dimanche 27 mai 2018

« L'Homme qui tua Liberty Valance » (The Man Who Shot Liberty Valance) de John Ford (1962)

    « L'Homme qui tua Liberty Valance » est précédé par une glorieuse réputation. Au point qu'on le cite régulièrement comme l'un des tous meilleurs, sinon le meilleur film de John Ford. Hélas, ce genre de réputation est souvent à double tranchant : j'en ai fait l'amère expérience, et de ce que je lis ici et là, il me semble que je suis loin d'être le seul. Car j'ai eu le malheur de me jeter sur ce long métrage pour pouvoir découvrir « mon premier » John Ford. Sûr de taper dans le mille, il y a une dizaine d'années j'ai emprunté le DVD... mais quelle ne fut pas ma surprise, et surtout ma déception...

Car « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas un western classique à proprement parler. Terriblement déçu, j'ai donc laissé la filmographie de John Ford de côté pendant des années – à tort, mais aujourd'hui l'erreur est heureusement réparée, ce qui n'est pas le cas pour tout le monde hélas... En effet, il n'y a pas ici de grands espaces à l'horizon, et encore moins la présence majestueuse de la fameuse Monument Valley. Il n'y a pas non plus de chevauchées endiablées, ni d'attaques d'Indiens ou de charges de cavalerie Yankee ou Confédérée... Car ce long métrage est avant tout un méta-western. Un film qui pense, qui analyse, qui déconstruit pour reconstruire ce genre cinématographique. C'est à ma connaissance peut-être le seul. En tout cas, il reste inégalé, notamment grâce à ses différents niveaux de lecture, d'une grande richesse.

Tout d'abord, c'est le récit d'un trio de personnalités qui s'affrontent : James Stewart joue Ransom Stoddard, un jeune avocat courageux mais littéralement démuni dans l'Ouest violent ; John Wayne incarne Tom Doniphon, un cow-boy roublard et physique, généreux mais craint pour l'agilité de sa gâchette ; et Lee Marvin est Liberty Valance, bandit personnifiant le mal à lui seul : la méchanceté, la brutalité, la cruauté. Si Stoddard ne craint pas Valance, même après que celui-ci l'ait laissé pour mort après avoir attaqué sa diligence, seul Doniphon est réellement en mesure d'affronter ce dernier.

Mais Stoddard ne l'entend pas de cette oreille. Résolu à se venger de l'affront que Valance lui a infligé, mais aussi à défendre la population de son village contre les grands propriétaires terriens et leur homme de main : Liberty Valance, encore et toujours lui, Stoddard veut faire respecter la loi. Si Doniphon ne croit qu'en la vertu d'un revolver chargé pour se défendre, Stoddard estime que le droit vaincra, et qu'une nation civilisée sortira du Far West aux mœurs sauvages. Ainsi nos trois personnages principaux incarnent-ils trois idéaux-types : l'idéal civilisé, non violent, pacifié ; l'idéal de la virilité guerrière, se battant pour l'honneur et le bien, quitte à faire usage de la violence ; le mal et la violence déchaînée, toujours à l'affut pour prendre la place du bien et soumettre les faibles.

Qui plus est, l'intrigue repose également sur l'opposition entre Stoddard et Doniphon, tous deux épris de la belle Hallie, qui tantôt préfère la force de Doniphon/Wayne, quand sa rusticité ne l'exaspère pas, tantôt préfère la vive intelligence et le courage inconscient de Stoddard/Stewart, et même sa touchante faiblesse. « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas seulement un affrontement viril, c'est donc aussi un triangle amoureux tragique.

Mais on ne peut oublier enfin la grande dimension historique et sociologique de ce long métrage. A l'instar de « Princesse Mononoké » de Miyazaki (je sais, la comparaison peut sembler hardie), ce film est le récit du passage du mythe à la réalité plate et pragmatique, du passage d'un monde merveilleux à un monde désenchanté, épris de raison et privé de la magie de l'Ouest et de ses contrées ouvertes à l'aventure la plus pure. Deux éléments en sont la manifestation la plus évidente.

Premièrement, c'est la loi qui a le dernier mot. Le héros de l'histoire, voire de l'Histoire, c'est Ransom Stoddard, avocat devenu un célèbre sénateur, révéré voire déifié pour avoir tué Liberty Valance, ironie de l'histoire pour un pacifiste consciencieux comme lui. Et celui qui a tout perdu, honneur, femme, patrie, c'est Doniphon, le vieux cow-boy vigoureux, mort dans l'anonymat et le dénuement le plus total. Là encore, ironie de l'histoire quand on connaît la vérité. La loi a domestiqué la violence, peut-être a-t-elle aussi fait taire l'honneur et le courage. Comme dans « Mononoké », John Ford nous fait comprendre que le nouveau monde a perdu quelque chose de l'ancien, et quelque chose d'important, peut-être même son âme, même s'il n'est pas explicite et reste mesuré, donc subtil. 

Deuxièmement, et pour parachever le tout, le dernier plan vient illustrer à merveille ce basculement vers une nouvelle ère : un train s'échappe dans le paysage, dans une courbe gracieuse, s'élançant dans des terres là aussi domestiquées. Ça y est, le citoyen Américain est en territoire conquis, il ne s'aventure plus dans l'inconnu, les États-Unis sont finis, au sens limités et connus, il n'y a plus grand chose à découvrir, et les grandes étendues d'hier ressemblent plus à un jardin anglais qu'au terrible Far West de la légende... Et l'instrument de cette victoire est le train, le rail, la technologie en somme.

« L'Homme qui tua Liberty Valance » est donc un film très riche, profond, mais également parfois très drôle. Car pour finir je ne peux pas ne pas évoquer un des sommets drôlatiques de ce long métrage : le monologue quasi shakespearien de Peabody quand il est totalement ivre, dans son bureau, qui vaut presque à lui seul le visionnage de ce film. Et j'oubliais la scène du steak, proprement dantesque et elle aussi mythique – et tant d'autres passages bien sûr !

Bref, je vous conseille de regarder d'abord une bonne dizaine de films de Ford, notamment ses westerns admirés à raison (« La Chevauchée Fantastique », « La Prisonnière du Désert », « La Poursuite Infernale », « Rio Grande »...) ou ses grands films plus contemporains (« L'Homme Tranquille » ou « Qu'elle était verte ma vallée »), et je vous assure qu'après vous apprécierez d'autant plus « L'Homme qui tua Liberty Valance », merveilleux long métrage et véritable testament spirituel et artistique de John Ford.

[4/4]

dimanche 20 mai 2018

« La Griffe Noire » de Jacques Martin (1959)

    Je suis en train de relire les bandes dessinées Alix, signées Jacques Martin, comblant par la même occasion mes lacunes en la matière, car si cette série a suscité très tôt mon intérêt, ce qui fait que j'ai gardé longtemps le souvenir d'albums de très grande qualité, avec des histoires fortes, je connais finalement très mal voire pas du tout la majeure partie des opus de la série. Et je commence à écrire dessus en ayant fait le choix de « La Griffe Noire », seul album que nous possédions dans la famille et que j'ai donc pu lire et relire de nombreuses fois.

Vous vous en douterez, cet album ne pouvait que frapper l'imagination d'un jeune lecteur : tout comme « Les Dix Petits Nègres » d'Agatha Christie, cette histoire de morts (ou paralysies, mais le résultat est quasi le même) qui s'accumulent, provoquées par un mystérieux individu, bizarrement accoutré et muni d'une arme effrayante, ne pouvait que me saisir d'effroi, et c'est avec un plaisir mêlé d'appréhension que je relisais ce récit fascinant. D'autant que l'arrière plan antique, mettant en scène des Romains contemporains de César, est tout bonnement passionnant.

Aujourd'hui, avec le recul, j'apprécie d'autant plus cet album, tellement riche par bien des aspects. Visuellement, il faut tout d'abord noter que c'est le premier réellement maîtrisé de bout en bout par Jacques Martin. Les cases se font moins nombreuses par planches, qui sont donc plus aérées, avec de très belles couleurs vives mais harmonieuses. Signe de la maturité de son art, il se permet des cases introductives ou de transition qui s'attardent sur les lieux, une atmosphère, un aspect particulier qui ne rend que plus crédible l'histoire et plus grande l'immersion (ah Pompéi...). Le genre de digressions particulièrement appréciables dans le Septième ou le Neuvième Art, quand l'intrigue ne se résume pas à de l'action pure (et stupide) ou à des courses poursuites à n'en plus finir.

Ici, Jacques Martin prend le temps de poser les éléments de son scénario l'un après l'autre (ah ces fameuses 64 pages qui permettent le plein épanouissement d'un récit), et l'on découvre peu à peu les ressorts de l'intrigue. Celle-ci est finalement moins le récit d'une vengeance que celui, terriblement tragique, d'une bavure sanglante. J'ai perçu chez Jacques Martin deux grandes tendances dont j'ai rarement vu mention dans les critiques ici et là.

Il est de bon ton – à raison en un sens – de moquer Enak et ses maladresses (souvent exaspérantes il faut bien le dire) et de s'attarder sur l'homo-érotisme refoulé des deux personnages principaux. Signe de notre époque sans doute, obsédée par le ridicule et la sexualité... Mais je regrette ce passage obligé car on omet de parler de tout le reste ! Notamment, j'y reviens, cette grande mélancolie et ce sens inouï du tragique qui n'appartiennent qu'à cette série, les albums de Lefranc ayant une autre tonalité, pas aussi subtile et profonde à la fois.

Cette grande geste tragique qui est celle des grandes figures de l'Antiquité, est inaugurée dans « Alix l'Intrépide » avec le récit qui nous est fait de la mort de Crassus : un général Parthe, Suréna, lui fait couler de l'or en fusion dans la bouche, pour le « récompenser » de son avidité. D’emblée le ton nous est donné ! Et l'image, violente, est particulièrement frappante. C'est la même chose ici, dans « La Griffe Noire », les 5 amis au passé lourd sont sans doute déjà morts des années auparavant, et ne vivent plus qu'en sursis, rattrapés par la folie barbare de leur jeunesse. La vengeance – est-ce de la justice ? – est alors inexorable. Et rien ne semble l'arrêter, comme dans toute grande tragédie antique.

En somme, « La Griffe Noire » n'est pas seulement une enquête policière antique, c'est aussi une vive dénonciation de l'hubris et de la folie des hommes, qui trouvent leur accomplissement dans la guerre et d'autres méfaits qui déchirent l'humanité. Contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là (là encore ça devient un passage obligé déconcertant de facilité et de bêtise), Jacques Martin est pleinement conscient de l'horreur qui pouvait régner pendant l'Antiquité, et il n'a jamais masqué ses aspects les plus noirs. D'autant qu'il a su également faire renaître certains de ses plus beaux aspects. Mais c'est une autre histoire...

[4/4]

dimanche 6 mai 2018

« Rush » de Ron Howard (2013)

    « Rush » et moi, c'est une rencontre improbable. Rien ne me prédestinait à regarder et encore moins à apprécier ce long métrage. Un film sur la Formule 1, sport auquel je ne connais rien, qui plus est au format biopic, genre souvent lénifiant et académique au cinéma, de surcroît réalisé par Ron Howard, pas franchement un réalisateur passionnant ni extraordinairement doué, et avec Chris Hemsworth, l'acteur qui incarne le super héros Thor de Marvel à l'écran, dans l'un des rôles principaux : il n'y avait pas grand chose qui aurait pu retenir mon attention. Mais... car il y a un mais : tout d'abord la présence du talentueux Daniel Brühl à l'affiche, voilà déjà un premier argument. Et puis surtout le bouche à oreille très positif dont bénéficie ce film sur internet a fini par me convaincre de jeter un œil sur ledit long métrage.

Et quelle bonne surprise ! « Rush » c'est l'histoire vraie d'un duel entre deux pilotes de Formule 1 : le Britannique James Hunt (Chris Hemsworth) et l'Autrichien Niki Lauda (Daniel Brühl). Deux pilotes et surtout deux hommes que tout oppose, notamment une vision de la vie radicalement différente. Hunt est un playboy hédoniste, qui enchaîne les conquêtes féminines et la prise de substances illicites, la vie ne valant pour lui que si elle vraiment vécue, en faisant la fête autant que possible. Et sa conduite est à cette image : vivre vite et mourir jeune semble être sa devise. Il n'hésite pas à prendre les risques les plus fous, il se joue de la mort, totalement inconscient qu'il est. Et pourtant, avant chaque course l'anxiété le gagne, et il vomit à chaque fois tellement il a peur de mourir un jour.

Lauda est quant à lui un personnage froid, sérieux et calculateur. S'il prend des risques, ils sont toujours mesurés, il se fixe une ligne jaune à ne pas franchir. C'est également un mécanicien de génie, capable de bricoler ses voitures pour leur faire gagner des secondes voire des minutes précieuses, jouant lui aussi avec la mort, mais semblant tout maîtriser. Sa vie est à l'image de son attitude au volant : il ne laisse pas transparaître ses émotions et il n'est guère doué pour séduire les femmes.

Pour autant, ce qui est intéressant, c'est que ces deux pilotes ont en commun d'être rejetés par leur famille et la société, et malgré tout ils s'accrochent : ils ne pourraient pas faire autre chose que de la Formule 1. A leurs débuts, ils vivotent grâce à de petits boulots et peinent à financer leurs premières voitures et courses. Lauda se révèlera un peu plus malin que Hunt à ce petit jeu, et Hunt un peu plus doué dans leurs premiers duels, même s'ils comprennent rapidement que leur rivalité ne fait que commencer et qu'ils seront amenés à se revoir et à se côtoyer encore longtemps, au plus haut niveau.

Et leurs confrontations sur la piste sont épiques, sublimées par les prises de vues survoltées de Ron Howard. Mais loin d'une réalisation stroboscopique ou tape-à-l’œil, « Rush » est filmé avec une lisibilité exceptionnelle pour un tel long métrage, un réalisateur hollywoodien contemporain n'aurait pas hésité à en faire des tonnes et à s'en donner à cœur joie dans le genre film de voitures sous testostérone. Si la réalisation est ici électrique, elle est toujours au service du propos, Howard s'intéressant moins aux courses en tant que telles qu'à ses personnages.

Car ce duel vire rapidement à l'affrontement métaphysique tant Hunt et Lauda sont élevés au stade d'idéaux-types : la passion contre la sagesse, mais aussi la chaleur humaine contre une vie de calcul, voire étriquée, ou encore l'immaturité contre la profondeur, la ligne de partage entre ces deux pilotes peut être prise sous bien des angles différents, et l'on s'aperçoit rapidement de la richesse de ce long métrage, sous ses atours de banal film de genre.

Les péripéties sont nombreuses et les retournements scénaristiques prenants. De plus, les dialogues sont savoureux, la plupart tirés des vraies paroles échangées par Hunt et Lauda. Et on fini ainsi par s'attacher à ces deux personnages hauts en couleur, brillamment interprétés par deux bons acteurs, notamment un Daniel Brühl transfiguré, incarnant véritablement l'Autrichien Niki Lauda et sa personnalité si complexe. En somme, « Rush » est une vraie réussite, dépassant l'exercice de style pour atteindre le niveau de quasi classique instantané.

[3/4]