Film rare, « Le Meurtre de l'ingénieur
diable » est l'unique long métrage réalisé par Ester Krumbachová, célèbre
artiste polyvalente qui a travaillé en tant que co-scénariste, directrice
artistique et costumière pour certains des plus grands films de la Nouvelle
Vague tchécoslovaque, comme « Les Petites Marguerites » de son amie
Věra Chytilová ou « Les Diamants de la Nuit » et « La Fête et
les invités » de son mari Jan Němec.
Ici, elle peut exprimer pleinement ses nombreux talents, et livre une satire drôle et féroce des rapports hommes/femmes. Elle dénonce les travers des hommes, dans un geste féministe, même si à l'époque elle ne se revendiquait pas comme telle. On retrouve donc bien des similitudes avec « Les Petites Marguerites », dans son esthétique mais aussi et surtout dans cette attaque en règle contre le masculinisme et le patriarcat. Mais ce long métrage a un style bien à lui, complètement délirant, avec une bonne dose de surenchère et d'absurde.
Conforme visuellement au style d'Ester Krumbachová, il fait très années 1960 et est un peu daté sur la forme, mais c'est aussi ce qui fait son charme. Son propos est en tout cas très moderne et avant-gardiste, anticipant de 50 ans les combats féministes d'aujourd'hui (on a – entre autres – un très bel exemple de mansplaining).
Ce film doit beaucoup à son acteur masculin, Vladimír Menšík. Son physique particulier et son jeu le rendent génialement horripilant : il joue le diable en personne, un homme particulièrement glouton (vorace même !), égoïste, imbu de lui-même… Et il martyrise l’héroïne principale, jouée par une excellente Jiřina Bohdalová, assez ambivalente : on sent qu’elle veut se libérer, mais elle est complètement sous l’emprise de cet « ingénieur diable » (ing. Čerta en tchèque), soumise presque à cet homme malfaisant avec lequel elle veut se marier.
Si Ester Krumbachová dénonce la toxicité masculine, elle dénonce aussi la passivité des femmes, prêtes à tout pardonner à leur homme, pourvu qu’il leur montre un attachement, même feint… S’affirmer pour une femme revient donc à lutter, contre la société patriarcale, mais aussi contre ses propres biais de femme, alimentés par une éducation mettant l’homme au centre de tout.
« Le Meurtre de l’ingénieur diable » évoque tout cela, mais sans être jamais pontifiant ou didactique. Tout passe par l’image, des dialogues savoureux et la suggestion. Il s’agit d’un film très drôle, avec pas mal de sous-entendu, tout en ayant un côté absurde et surréaliste typique du cinéma d’Europe Centrale de ces années-là. Il est d'ailleurs étonnant que ce long métrage n'ait pas été censuré, car son propos est très osé ! Mais la censure d'état rattrapera après coup Ester Krumbachová, qui ne pourra plus réaliser de film...
S’il n’est pas un grand chef-d’œuvre du genre, « Le Meurtre de l’ingénieur diable » est une petite pépite de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, qui vaut le détour. La récente restauration par les Archives Nationales du Film de Prague (Národní filmový archiv – NFA) devrait nous permettre de redécouvrir ce film oublié, qui fut également un jalon dans l’histoire des films réalisés par des femmes.
[3/4]