samedi 29 octobre 2011

« Trans-Europ-Express » de Alain Robbe-Grillet (1967)

Dans le train Paris-Anvers, un cinéaste (Robbe-Grillet lui-même) et son équipe imaginent le scénario d’un film policier qui prend forme sous nos yeux. «Trans-Europ-Express» est un film en construction, on pourrait dire un film au présent, puisqu’il se développe et se conçoit dans sa propre temporalité intradiégétique. Le prétexte est très simple : Robbe-Grillet imagine au fur à mesure du film, ou de son trajet dans le train, les aventures d’un trafiquant de drogue débutant, faisant transiter la marchandise entre Paris et Anvers à bord du Trans-Europ-Express. Dans le scénario imaginé par le cinéaste, les thèmes policiers traditionnels sont à peu près tous respectés (drogue, messages codés, filatures, trahison, etc…) et ce n’est pas sur l’histoire proprement dite que Robbe-Grillet brille par son imagination. La mise en scène est quant à elle très classique, voire plate (à l’exception encore d’un travail remarquable sur le son, décidément le point fort de Robbe-Grillet). Non, la particularité du film tient principalement à l’aspect ludique de sa narration, et à la fascination affirmée du cinéaste pour l’érotisme et le sado-masochisme. Le trafiquant de l’histoire présente en effet certains troubles se manifestant par des pulsions sexuelles complètement exacerbées. C’est ainsi qu’il profite de ses allées et venues à Anvers pour entretenir des relations mêlant sexe et soumission avec une jeune prostituée (?), accessoirement complice du trafic. Ces séquences gentiment érotiques (Marie-France Pisier en dessous) semblent d’ailleurs être autonomes de l’histoire inventée par Robbe-Grillet, comme dépendantes de la volonté propre du personnage fictif du trafiquant. L’utilité de ces séquences peut donc laisser dubitatif lorsqu’on goûte peu à l’univers de l’érotisme sado-masochiste, puisqu’elles ne se doublent d’aucune réflexion autre et ne tiennent pas un rôle précis dans la trame narrative du film. Elles apparaissent plutôt comme le simple désir du cinéaste de filmer un monde qui l’attire, ou de mettre en image certains de ses fantasmes. «Trans-Europ-Express» peut alors prendre des allures de film quelque peu nombriliste, sentiment renforcé par la présence à l’écran de Robbe-Grillet dans son propre rôle et par la vacuité certaine du propos. Le côté décalé du film, qui n’est pas dépourvu d’humour, permet cependant d’oublier cette faiblesse et «Trans-Europ-Express» se laisse suivre avec plaisir. Le développement de l’histoire sous forme de jeu de piste s’avère même assez prenant et Robbe-Grillet parvient à nous tenir accrochés jusqu’au bout, malgré la légèreté de l‘ambition. «Trans-Europ-Express» se révèle au final être un bon divertissement, mais un film anecdotique, qui a en grande partie perdu de l’originalité à laquelle il pouvait prétendre à sa sortie, celle-ci ne reposant que sur une forme ludique de narration, aujourd’hui assez banale. Une curiosité à découvrir, éventuellement.

[1/4]

vendredi 28 octobre 2011

« L’homme qui ment » de Alain Robbe-Grillet (1968)

En temps de guerre, un homme qui se fait appeler Boris, traqué par des soldats, se rend dans un village. Là, dans un bar, il entend les villageois relater les exploits du héros local, un certain Jean Robin, et se lamenter de sa disparition et de sa supposée mort. Dès lors, Boris semble s’inspirer de ce qu’il entend pour s’inventer une histoire commune avec le héros Jean, le présentant tantôt comme une grande figure de la résistance, tantôt comme un lâche et un traître ; le certifiant encore vivant ou lui inventant diverses morts. Il utilise ses mensonges pour se rapprocher des femmes quelque peu névrosées vivant dans la vaste demeure de Jean Robin, les séduisant une à une en leur racontant des histoires toujours différentes. En s’inventant une vie et une histoire par sa seule parole, Boris cherche à prendre la place du héros Jean, jusqu’à semer la confusion sur sa véritable identité : finalement ne serait-ce pas lui Jean, les villageois étant juste incapables, ou ne voulant pas le reconnaître? «L’homme qui ment» rappelle fortement «L’année dernière à Marienbad», réalisé 6 ans auparavant, et révèle rétroactivement l’importance qu’à pu avoir Robbe-Grillet dans l’écriture du chef d’œuvre de Resnais. Outre les aspects formels comparables (noir et blanc avec surexpositions blanches récurrentes, voix lancinante et obsédante, inserts d’images éclairs, etc…), on y retrouve cette obsession pour la figure de l‘homme qui se cherche, qui s’invente une histoire et cherche à convaincre de sa véracité, en altérant les souvenirs de ses interlocuteurs et en essayant de moduler la réalité selon ses désirs. Dès le début du film, cette notion de réalité est d’ailleurs mise à rude épreuve : la voix off du narrateur-menteur contredit les images que nous voyons, ou l’inverse, si bien que nous sommes incapables de déterminer qui ment. L’image et le son ne sont plus fiables : ce n’est plus seulement Boris qui ment, c’est le film lui-même. L’excellent travail réalisé sur le son, qui semble prendre son autonomie par rapport aux images, joue pour beaucoup dans le langage complètement onirique du film. Le spectateur, vivement incité à participer à la fiction, doit alors se faire sa propre opinion sur ce qu’il voit, et sur le jeu que mène le narrateur. Si Robbe-Grillet cherche indéniablement à bousculer les manières classiques de la narration, il affirme néanmoins ici un réel plaisir à raconter des histoires. Les mensonges du personnage de Boris ne sont que des occasions sans cesse répétées, des prétextes, pour raconter une histoire, puis une altération ou une variante de cette histoire, et ainsi de suite jusqu’à la fin du film, où il est proposé de recommencer depuis le départ. «L’homme qui ment» adopte ainsi une forme circulaire et se présente comme une spirale sans fin (on pourrait imaginer que les mensonges du narrateur se déclinent ainsi à l’infini – une légende veut d’ailleurs qu’il existe plusieurs versions du film). Dans cet espace cinématographique particulier, les éléments de narration tendent ainsi à se déréaliser et à devenir des stéréotypes (la guerre, la résistance, la collaboration, etc…) avec lesquels le cinéaste s’amuse habilement à jouer. On trouve ici une certaine fascination de Robbe-Grillet pour l’univers érotico-masochiste, mais de façon disparate et ponctuelle, si bien que cela ne devient jamais une composante véritable du film. «L’homme qui ment» est le premier film que je vois de Robbe-Grillet et c’est indéniablement une très belle découverte, l’écrivain affirmant ici une réelle maîtrise du cinématographe. De quoi donner envie d’explorer le reste de sa filmographie.

[3/4]

lundi 17 octobre 2011

« La lettre inachevée » (Neotpravlennoïe pismo) de Mikhaïl Kalatozov (1959)

Réalisé entre ces deux grands films que sont «Quand passent les cigognes» et «Soy Cuba», «La lettre inachevée» reste aujourd’hui un film complètement méconnu. Un oubli injustifiable, tant «La lettre inachevée» est un superbe exemple du génie de Kalatozov, un mélange entre l’approche au plus près des personnages de «Quand passent les cigognes» et de la démesure dans la réalisation que l’on trouvait dans «Soy Cuba». Comme dans le film cubain, «La lettre inachevée» repose sur une intrigue et un propos très simples qui ne classe définitivement pas le cinéma de Kalatozov du côté d’un cinéma cérébral. Mais cette histoire simple (quatre pionniers partent en expédition en Sibérie à la recherche de diamants), est complètement sublimée par une mise en scène et une photographie exceptionnelles. Perspectives délirantes à la Rotchenko (ah, ces contreplongées incroyables sur fond de ciel menaçant!), travellings ahurissants à travers les branchages, gros plans sur les visages d’une expressivité saisissante (et qui dispense de mots pour faire passer avec grande justesse les émotions), jeu sur les contrastes offrant un noir et blanc de toute beauté, grands mouvements d’appareils donnant une ampleur lyrique incroyable à la réalisation… Le lyrisme est ici renforcé par l’utilisation de nombreux effets de surimpression et de transparence (les flammes au premier plan, les visages qui se superposent). Les plans séquence à rallonge et les travellings virtuoses alternent avec des inserts rapides d’images, des plans montés au cordeau pour créer la tension ou donner du rythme au film (le montage du coup de fusil, saisissant). Une telle volonté de proposer, à chaque plan, des images de toute beauté, de magnifier tout ce qui passe devant l’objectif de la caméra, d’explorer ainsi les potentialités du cinéma, rappelle le génie d’un Murnau ou d’un Eisenstein (avec en prime la poésie du premier et la vision grandiose du second). On est littéralement subjugué. Kalatozov et son chef opérateur de génie, Sergueï Urusevky, proposent un film qui n’est qu’un enchaînement de morceaux de bravoure. On retiendra notamment l’incroyable séquence de l’incendie (mais comment ont-ils pu tourner cette scène sans incident?) et les nombreux plans en contre-jour, découpant les silhouettes des personnages. L’esthétique du film semble d’ailleurs avoir eu une influence certaine sur les premiers films de Tarkovski (de nombreux plans de «L’enfance d’Ivan» sont clairement inspirés de «La lettre inachevée») et l’importance accordée aux éléments rappelle également le cinéma du grand Andreï : l’eau majestueuse et libératrice (la séquence de la pluie, superbe, et cette façon merveilleuse de filmer le fleuve), la terre que l’on fouille, que l’on creuse et dans laquelle on s’enterre ou disparaît, le feu beau mais impitoyable, et le vent qui s’oppose à la progression des personnages (et qui gifle l’eau dans une scène de toute beauté)… L’utilisation d’une musique sombre et inquiétante finit de nous plonger totalement dans cette Nature impérieuse et d’une beauté mortelle, face à laquelle «l’homme soviétique», malgré toute sa prétendue puissance, est bien peu de chose (ce qui déplu assez fortement à la censure, le dernier plan ne représentant qu’une victoire symbolique de l'homme). «La lettre inachevée» est un spectacle grandiose, une fresque d’une beauté à en couper le souffle, porté par un élan créatif qui balaie tout sur son passage. Il est grand temps de sortir cette merveille d’élégance des placards dans lesquels elle pourrit.

[4/4]

jeudi 13 octobre 2011

« Drive » de Nicolas Winding Refn (2011)

Auréolé d’un prix de la mise en scène à Cannes, «Drive» est un film de série B, dans le genre du polar noir, qui doit sa bonne réputation en grande partie au fait qu’il souffre peut-être un peu moins que le reste de la production hollywoodienne des tics de réalisation du cinéma américain. Mais rassurez-vous, le «Stabilo hollywoodien», utilisé pour bien souligner chaque émotion, n’a pas été mis à la poubelle pour autant… Un jeune homme, qui n’ouvre la bouche que lorsque cela est vraiment nécessaire, loue occasionnellement ses services de pilote à des gangsters. Alors qu’il cherche à venir en aide au mari de sa voisine, dont il est amoureux, il se retrouve pris dans un engrenage de violence, une tragédie de l’irrémédiable qui l’accule à la répétition de meurtres. Droit dans ses bottes, avec une éthique et un code de conduite personnel lui permettant de s’imposer dans cette jungle urbaine, le «Driver» n’est pas sans rappeler le personnage du «Ghost Dog» de Jarmush, film avec lequel «Drive» possède de nombreux points communs (si bien qu’on pourrait en voir une sorte de variante). N’exprimant quasiment aucune émotion sur son visage, extrêmement fidèle en amitié, prêt au sacrifice de soi pour protéger les êtres aimés, pilote hors pair, capable de déchaînements de la violence la plus bestiale, le «Driver» correspond à un certain prototype du héros mâle, tel qu’on en a déjà croisé chez Carpenter ou Scorcese. En se plaçant dans le registre du film de genre, le cinéaste peut se dispenser d’étoffer son scénario, léger comme une feuille morte, et peut s’autoriser de nombreux raccourcis et improbabilités scénaristiques. Peu importe la vraisemblance du tout, l’essentiel est dans la retranscription d’une certaine ambiance mélancolico-noire et dans la volonté de créer un personnage mythique. Toute l’esthétique du film est donc au service d’une ambition artistique bien pauvre, que le cinéaste parvient temporairement à masquer par une mise en scène très tendance. On est là dans un cinéma de l’archétype, qui tourne à vide. Là où c’était pleinement assumé chez Jarmush, qui faisait de son film un hommage au cinéma et à ses maîtres, on est ici dans quelque chose de vaguement tape à l’œil, faussement rutilant, avec des manières de réalisation très à la mode dans le nouveau cinéma américain, mais qui cache mal sa vacuité fondamentale. Tout le succès d’un film comme «Drive» vient de certaines astuces de mise en scène qui prolifèrent un peu partout dans le cinéma américain de ces 10 dernières années, notamment chez Tarentino, Scorcese, James Gray, les derniers Cronenberg ou Sofia Coppola, et dont le cinéaste fait ici une sorte de synthèse. On retrouve dans «Drive» cette tendance à la mélancolie facile de la manière «bobo» de ladite Coppola, avec grand renfort de musique branchée chez les jeunes adultes. Ici c’est une B.O électronique, avec des sonorités qui rappellent les synthétiseurs des années 70-80 (on voit bien le public trentenaire visé), à l’instar des musiques composées par Carpenter pour ses films. Dans ce cinéma-là, le «DJ» d’un film tient une place tout aussi importante que le cinéaste. Winding Refn y rajoute cette âpreté de ton qui a fait le succès des films de Gray et des derniers Cronenberg, et une petite touche personnelle, très «gus-van-santienne», avec l’usage répété de ralentis. Cela nous vaut alors des images d’une mélancolie dont l’ineffabilité est surlignée au marqueur (ainsi de la scène d’ascenseur)… Ne le nions pas, «Drive» est un film qui se laisse agréablement regarder, et qui peut, par sa dimension archétypique, dispenser du visionnage de presque tout le reste de la production américaine actuelle. Mais «Drive» appartient à un cinéma de consommation qui ne m’intéresse guère, et qui s’oublie bien vite. Cela dit, le cinéma américain est t’il capable de proposer autre chose aujourd’hui ?

[1/4]

mercredi 12 octobre 2011

« Minuit à Paris » (Midnight in Paris) de Woody Allen (2011)

Le Paris mythique des années 20, peuplé des grands noms de la peinture et de la littérature, vu par un New-Yorkais. Et bien… c’est désolant. Dans un Paris de cartes postales (on croirait certains plans extraits du Amélie Poulain de Jeunet), peuplé de touristes ultra-riches dont Allen nous dresse un portrait vaguement grinçant, déambule un écrivaillon américain, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue, et qui voudrait refaire du Balzac. Chaque nuit, à minuit, dans un coin de rue, il franchit le temps et se retrouve dans le Paris des années 20, rencontrant dans le premier bar venu Dali discutant avec Buñuel et Man Ray, passant soirée après soirée en compagnie d’Hemingway, Picasso, j’en passe et des meilleurs. Au cours d’une de ces soirées, il rencontre une certaine Adriana, beauté mélancolique (oscar de la minauderie pour Marion Cotillard), amante et muse à ses heures des grands peintres de l’époque. Allen nous propose une visite dans un Paris imaginaire, sous forme de promenade dans le musée Grévin. Il enchaîne ainsi jusqu’à l’écœurement les exhumations de grands artistes, proposant des portraits se voulant caricaturaux mais en réalité se limitant à de grotesques tentatives d’imitations. C’est ainsi que Hemingway est présenté comme un rustre, voulant boxer le premier qui ne reconnaîtrait pas en lui le plus grand des écrivains, que Buñuel a l’allure d’un abruti incapable de comprendre le scénario de son propre film «L’ange exterminateur», que lui suggère notre écrivain de pacotille, que Dali pousse avec exubérance son accent anglo-espagnol (?) pour répéter interminablement son nom, tout en voyant des rhinocéros partout… Chacun de ces illustres artistes, portés par une interprétation dont les comédiens devraient être honteux, est ainsi allègrement tourné au ridicule, sans que la moindre lueur d’humour n’émane jamais de ce grand-guignolesque défilé, d’une crasse vulgarité. Ca en devient même très vite insupportable, car faute d'humour, c'est un sentiment de manque profond de respect qui émerge. Et tout ça pour quoi me direz-vous? Pour une morale surfaite, téléphonée dès les 10 premières minutes du film : il ne faut pas idéaliser une époque antérieure prétendue meilleure, chaque époque se vaut et il faut jouir du présent. Non seulement le propos est d’un cliché frisant le ridicule, mais Allen n’hésite pas à le sur-expliciter, histoire d’être sûr que tout le monde comprenne bien. En voyant «Minuit à Paris», on en vient plutôt à se dire que non, toutes les époques ne se valent pas, et que fut un temps, un certain âge d’or du cinéma (disons les années 60), où une telle daube aurait été l’occasion d’un lynchage en règle du soi-disant cinéaste l’ayant pondue, ou, à défaut, d’une méprisante ignorance. Mais Allen se croit moins conformiste qu’il n’est, et se la joue gentiment rebelle, en parsemant ici ou là son film de quelques piques politiques à destination des républicains américains (bouh les méchants Tea-Party, bouh les guerres de pétrole, bouh les riches pédants, vive la liberté et la démocratie, et vive la vie de bohême !). On appréciera la teneur du propos du cinéaste quand il fait tourner la femme du président français et ce grand défenseur du bouclier fiscal qu’est Gad Elmaleh… Le film s’achève sur une note d’émotion qui fera pleurer les minettes adeptes des guimauves édulcorées. Je crois bien que je viens de voir mon dernier Woody Allen... Consternant.

[0/4]

mardi 4 octobre 2011

« L’œil qui ment » de Raoul Ruiz (1993)

Félicien Pascal, un médecin ayant une approche réfléchie et scientifique du monde, se rend au Portugal pour régler l’héritage de son père. Il se retrouve alors dans un étrange village où les miracles sont choses banales et où son rationalisme est mis à dure épreuve... «L’œil qui ment» est une comédie légère qui traite du conflit entre un esprit scientifique positiviste et une sensibilité spirite, médiumnique. L’opposition entre ces deux appréhensions du monde est renforcée par le bilinguisme du film, le français étant utilisé pour le rigorisme scientifique tandis que l’anglais se place du côté des esprits, de l’absurde (on retrouve une certaine vision de l’humour anglais) et de l’ésotérisme. Entre les deux, il y a l’orthodoxie catholique, qui ne joue aucunement le rôle d’arbitre mais qui est bien plutôt caricaturée et moquée sans vergogne à travers la figure du personnage du prêtre, interprété par un Daniel Prévost fidèle à lui-même. Le choix des comédiens participe d’ailleurs pleinement de la tonalité absurde et décalée du film, avec un Didier Bourdon parfait en médecin ahuri et paumé, tandis que John Hurt colle impeccablement à la folie déguisée du marquis anglais. On a droit à un véritable festival de délires, un mélange de diverses thématiques médianimiques et fantastiques constituant un grand fatras, difficilement digeste il faut bien l'avouer : somnambulisme, hypnose, esprits, androgynie, plusieurs personnages habitant le même corps, apparitions de vierges (assez vilaines visuellement d'ailleurs), réincarnation, lévitation, tableaux sécrétant de la laine blanche et nécessitant des sacrifices humains… Ruiz étant un metteur en scène hors pair, ces thématiques sont servies par une mise en scène très riche, jouant notamment beaucoup sur les reflets de miroir, les effets de transparence et les surimpressions. Certaines situations sont tellement volontairement débiles qu’il semble difficile de contenir son rire (c’est une comédie après tout). Néanmoins, et comme toujours chez Ruiz, ce fatras est bel et bien au service d’une réflexion plus profonde, notamment sur le rapport entre le sens de la vue et la croyance (auquel renvoie le titre du film). On sent bien qu’il est grandement question du rapport de l’homme à ses sens (le toucher est explicitement représenté par un immense doigt de plâtre transperçant le plafond) mais j’ai eu beaucoup de mal à m’y intéresser davantage. La tonalité globale du film fait qu’il est bien difficile de le considérer au sérieux. Le film souffre par ailleurs d’un gros problème de rythme, si bien que j’ai du me faire violence à plusieurs reprises pour rester attentif et concentré. Au final, «L’œil qui ment» ne laissera pas une trace indélébile dans ma mémoire…

[1/4]

lundi 3 octobre 2011

« Le film à venir » de Raoul Ruiz (1997)

«Le film à venir», court métrage de 7 minutes, est à la fois une mise en pratique et une illustration, une explication théorique du concept ruizien de «cinéma chamanique». Le format court correspond bien à l’aspect exercice explicatif du film, intéressant pour celui qui cherche à approfondir sa compréhension de l’œuvre du cinéaste. Ruiz réalise ici un film sur un film (figure de la mise en abyme récurrente chez le cinéaste), film qui serait le prototype parfait du film chamanique. Ce film que l’on ne verra pas, appelé «film à venir», est un fragment vidéo de 23 secondes, adulé par une secte, les Philokinètes, qui parviennent, par le visionnage hypnotique du fragment mis en boucle, à entrer dans un état de transe chamanique leur permettant de communiquer et d’accéder à un autre monde. Ce film est projeté dans une salle souterraine appelée «chambre des horloges», salle remplie d’horloges donnant chacune une heure différente, abolissant ainsi la notion de temps. Le cinéma est ainsi vu comme un médium permettant le voyage spatial et temporel, un autre monde ayant une vie indépendante et dans lequel la vie et la mort coexistent. Le film est conté par la voix off du narrateur, à la recherche de sa fille disparue lors d’une projection du fragment sacré, et qui fera lui-même l’expérience extrasensorielle, décrite comme une euphorie délicieuse, du «film à venir». Chaque séquence se présente ainsi comme une allégorie du cinéma proposant une réflexion sur cet art extraordinairement dense compte tenu de la durée du film. Les plans récurrents sur les réseaux de fils électriques et les avions (les deux s’enchevêtrant parfois) suggèrent la notion de mouvement, de voyage ; l’ombre du narrateur, qui semble prendre son indépendance, traduit la notion de projection, et le double livre sacré que les deux prêtres «lisent sans lire» est la métaphore parfaite du cinéma. En faisant épouser par moments la forme de son film au fragment sacré (mise en boucles de plans d’immeubles, de pages du double-livre etc…), Ruiz place celui qui regarde son film en position de spectateur du «film à venir». Si l’on ne ressort pas hypnotisé de la projection du film et si l’expérience sensorielle du cinéma chamanique n’est pas à vivre ici (on se tournera plutôt vers un film comme «La ville des pirates»), on aura compris néanmoins un peu plus la conception du cinéma de Ruiz à travers cette allégorie, non dépourvue pour autant d’intérêt artistique propre (il y a quand même une ambiance très prenante). Le travail sur le son, notamment, est remarquable. Intéressant.

[2/4]