Affichage des articles dont le libellé est Martin Jacques. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Martin Jacques. Afficher tous les articles

dimanche 20 mai 2018

« La Griffe Noire » de Jacques Martin (1959)

    Je suis en train de relire les bandes dessinées Alix, signées Jacques Martin, comblant par la même occasion mes lacunes en la matière, car si cette série a suscité très tôt mon intérêt, ce qui fait que j'ai gardé longtemps le souvenir d'albums de très grande qualité, avec des histoires fortes, je connais finalement très mal voire pas du tout la majeure partie des opus de la série. Et je commence à écrire dessus en ayant fait le choix de « La Griffe Noire », seul album que nous possédions dans la famille et que j'ai donc pu lire et relire de nombreuses fois.

Vous vous en douterez, cet album ne pouvait que frapper l'imagination d'un jeune lecteur : tout comme « Les Dix Petits Nègres » d'Agatha Christie, cette histoire de morts (ou paralysies, mais le résultat est quasi le même) qui s'accumulent, provoquées par un mystérieux individu, bizarrement accoutré et muni d'une arme effrayante, ne pouvait que me saisir d'effroi, et c'est avec un plaisir mêlé d'appréhension que je relisais ce récit fascinant. D'autant que l'arrière plan antique, mettant en scène des Romains contemporains de César, est tout bonnement passionnant.

Aujourd'hui, avec le recul, j'apprécie d'autant plus cet album, tellement riche par bien des aspects. Visuellement, il faut tout d'abord noter que c'est le premier réellement maîtrisé de bout en bout par Jacques Martin. Les cases se font moins nombreuses par planches, qui sont donc plus aérées, avec de très belles couleurs vives mais harmonieuses. Signe de la maturité de son art, il se permet des cases introductives ou de transition qui s'attardent sur les lieux, une atmosphère, un aspect particulier qui ne rend que plus crédible l'histoire et plus grande l'immersion (ah Pompéi...). Le genre de digressions particulièrement appréciables dans le Septième ou le Neuvième Art, quand l'intrigue ne se résume pas à de l'action pure (et stupide) ou à des courses poursuites à n'en plus finir.

Ici, Jacques Martin prend le temps de poser les éléments de son scénario l'un après l'autre (ah ces fameuses 64 pages qui permettent le plein épanouissement d'un récit), et l'on découvre peu à peu les ressorts de l'intrigue. Celle-ci est finalement moins le récit d'une vengeance que celui, terriblement tragique, d'une bavure sanglante. J'ai perçu chez Jacques Martin deux grandes tendances dont j'ai rarement vu mention dans les critiques ici et là.

Il est de bon ton – à raison en un sens – de moquer Enak et ses maladresses (souvent exaspérantes il faut bien le dire) et de s'attarder sur l'homo-érotisme refoulé des deux personnages principaux. Signe de notre époque sans doute, obsédée par le ridicule et la sexualité... Mais je regrette ce passage obligé car on omet de parler de tout le reste ! Notamment, j'y reviens, cette grande mélancolie et ce sens inouï du tragique qui n'appartiennent qu'à cette série, les albums de Lefranc ayant une autre tonalité, pas aussi subtile et profonde à la fois.

Cette grande geste tragique qui est celle des grandes figures de l'Antiquité, est inaugurée dans « Alix l'Intrépide » avec le récit qui nous est fait de la mort de Crassus : un général Parthe, Suréna, lui fait couler de l'or en fusion dans la bouche, pour le « récompenser » de son avidité. D’emblée le ton nous est donné ! Et l'image, violente, est particulièrement frappante. C'est la même chose ici, dans « La Griffe Noire », les 5 amis au passé lourd sont sans doute déjà morts des années auparavant, et ne vivent plus qu'en sursis, rattrapés par la folie barbare de leur jeunesse. La vengeance – est-ce de la justice ? – est alors inexorable. Et rien ne semble l'arrêter, comme dans toute grande tragédie antique.

En somme, « La Griffe Noire » n'est pas seulement une enquête policière antique, c'est aussi une vive dénonciation de l'hubris et de la folie des hommes, qui trouvent leur accomplissement dans la guerre et d'autres méfaits qui déchirent l'humanité. Contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là (là encore ça devient un passage obligé déconcertant de facilité et de bêtise), Jacques Martin est pleinement conscient de l'horreur qui pouvait régner pendant l'Antiquité, et il n'a jamais masqué ses aspects les plus noirs. D'autant qu'il a su également faire renaître certains de ses plus beaux aspects. Mais c'est une autre histoire...

[4/4]

dimanche 22 avril 2018

« Le Mystère Borg » de Jacques Martin (1965)

    Troisième et ultime aventure de Lefranc dessinée par Jacques Martin, elle clôture une série de trois albums de bande dessinée de grande qualité, denses, haletants, virtuoses même. « Le Mystère Borg » voit une fois de plus le reporter Guy Lefranc aux prises avec le mystérieux « méchant » éponyme, l'insaisissable Axel Borg, riche industriel peu scrupuleux. Je me suis concentré sur le personnage de Lefranc dans une autre critique (ici), je peux donc à présent m'étendre sur le personnage de Borg.

On avait fait la connaissance de cet homme peu recommandable dans « La Grande Menace ». Comme dans tout récit bien construit, on entendait d'abord parler de lui avant de le rencontrer, comme pour mieux matérialiser son aura, qui s'étend rien qu'en évoquant son nom. D'ailleurs, le titre du « Mystère Borg » est bien choisi, car tout ce qui fait l'attrait de ce personnage est justement le mystère qui plane sur lui. Et il est intéressant de noter que si les titres des deux albums précédents se référaient à l'intrigue en elle-même, sur les enjeux matériels et les dangers à venir, le titre de cet album délaisse le sujet de l'attaque bactériologique dont il est pourtant question, pour porter sur la figure d'Axel Borg. Comme s'il était le véritable héros de cet opus.

Et de fait, c'est lui qui donne tout leur sel aux trois premières aventures de Lefranc. Sans cet antagoniste brillamment machiavélique, on aurait eu plus de peine à s'intéresser aux pérégrinations de l'élève modèle Lefranc. Car Axel Borg est doublement dangereux : il est aussi intrépide et athlétique que Lefranc, mais il a en plus un avantage sur le reporter : son immense fortune, qui lui sert à asseoir son emprise sur le monde.

D'ailleurs, dans « La Grande Menace », on ne pouvait qu'être impressionné par l'immensité de ses moyens, de quoi tenir tête à une armée de soldats aguerris. Borg est un personnage trouble, mais aussi charmeur, qui tente de convertir Lefranc à sa vision du monde, souvent dans de belles bâtisses, un verre à la main, lui promettant richesse, confort et pouvoir, au gré de conversations pleines de verve et de piquantes réparties.

Mais ce qui est plus étonnant dans « Le Mystère Borg », c'est cette séquence qui vient densifier ce charismatique personnage, lorsqu'il quitte son palais vénitien et laisse derrière lui, à contrecœur, les magnifiques œuvres d'art qu'il a patiemment amassées. Quoi, un « méchant » doté de sentiments, et même d'une grande culture ? Une séquence hors du temps, comme une adresse pleine de rage au lecteur, venant de cet anti-héros finalement attachant. Je ne pense pas avoir pu lire beaucoup de séquences de ce type dans les bandes dessinées de l'époque, et c'est ce qui confère à cet album un charme particulier. Et à ce personnage une aura décidément fascinante...

[4/4]

« L'Ouragan de Feu » de Jacques Martin (1961)

    Cette critique ne portera pas tant sur l'intrigue en elle-même de « L'Ouragan de Feu », excellent album signé Jacques Martin, que sur le personnage de Lefranc, bien plus intéressant qu'on ne pourrait le croire, malgré ses défauts de « jeune premier » idéal.

Lefranc est un héros typique de la bande dessinée classique franco-belge, façon Journal de Tintin. C'est un héros athlétique, jamais à court de ressources, courageux et droit. Je dois dire qu'un tel héros, s'il peut sembler démodé aujourd'hui, conserve une part d'intérêt et de saveur que l'on ne retrouve plus guère dans les BD d'aujourd'hui, nombrilico-centrées sur la petite vie d'auteurs en mal de psychanalyse et aux névroses envahissantes. A l'époque, on savait faire des bandes dessinées palpitantes, illustrées de main de maître, avec parfois même plusieurs niveaux de lecture, que ce soit dans le registre comique (Astérix en est le plus bel exemple) comme dramatique. 

Je concède en même temps que le côté propre sur lui de Lefranc, habile dans les domaines les plus improbables qui soient et qui plus est un brin arrogant lui donnent un côté agaçant. L'irrévérence d'un Corto Maltese viendra nuancer d'une manière fort bienvenue ces héros en deux dimensions d'un autre temps. Néanmoins je me répète, je trouve des qualités au personnage de Lefranc.

L'une d'entre elles notamment, due précisément à Jacques Martin, est sa profession et l'époque à laquelle Lefranc l'exerce. Lefranc est en effet journaliste, et il est frappant de noter que pendant longtemps, au XXème siècle, le journaliste était perçu comme une sorte de héros des temps modernes. Jacques Martin a su, en son temps, répondre à cette question qui me taraude : comment donner naissance à un héros vivant des aventures à notre époque contemporaine ? Comment rendre le quotidien dense et intéressant, sans céder à la facilité de proposer un héros de l'Antiquité, du Moyen-Âge, ou de toute autre époque passée convoyant son lot de fantasmes, de mythes et de magie ?

On pourra m'objecter que nous ne sommes plus tout à fait contemporains de Lefranc, et que les années 50-60 étaient bien plus intéressantes qu'aujourd'hui. Il y a une part de vrai dans cette affirmation, mais n'exagérons rien : chaque époque a ses enjeux, la nôtre n'est finalement pas si dénuée d'intérêt. Mais au milieu du XXème siècle, la profession de journaliste était prisée par les auteurs en tous genres. Il n'y a qu'à voir l'un des plus célèbres d'entre eux : Tintin, reporter au Petit Vingtième.

Les auteurs de l'époque ont su percevoir tout le côté aventureux que pouvait comporter la vie de reporter, leur quête de vérité pouvant les mener aux quatre coins du monde, en affrontant les pires dangers, que ce soit dans des contrées reculées, aux côtés de policiers pour mener une enquête, ou sur le front en temps de guerre.

Le métier de journaliste a aujourd'hui un peu perdu de sa superbe, même si d'éminents représentants de cette profession lui font toujours honneur. Je me demande donc maintenant quelle profession mènerait un héros actuel... Je laisse volontairement cette question en suspens, car je n'ai pas la réponse... Même si j'ai ma petite idée.

[4/4]

mercredi 7 mars 2018

« La Grande Menace » de Jacques Martin (1954)

    Lefranc a toujours été pour moi – à tort – un personnage de BD de second plan. Tout le monde connaît Alix, la série phare de Jacques Martin, beaucoup moins connaissent son alter ego du XXème siècle. Et de fait, si dans la famille nous avons la collection complète des Alix, nous n'avons que 3-4 albums de Lefranc, qui plus est période Bob de Moor et Gilles Chaillet, soit pas franchement les plus réussis (surtout en ce qui concerne Chaillet). J'ai donc longtemps oublié cette série, avant de retourner récemment à la bande dessinée franco-belge (« Jo, Zette et Jocko » par exemple) et de me dire que je ne connaissais pas  la genèse des aventures du reporter, les tous premiers albums. J'ai franchi le pas, et j'ai été agréablement surpris.

Nous sommes en terrain connu : le style graphique est un parfait exemple de la fameuse ligne claire si chère à Hergé et au Journal de Tintin, dont Jacques Martin fut l'un des piliers. Ce qui veut dire un dessin d'une grande clarté et d'une grande élégance, réaliste sans être naturaliste, avec de beaux aplats de couleur. Certes, à cette époque Jacques Martin ne dessinait pas aussi bien qu'au moment de l'âge d'or graphique d'Alix, mais le dessin est tout de même bien plus assuré que dans les toutes premières aventures du jeune Gaulois. J'entends par là que c'est un vrai régal. Qui plus est nous sommes plongés dans une atmosphère désuète avec un charme certain (avec le recul) : la France des années 50, férue de positivisme et de science-fiction à la fois, à la manière des aventures de Blake et Mortimer, quoiqu'en plus réaliste.

Mais il y a également et avant tout beaucoup de suspense ! A l'époque, la majorité des bandes dessinées étaient publiées dans des journaux et autres magazines avant d'être éditées au format album. Seules une ou deux planches (ou pages) étaient livrées à l'appétit du lecteur, selon le rythme de publication défini (hebdomadaire, mensuel...). Il fallait donc accrocher le lecteur pour qu'il en redemande, et à la fin de chaque page, dans les deux ou trois dernières cases en bas, il y a toujours un effet de surprise, l'intrigue est comme mise en suspens sans que l'on sache ce qu'il va advenir. Et ceci le long des 62 pages de l'album. Ce qui fait que le rythme est trépidant et que nous sommes happés par les aventures de nos héros. Impossible d'arrêter de lire l'album avant d'en connaître la fin !

Revenons à Lefranc. Si j'en crois Wikipedia, Jacques Martin a été inspiré par une visite dans les Vosges, découvrant des installations de la Seconde Guerre Mondiale qui tiendront lieu de décor à la première aventure du jeune reporter. J'y apprends également que ce ne devait être qu'un album, pas une série. Mais devant son succès, Jacques Martin a fort heureusement dessiné d'autres bandes dessinées sous l'étiquette Lefranc. Et je comprends enfin pourquoi ce dernier ressemble tant à Alix : la direction du Journal de Tintin voulait qu'il reprenne Alix et Enak en les transposant à l'époque actuelle. Ce furent donc Lefranc (blond comme Alix, passant de Gaulois à Franc, d'où son patronyme) et Jeanjean, alter ego d'Enak assez dispensable, Jacques Martin s'empressera d'ailleurs de le faire disparaître de la série par la suite.

Je ne vais pas m'appesantir sur l'intrigue, à la fois classique et un peu tirée par les cheveux, mais néanmoins palpitante. Je préfère mentionner l'apparition de l'antagoniste de Lefranc, soit dit en passant l'un des meilleurs méchants de l'histoire de la banque dessinée : Axel Borg. Un mystérieux industriel dont nous savons peu de choses, digne d'Arbacès (Alix) ou d'Olrik (Blake et Mortimer). Un méchant très élégant et sans le moindre scrupule, parfait pour donner du fil à retordre à Lefranc et pour nous tenir en haleine.

En somme, cette BD a été réalisée au moment de l'âge d'or de la BD franco-belge. Elle en possède toutes les qualités, et si certains la trouveront démodée, personnellement je trouve qu'elle conserve tout son intérêt, surtout quand on la compare à la production actuelle, réservant un excellent moment de lecture. 

[4/4]