Si je devais faire de grossières comparaisons, le mangaka Hayao
Miyazaki lorgnerait vers l'art d'un Akira Kurosawa tandis que Jirô
Taniguchi se rapprocherait d'un Yasujirô Ozu. Bien évidemment, il y a
aussi du Ozu chez Miyazaki et du Kurosawa chez Taniguchi, surtout dans
la première partie de la carrière de ce dernier. Cette comparaison vaut
ce qu'elle vaut, c'est juste pour se faire une idée du style de
Taniguchi, à la fois célébré par certains et honni par d'autres, le
trouvant trop terne.
En effet, depuis les années 1990, Taniguchi a affiné son style, au
character design très particulier, à la fois très standardisé et figé
pour les personnages humains, surtout leurs visages, s'inscrivant dans
les codes du manga, quoiqu'avec sobriété (on ne retrouvera pas
d'expressions outrées et puériles chez Taniguchi). Par contre ses décors
sont très finement élaborés, très réalistes, avec une grande recherche
dans le trait, la lumière et les nuances de gris, à l'aide de ces
fameuses trames dont Taniguchi est un expert. Et aussi et peut-être
avant tout, cette recherche d'une véritable atmosphère.
Car surtout, ce qui est caractéristique de son art c'est cette douce
mélancolie, cette matérialisation du temps qui passe et de
l'impermanence des choses, cet état d'esprit typiquement japonais. On
retrouve également dans ses mangas les bonheurs simples, un attrait pour
les petites choses du quotidien et de leur beauté que plus personne
n'aperçoit.
Si on voit le verre à moitié vide, les mangas de Taniguchi sont
lents, hésitants, fades, presque tristes. Si on voit le verre à moitié
plein, on ne peut qu'apprécier la subtilité et la finesse des sentiments
qu'il retranscrit, avec une indéniable nostalgie mais également une
psychologie fouillée de ses personnages, qui ne sont pas toujours
aimables en raison de leurs défauts, mais qui sont toujours très
humains. En cela, ses mangas, du moins les meilleurs d'entre eux, sont
très riches, parfois même poignants, comme son chef-d’œuvre « Quartier
Lointain », récit bouleversant, ou « Le Journal de mon père », œuvre
très touchante.
Ici, l'émotion brute n'est pas de mise. L'intérêt de ce manga est
ailleurs, justement dans cette fine observation de la société japonaise,
dans ce regard subtil qui sonde le Pays du Soleil Levant à travers ses
rituels et notamment celui du repas, aussi important qu'en France
semble-t-il... peut-être même plus ! Taniguchi, en charge de
l'illustration, est accompagné de Masayuki Kusumi au scénario. Le
mangaka et le scénariste nous offrent ainsi comme des instantanés du
Japon contemporain, avec tout ce qu'il a de beau et de cruel. Certes on
mange avec les yeux, Taniguchi dessine les mets avec ce qu'il faut de
talent pour nous mettre l'eau à la bouche.
Mais ce qui est également remarquable, c'est que chaque repas est
pris dans un endroit bien précis : chaque repas / chapitre a un titre
composé du plat mangé par le héros et par l'endroit où il prend ce
repas. Ainsi le scénariste Masayuki Kusumi en profite pour nous offrir
un kaléidoscope de vues sociologiques de tel ou tel quartier et de telle
ou telle population qui fréquente les restaurants locaux. On croise
ainsi peu ou prou l'ensemble de la population japonaise, notamment
tokyoïte, dans ce qu'elle a de plus divers.
« Le Gourmet solitaire » offre ainsi un autre regard à la fois sur le
Japon mais aussi sur l'art de Taniguchi et plus largement sur celui du
manga ou de la BD. Composé de 18 courts chapitres, construits à peu près
de la même façon, c'est un moyen pour le dessinateur et le scénariste
de se libérer par la contrainte. Et ainsi, touche après touche, les deux
auteurs nous plongent dans le Japon d'aujourd'hui (du moins celui de la
fin des années 90), avec une grande richesse sociologique et même une
certaine poésie.
Et on parcourt cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. Comme c'est la
première fois que je l'ai lu, j'ai enchaîné les chapitres les uns après
les autres, mais on peut sans peine picorer un chapitre de ci de là,
revenir en arrière, s'arrêter sur un plat, un quartier ou une ambiance
qui retiennent notre attention. Comme ce gourmet solitaire, qui suit son
instinct pour découvrir de nouvelles saveurs ou retrouver des saveurs
aimées, nous pouvons lire ce manga à notre guise. On trouve toujours
quelque chose d'intéressant dans chaque chapitre / histoire. Alors quand
on s'intéresse à l'histoire, à la civilisation japonaise, à son art et à
sa gastronomie, « Le Gourmet solitaire » est un festin royal, un vrai
régal.
En parallèle, les auteurs dépeignent en filigrane la vie d'un homme
japonais contemporain. A travers les repas qu'il prend et les lieux où
il se rend, Goro Inogashira révèle beaucoup de sa personnalité et de son
histoire personnelle, faite de certaines déceptions, notamment
amoureuses. C'est peut-être (sans doute même) son attrait prononcé pour
le travail qui lui a fait perdre le cœur de femmes ne demandant pas
autre chose que son attention. Si tant est que son travail relève d'un
choix vraiment voulu. Car on sent que c'est finalement à table, partant à
l'aventure d'un restaurant connu ou inconnu, que notre héros trouve
l'apaisement. En prenant du plaisir à se sustenter... tout en repensant à
des souvenirs passés, définitivement passés... Nos auteurs illustrent
ainsi mieux que personne, avec beaucoup de finesse et de retenue, toutes
les tensions, les contradictions et les désillusions des Japonais
d'aujourd'hui, tiraillés entre tradition et modernité... presque perdus
entre ces deux forces opposées.
Quelques mots également sur la belle édition Casterman. Elle regroupe
« Le Gourmet solitaire » et « Les Rêveries d'un gourmet solitaire ».
Composée de 32 chapitres, les 18 premiers appartiennent donc au premier
volume, les 14 autres au second. L'ouvrage est de très belle facture, et
surtout, ce qui est appréciable, c'est qu'à presque chaque chapitre,
sur la page de garde, des précisions nous sont données sur tel plat,
telle coutume, tel quartier, telle population d'habitués, permettant de
mieux percer et comprendre la complexité des mœurs japonaises. Sans
cela, on passerait à côté de beaucoup de choses. Et encore, le
traducteur précise en préface que certaines choses lui échappent, c'est
dire toute la subtilité d'une civilisation décidément bien mystérieuse.
Au total, le ton général de ce manga est particulier, et je dois dire
assez réjouissant, tant on se croirait plongé au cœur du Japon, assis à
la table de Japonais tantôt réservés tantôt expansifs, ou au comptoir
d'un petit restaurant de quartier à la cuisine simple mais délicieuse.
L'atmosphère de cet ouvrage est à la fois légère et profonde, gourmande,
généreuse, poétique... mais aussi foncièrement mélancolique. Le titre
de cet ouvrage est explicite : notre gourmet est solitaire. Et quelqu'un
qui mange seul... c'est toujours un peu triste...
[3/4]