«La beauté réside dans la vérité même de la vie, pour autant que l'artiste la découvre et l'offre fidèlement à la vision unique qui est la sienne.» Andreï Tarkovski, Le Temps Scellé (1989)
dimanche 26 novembre 2017
« Jeux d'été » (Sommarlek) d'Ingmar Bergman (1951)
dimanche 13 décembre 2015
« Le Septième Sceau » (Det sjunde inseglet) d'Ingmar Bergman (1957)
mercredi 22 janvier 2014
« Fanny et Alexandre » (Fanny och Alexander) de Ingmar Bergman (1982) – (2)
En fait, tout « Fanny et Alexandre » tient dans le prologue et l'épilogue. Le film commence sur les deux images et obsessions de Bergman, qui l'ont poursuivies toute sa vie : la volupté charnelle et la mort. Puis, le long métrage déroule ses entrelacs, et s'achève sur un éloge de l'imagination, en passant par un discours un peu maigre sur le sens de la vie selon le cinéaste suédois (semble-t-il)... Je ne partage pas tout à fait sa vision. Pour lui l'imagination, ou l'art, est un refuge (en témoigne la coupure quasi totale de l'intrigue et de ses personnages par rapport au contexte historique de l'époque : c'est comme s'il n'existait que le « petit monde » de la famille Ekdahl), et le sel qui permet à la vie de briller de tout son éclat. Je pense que l'art au contraire doit permettre de mieux revenir à la vie, et non de la fuir. Mais c'est là une question de tempérament. C'est là aussi que je me suis rendu compte que Bergman (du moins un certain Bergman) n'était pas vraiment ma tasse de thé. Et comment s'en rendre compte avec autant d'évidence qu'en découvrant l’œuvre totale – et totalement représentative de Bergman – qu'est « Fanny et Alexandre » ?
Comme tous les artistes, Bergman et son œuvre son multiples. Ses premiers films sont très différents de ses derniers, même si l'on retrouve des similitudes. Et je dois dire que je préfère de loin les premiers grands Bergman (« Jeux d'été », « Monika », « Les Fraises sauvages » ou encore « Le Septième Sceau ») aux derniers (« Les Communiants », « Cris et chuchotements », « Sonate d'automne » ou « En présence d'un clown »), proprement inhumains. Pour tout dire, je préfère ses films solaires, juvéniles, certes souvent graves, mais pas d'une désespérance criante et terrifiante. Je n'oublie pas « Persona » et « L'Heure du Loup », deux chefs-d’œuvre à part, véritables sommets du Septième art, mais ne révélant qu'une facette de Bergman, peut-être la plus géniale(ment tourmentée).
Je pense que « Fanny et Alexandre » fait la jonction entre ces différentes tendances du cinéma bergmanien. Certains voient en lui un film apaisé. Pas moi. On sent derrière la surface des fêtes familiales et de la bonhommie une vraie inquiétude, une véritable crainte de la mort, littéralement omniprésente. Non, Bergman n'est pas vraiment un joyeux drille : quand il fait le bouffon... c'est pour mieux (tenter de) vaincre sa peur. « Fanny et Alexandre » réserve par ailleurs des moments terribles, comme cette figure absolument détestable, subtilement démoniaque, de l'évêque protestant (ce plan génial où l'on voit l'évêque assis, en train d'écrire à son bureau, sur lequel se trouve un éloquent chat noir qui nous dévisage mystérieusement). Apparemment, c'est peu ou prou la figure du père véritable de Bergman : on comprend qu'il ait été tourmenté par la suite s'il a vécu sous le toit d'un père d'une telle méchanceté... et fausseté!
Mais à cette noirceur sans fond, Bergman oppose une joie un peu timide (au premier abord), mais qui vainc finalement le Mal : celle de la bonté humaine. Celle du père d'Alexander, Oscar, la figure même de la bonté naïve et simple, ou encore celle de l'oncle Gustav-Adolf, satyre insatiable. Mais plus fort, encore, à l'opposé du pasteur Vergerus, Bergman place le sage Isak Jacobi. Et lorsqu'il se révèle dans le long métrage, c'est peu dire qu'il nous offre un moment jubilatoire (extraordinaire Erland Josephson !). C'est, de plus, le maître de l'imagination, des faux semblants. Et il faut bien un tel homme pour lutter contre l'hypocrite tyrannique qu'est Vergerus. L'antre de l'israélite recèle de merveilles mi-inquiétantes, mi-fascinantes, et est à ce titre le « passeur de l'imagination » pour Alexander, son véritable « initiateur » (car « Fanny et Alexandre » est aussi une œuvre initiatique). Oui, Isak Jacobi se révèle être un personnage d'une grande humanité, et c'est sûrement celui qui m'a plu le plus, peut-être avec le rêveur Oscar. Mais nombreux sont les personnages de ce film à être marquants.
« Fanny et Alexandre » est une vaste fresque, une farce tragique ou une tragédie bouffonne, à l'image dirait-on de ce que fut la vie pour Ingmar Bergman. Il y aurait beaucoup à dire sur l'onirisme dans ce long métrage. La maîtrise de ce domaine par le cinéaste suédois fait indéniablement de lui l'un des maîtres du cinématographe. Je serai par contre plus réservé sur le fond de « Fanny et Alexandre », et somme toute de l’œuvre de Bergman (si l'on gratte jusqu'au bout le sens avoué et caché de la filmographie du suédois). Ce dernier à quelque peu tendance à replier son art sur lui-même, à faire de certains de ses films un système clos qui s'auto-stimule et reproduit. Parfois c'est manifeste (et pas nécessairement déplaisant), mais parfois c'est plus sourd... quoiqu'assez rapidement détectable. J'entends par là qu'on ne retrouve pas chez Bergman, à mon goût, cette ampleur du propos qui ouvre sur la vie : ici tout est (ou semble) factice, tournant autour des obsessions et des fantasmes du cinéaste, qui n'engagent – et n'intéressent – parfois que lui. Certes il s'agit d'une « pièce » de choix, hardiment et talentueusement jouée. Mais je ne retrouve pas la force des plus grands artistes de mon panthéon personnel.
J'émets cette petite réserve car il n'est pas rare de voir Bergman se faire qualifier de plus « grands cinéaste de tous les temps » ou de « plus grand artiste du XXème siècle »... Hum. C'est aller un peu vite en besogne me semble-t-il. Certes Bergman est un géant, comme Fellini. Mais ils ont tous deux fait de l'art (l'art comme artifice) l'alpha et l'oméga de leur vie... au lieu de s'effacer devant la vie, plus belle qu'on ne le pense dans sa simplicité, si l'on sait y regarder. Mais c'est une autre histoire. Quant à « Fanny et Alexandre », oui c'est une œuvre fleuve, ample. Un chef-d’œuvre ? Non, je ne pense pas.
vendredi 18 novembre 2011
« Fanny et Alexandre » (Fanny och Alexander) de Ingmar Bergman (1982)

Chronique de la vie d’Alexandre, enfant d’une famille de la bourgeoisie suédoise, au début du XXème siècle, «Fanny et Alexandre» est un monument de l’histoire du cinéma, un film d’une beauté, d’une densité thématique, d’une richesse réflexive et d’une puissance émotionnelle qui confinent au sublime. On y retrouve un condensé des thématiques récurrentes de Bergman qui réalise ici son œuvre testamentaire, y insufflant une très grande part autobiographique en puisant largement dans ses souvenirs d’enfance : Alexandre est bien à l’évidence l’alter ego du cinéaste. «Fanny et Alexandre» se présente comme une vaste fresque familiale de plus de 5 heures, porté par une mise en scène très classique mais totalement à propos, d’une maîtrise inouïe, collant magistralement au contenu romanesque du film, qui apparaît remarquablement apaisé et serein (nous avons ici l’accomplissement de cette troisième période de Bergman, moins torturée, que l’on avait vu poindre dans son cinéma à partir de «Une passion»). La photo de l’excellent Sven Nyqvist parachève le travail extraordinaire réalisé sur les costumes et les décors et fait déjà de ce film, ne serait-ce que du point de vue esthétique, une pure merveille d’élégance portée par la musique de Bach et de Schumann. Le film ne souffre par ailleurs d’aucune lourdeur et se présente comme extrêmement accueillant et chaleureux, si bien que l’on ne peut que succomber à la manne émotionnelle sensationnelle qui s’en dégage. Rarement, en tant que spectateurs, nous avons autant vécu avec des personnages de cinéma, partagé leur intimité et leur existence, si bien qu’il se noue avec une eux une relation affective profonde. Et c’est un véritable coup de maître que de nous faire ressentir une telle proximité avec ces personnages, car elle nous permet de véritablement éprouver toute la beauté des liens familiaux, qui constituent l’une des thématiques fortes de l’œuvre. Les scènes de fêtes familiales font émerger en chacun de nous des sensations bouleversantes, et laissent sourdre en nous, dans un registre très proustien, des impressions extrêmement fortes. Certainement le plus beau film de l’histoire du cinéma sur le monde de l’enfance (avec, dans une moindre mesure, «L’esprit de la ruche» d’Erice), le film parvient à évoquer l’univers mental et les sensations de l‘enfance avec une justesse de l’émotion et une profondeur spirituelle proprement insensées. Bergman nous propose une ode à l’imagination infantile, à cette virginité initiale qui est celle qui nous rapproche le plus de la vérité et de l’absolu. Le monde des adultes, avec ses discussions dans lesquelles on ne s’écoute pas, ses rituels absurdes (la scène des condoléances, remarquable), apparaît bien triste en comparaison au monde des rêves et des mystères dans lequel déambulent si aisément les enfants. Et ce sont bien les adultes qui ont encore gardé ce pouvoir de l’imaginaire, cette capacité à s’émerveiller et à croire, qui nous apparaissent comme les plus attachants et les plus beaux (Oscar, oncle Carl). Ce monde des rêves et de l’art est celui qui nous rend plus vivants, qui nous aide à vivre dans la joie. D’où cette déclaration d’amour de Bergman au théâtre, art qui l’a incontestablement sauvé. En perdant sa part de magie, le monde devient une prison, un cloaque austère où l’ordre et la morale masquent la violence et la tyrannie. C’est bien par le mensonge et le rêve que Alexandre parvient à se rapprocher de la vérité et à voir l’invisible («L’art est un mensonge qui dit la vérité» disait Cocteau). La recherche d’une vérité pure, unique et universelle, conduira sa mère dans les affres de la souffrance. Le mystère de la vie est la vie elle-même nous dit Bergman, n’hésitant pas à dépasser le cadre des hallucinations d’Alexandre et de la magie organisée pour laisser le fantastique entrer totalement dans son récit (le miracle du coffre de Jacobi). Les fantômes qui hantent «Fanny et Alexandre» sont bien réels (même si Alexandre semble le seul à pouvoir les voir), ainsi qu’en témoigne à la fin le fantôme de l’évêque, figure du père de Bergman, qui a effectivement hanté le cinéaste toute sa vie (sa filmographie en témoigne). Vous l’aurez compris, «Fanny et Alexandre» est un film qui dépasse largement le cadre de l’hymne nostalgique à l’enfance pour s’imposer comme un film complet, un film total, un chef d’œuvre absolu. Un miracle cinématographique dont il faudrait chercher les équivalences dans les plus beaux opéras de Mozart.
[4/4]
mercredi 16 novembre 2011
« Au seuil de la vie » (Nära Livet) de Ingmar Bergman (1958)

Cela fait partie des plus belles joies d’un cinéphile, que de découvrir un film inédit de l’un des plus grands artistes du cinéma, surtout lorsque le film en question est loin d’être une œuvre mineure. La récente édition de «Au seuil de la vie» permet donc aujourd’hui de visionner ce film rare de Bergman, qui se présente pourtant comme une œuvre fondamentale dans la filmographie du cinéaste suédois. «Au seuil de la vie» est en effet le film d’une transition de forme et de style chez Bergman. Le film est réalisé juste après «Le septième sceau» et la même année que «Les fraises sauvages», les deux plus beaux films de la première période de Bergman, films confinant à une telle perfection dans leur registre classique qu’ils en illustrent les limites et les impasses, et appellent à une nécessaire révolution du cinéma de Bergman. «Au seuil de la vie» se présente alors comme le premier film de cette révolution et annonce, par l’épure de son style, sa concision, l’austérité et la limpidité de sa mise en scène, les futurs chefs d’œuvres de la deuxième période de Bergman, dont «Persona» reste le plus illustre représentant. Respectant une parfaite unité de temps (24 heures) et de lieu (la maternité), encadré par l’ouverture et la fermeture des portes de la maternité, le film se présente comme un huis clos féminin extrêmement dense, concis (tout juste 80 minutes), débarrassé de tout oripeau mélodramatique et de tout pathos malgré le drame psychologique extrêmement émouvant qui s’y joue. Nous nous retrouvons donc dans la chambre d’une maternité partagée par trois femmes présentant un rapport complètement différent à leur grossesse : la première est hospitalisée à la suite d’une fausse couche qui lui révèle l’absence d’amour dans son couple, la seconde est une jeune fille un peu adolescente, sans mari, craignant le jugement de sa mère, et qui a tenté de se faire avorter, et enfin, la troisième, est une jeune femme totalement épanouie dans son couple et sa grossesse, prête à accoucher avec grand bonheur de son premier enfant. Ces trois femmes feront preuve de solidarité face à cette épreuve psychologique et physique se présentant comme le plus intense moment de contact avec la vie qui puisse être, ce que résumera parfaitement ces mots prononcés au tout début par celle qui vient de perdre son enfant : «Il n’y a pas que les vagins qui s’ouvrent ici, il y a aussi les êtres humains». Et si ces femmes peinent à donner la vie, elles apparaissent en tout cas comme incroyablement vivantes, vibrantes et présentes au monde, en demande d’une affection débordante qui nous touche intensément. C’est ici qu’il faut saluer la magnifique interprétation de ces trois actrices habituelles de Bergman, interprétation d’une justesse saisissante. Bergman souligne le jeu de ses actrices par une mise en scène qui leur est totalement dévolue : gros plans sur les visages d’une expressivité bouleversante et sublimés par une lumière superbe, absence de musique, décors réduits à l’extrême (murs blancs et lits d’hôpital), si bien que le moindre accessoire, par sa rareté, prend une importance toute symbolique (la poupée, le verre d’eau). Le film affiche un réalisme saisissant et retranscrit avec justesse l’atmosphère d’une maternité (on sent que Bergman a passé du temps dans les maternités pour préparer son film). La scène d’accouchement est à ce titre tout à fait exemplaire. Le cinéaste propose également une ébauche de réflexion sociale dans laquelle le modèle suédois est présenté comme une réponse et un moyen de lutte contre l’avortement, avortement dont la lâcheté des hommes est grandement responsable. Mais le travail réalisé sur l’exploration et l’autopsie psychologique des personnages permet au film de dépasser largement ce cadre naturaliste et social pour accéder à une méditation profonde sur la vie et ses finalités. «Au seuil de la vie» devient alors un hymne à la force et à la beauté des femmes et se présente incontestablement comme le plus beau témoignage cinématographique jamais réalisé sur le drame psychologique de la grossesse et de la maternité.
[3/4]