageur de Radu Jude, qui nous tend un miroir implacable. Mieux vaut ouvrir
les yeux et se rendre compte de la situation dans laquelle on vit, et que nous
autres, Européens, refusons tant de voir. Il y a comme une nostalgie de la part
de Radu Jude quant à l’Europe, du fait de cet écart entre ce qu’elle est et ce
qu’elle aurait pu ou dû être.
Rien que le titre du film, convoque
les fantômes de cette Europe cosmopolite, riche de ses différentes cultures,
qui ont en même temps provoqué sa perte lors des deux guerres mondiales, à
cause du cancer du nationalisme, qui est en train de ressurgir… Un nationalisme
contre lequel Radu Jude s’érige, en dénonçant explicitement Viktor Orbán ou Vladimir
Poutine. Dans « Kontinental '25 », on a beau être en Roumanie, on
parle roumain, mais aussi hongrois ou allemand. Une partie de la population est
hostile aux étrangers, pourtant ce sont les différentes nations et cultures de
l’Europe qui font tout son intérêt.
La construction de l’Union Européenne
est peut-être la plus belle utopie du 20e siècle, et elle a pu se
réaliser ! Hélas, son édification a été bancale et elle a trop reposé sur
une forme d’ultra libéralisme naïf et aveugle. Les fonds de l’UE ont permis a
beaucoup de ses pays membres de se (re)construire, mais dans le même temps, le
marché européen a été trop dérégulé, et a détruit en partie un certain nombre
de pays, dont la transition vers l’UE s’est faite au profit de cliques de mafieux
et autres entrepreneurs douteux. Il semble que ça ait été le cas de la
Roumanie, parmi tant d’autres pays à l’Est mais aussi à l’Ouest. Il y a de quoi
désespérer, ou du moins être passablement déçu de la tournure des événements…
Mais Radu Jude est un peu l'anti
Ruben Östlund. Il ne verse pas dans le cynisme absolu et dans une forme de pose
arty pseudo subversive, qui ricane lâchement sans rien proposer. Un certain
nombre des personnages de Radu Jude ont un bon fond, ça ne veut pas dire qu'ils
sont irréprochables. En tout cas, ce ne sont pas tous des pourritures. Certains
de ses personnages essaient de faire de leur mieux, même s’ils sont parfois
maladroits et ont leurs défauts. Radu Jude montre des personnages équivoques,
et non caricaturaux.
Le cinéaste roumain pose d’ailleurs
davantage de questions qu'il n'apporte de réponses. Et tant mieux sans doute,
tant la complexité des problèmes de notre époque mérite autre chose que des
réponses toutes faites, simplistes et populistes. En tout cas, Radu Jude semble
dire que quand tout va mal, il reste encore à l'être humain son irréductible
humanité, et sa conscience en guise de boussole. Une fragile voix intérieure,
bien utile en ces temps d'obscurantisme et d'incertitude totale...
[3/4]