dimanche 26 août 2012

« Le Lotus Bleu » d'Hergé (1936)

    La suite des « Cigares du pharaon ». « Le Lotus Bleu » est l'occasion pour Hergé de nous dépeindre une Chine sous domination japonaise et européenne, pauvre, sordide, gangrénée par l'opium. Tintin est l'hôte du Maharadjah de Rawhajpoutalah, quand un chinois vient lui demander de l'aide, pour Shanghai. Aussitôt Tintin s'embarque pour la Chine, où il fera la rencontre de personnages attachants. Citons le vénérable Monsieur Wang, et son fils, Didi, mais aussi Tchang, qu'il sauve de la noyade, inaugurant une longue et indéfectible amitié (nous aurons des nouvelles de Tchang dans « Tintin au Tibet »). Dans cet album, Tintin poursuit sa lutte contre les trafiquants d'opium. Et il aura fort à faire : il retrouvera aussi de vieux ennemis dans cet opus. L'intrigue du « Lotus Bleu » est l'une des plus complexes et des plus denses des aventures de Tintin. A ce titre, il s'agit d'un des chefs-d'œuvre d'Hergé. Les personnages sont fouillés, le dessin est limpide, les couleurs sont très belles, le rythme trépidant... Dommage que tout l'album n'ait pas été entièrement redessiné, comme les quatre premières pages... Néanmoins il s'agit là d'un des meilleurs albums exécutés par le célèbre dessinateur belge, grâce lui soit rendue! Incontournable.

[4/4]

« Les Cigares du pharaon » d'Hergé (1934)

    Le quatrième album des aventures de Tintin réalisé par Hergé est un concentré de ce qui fait le succès de la série. De l'action, de l'exotisme, des aventures trépidantes menées tambour battant, du mystère, des méchants, le grand cœur de notre jeune héros et son fidèle chien Milou, les Dupondt... Tintin fait route pour l'Extrême-Orient, en direction de Shanghai. Sur le bateau, il rencontre un égyptologue farfelu, Philémon Siclone, qui va l'entraîner à sa suite dans la recherche de la tombe d'un pharaon disparu, Kih-Oskh. Mais tout ne se passera pas comme prévu, et Tintin se fera embarquer dans une intrigue qui le dépassera. Il faut louer la science du découpage d'Hergé : le rythme ne se relâche jamais, maîtrisé à la perfection, il permet à l'auteur belge d'enchaîner les épisodes et les gags sans discontinuité, à une vitesse insolente (il lui suffit de 62 pages pour planter le décor et dérouler la trame de son scénario, lui-même d'une grande richesse). Louons aussi la qualité des dessins, caractéristiques de la fameuse ligne claire imposée par Hergé à ses collaborateurs du Journal de Tintin (Jacques Martin et Edgar P. Jacobs – momifié sur la couverture et page 8 – entre autres). Et la couleur est tout autant maîtrisée! De très joli coloris et des teintes très diverses égaillent l'album de bande dessinée. Tout cela fait des « Cigares du pharaon » un album en tout point réussi. Bref, un vrai petit chef d'œuvre du neuvième art! La quintessence de l'art d'Hergé.

[4/4]

jeudi 2 août 2012

« Les Enfants de Belle Ville » (Shahr-e ziba) d'Asghar Farhadi (2004)

    Un beau film sur le pardon! « Les Enfants de Belle Ville » démontre le savoir-faire d'Asghar Farhadi en matière d'écriture. Il déploie une intrigue qui s'étend à plusieurs niveaux, dont les écheveaux s'entremêlent subtilement, jusqu'à former un nœud douloureux : un véritable dilemme cornélien. Akbar vient tout juste d'avoir 18 ans. Il est prisonnier pour meurtre, et cela signifie pour lui qu'il peut désormais se faire exécuter du jour au lendemain. Son ami Ala tentera alors l'impossible pour pousser le père de la victime à pardonner le meurtrier de sa fille. « Les Enfants de Belle Ville » est un long métrage sur le rachat de sa faute et la miséricorde, voire la miséricorde divine. C'est aussi un tableau saisissant de l'Iran des déshérités, manquant de tout, à la merci du mal, baignant dans le sordide dont ils peinent à s'extirper. Asghar Farhadi nous conte le chemin de croix d'un père anéanti, vivant dans le deuil depuis des années, emmuré dans son chagrin. Il nous conte aussi le destin de deux familles inextricablement mêlées dans une affaire qui les entraîne au plus profond d'eux-mêmes. Firouzeh, la sœur d'Akbar, doit choisir entre son frère et Ala ; Ala doit choisir entre son amour pour Firouzeh et son amitié indéfectible envers Akbar ; le père de la victime doit choisir entre le souvenir de sa fille défunte et la vie, et même celle de son autre fille handicapée... Dommage qu'Asghar Farhadi nous plante là, finissant son film sur ces choix à prendre, que nous ne verrons pas s'accomplir. Car pour le reste il réalise un sans faute, un long métrage brillamment interprété, écrit de main de maître, et joliment réalisé, avec simplicité. Une preuve de plus de la richesse du cinéma iranien.

[2/4]

samedi 28 juillet 2012

« Lettres de mon moulin » d'Alphonse Daudet (1869)

    Dans son ouvrage, Alphonse Daudet nous offre près d'une trentaine de chroniques provençales, qui fleurent bon le parfum de la garrigue, les cigales, le soleil, la chaleur du sud. Autant de petites fantaisies tantôt amusantes, tantôt mélancoliques. Daudet nous conte les (més)aventures de toute une galerie de personnages tous plus truculents les uns que les autres. Maître Cornille et son moulin qui continue fièrement de tourner quand tous ses confrères ont dû arrêter, en raison de l'industrialisation galopante, Monsieur Seguin et sa chèvre qui a soif de liberté, la mule du pape maltraitée par un gredin, le curé de Cucugnan et sa paroisse réfractaire à la parole de Dieu, le célèbre poète Mistral, dom Balaguère, tenté par le diable, et ses trois messes basses, le révérend père Gaucher et son fantastique élixir... Avec un style dépouillé et limpide au possible, Alphonse Daudet nous emmène avec grâce dans le sud de la France, et même le nord de l'Afrique. Vous l'aurez compris, les « Lettres de mon moulin » se lisent très facilement et promettent de passer un moment ensoleillé, plein d'humour et de tendresse. Un petit classique, à lire sans hésiter.

[3/4]

jeudi 5 juillet 2012

« Régime sans pain » de Raoul Ruiz (1986)


Les bras m’en tombent… N’importe quoi! «Régime sans pain» est un film que l’on pourrait qualifier positivement de barré, de déjanté et d’absurde et, négativement, de débile, sans queue ni tête, et affreusement kitsch… Pourtant, le film garde pour lui un atout précieux qui fait que l’on pardonne aisément Ruiz pour ce ratage : «Régime sans pain» est drôle dans son absurdité et ne génère jamais l’ennui. On finit rapidement par comprendre qu’il va nous falloir considérer le film avec une grande légèreté, et celui-ci se dote alors d’un certain charme. Les costumes extravagants, les coupes de cheveux à la Desireless, la musique ringarde du duo Angèle et Maimone (groupe français de new wave des années 80), également acteurs principaux du film, et le look général du film décrochent inévitablement au spectateur qui a connu ces années quelques sourires sympathiques. Mais pour le reste… Que c’est débile! Jugez plutôt : dans la principauté rock du Vercors, le prince Jason III, qui ressemble à un mannequin de salon de coiffure, voit son audience télévisée décliner. C’est le signe de sa mort imminente dans un accident de voiture rituel. Refusant de se soumettre à ce sort, il fuit dans la banlieue des émigrés catholiques où il est retrouvé par une bibliothécaire paralytique, animée d’un amour intellectuel pour lui. Celle-ci le confie à un professeur psychothérapeute coiffé comme le Robert Smith des Cure, qui le dépersonnifie puis le repersonnifie pour en faire son propre successeur, Jason IV. Voilà pour le scénario, à qui l’on ne reprochera pas de manquer d’originalité!… Le tout est entrecoupé de séquences absurdes et de scènes qui s’apparentent à des vidéo-clips des chansons du duo de comédiens-chanteurs. On comprend pas toutes les allusions que le cinéaste glisse dans les répliques souvent impénétrables du film, que l’on pressent pourtant drôles. Mais l’humour de Ruiz nous échappe grandement… Et c’est bien plutôt ce sentiment d’assister à un vaste délire de cinéaste, qui s’amuse à pasticher son époque, qui engendre, dans l’ensemble, un certain effet comique. Rajouté à cela une esthétique particulière, qui accentue l’étrangeté du film (ciels peints en orange par exemple), et on se retrouve face à quelque chose de tout à fait singulier, qui a au moins le mérite de son originalité et de son décalage hautement assumé, même s’il semble difficile à qui que ce soit de suivre Ruiz sur des chemins qu’il emprunte résolument en solitaire. Au final, le film laisse en mémoire un souvenir plus sympathique que d’autres films du cinéaste, se voulant plus sérieux et moins légers, mais sans âme («Les âmes fortes» par exemple). Ruiz est décidément un cinéaste surprenant, que l’on continue à aimer, et qui reste attachant, même dans ses plus grands ratages. 

[1/4]      

« Les Frères Karamazov » (Brat'ya Karamazovy) de Fiodor Dostoïevski (1879)

    Prodigieux ouvrage, « Les Frères Karamazov » figure sans conteste au panthéon de la littérature mondiale. Sigmund Freud voit en lui « le roman le plus imposant qu'on ait jamais écrit », et ce n'est pas moi qui le contredirai. Ce livre nous conte l'histoire de Fiodor Karamazov et de ses trois fils, chacun ayant un caractère bien à lui et se trouvant plongé dans une intrigue qui les dépasse, un horrible meurtre. Tout le génie de Dostoïevski réside en ce qu'il parvient à littéralement donner vie à des personnages démesurés, au caractère bien trempé, et totalement inoubliables. Chacun des frères Karamazov illustre pourrait-on dire une facette de la personnalité de l'écrivain russe. Dmitri, l'ainé, est bouillonnant, spontané, colérique, il incarne à lui seul l'homme russe. Ivan quant à lui est un intellectuel, un libre penseur athée, typique du XIXème siècle. Aliocha, enfin, représente l'aspiration à la sainteté, il est réservé, sage, étonnamment mûr pour son âge.  Et comment oublier le personnage pivot du roman, sur lequel plane son ombre : le sensuel Fiodor Pavlovitch Karamazov, père débauché et indigne. Tout au long du roman, les évènements tissent leur trame et nous entraînent dans un tourbillon d'idées, de ressentiment, de rage, d'humanité dans ce qu'elle a de plus viscéral, de plus fou. Un peu à la manière de « Crime et châtiment », nous plongeons dans les bas-fonds de la Russie, dans ce qu'elle a de plus sordide sans pour autant tomber dans le misérabilisme ou la bassesse. Dostoïevski a une certaine noblesse d'âme qui fait que ses personnages conservent une certaine dignité, même dans les cas les plus désespérés. De nombreux passages sont remarquables et figurent parmi les plus belles pages jamais écrites. Et les personnages sont esquissés à merveille, ils vous hanteront longtemps encore après que vous ayez refermé ce livre. Je ne peux donc que vous inviter à prendre le temps de lire cet ouvrage fort imposant, vous en serez marqués à jamais pour peu que vous teniez le coup des 900 pages. Un véritable chef d'œuvre de la littérature mondiale (Freud le place avec raison à côté de l'« Œdipe Roi » de Sophocle et de l'« Hamlet » de Shakespeare).

[4/4]

dimanche 1 juillet 2012

« Les Temps modernes » (Modern Times) de Charlie Chaplin (1936)

    « Les Temps modernes » est une brillante et acerbe critique de la société industrielle de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Charlot, comme toujours l'élément perturbateur qui vient gripper le système, ne peut s'adapter à un environnement aussi aliénant. Il porte en lui les séquelles du travail à la chaine, qui fait davantage de lui une sorte d'automate qu'un homme. En effet, si l'homme s'accomplit dans le travail, c'est peu dire que ce n'est pas au poste que tient Charlot, dont les tâches sont divisées et réduites à l'extrême. Avec beaucoup d'humour, Charlie Chaplin nous dépeint la condition de ces travailleurs acharnés, qui doivent leur survie au bon fonctionnement de machines gigantesques, qui avaleront littéralement quelques uns de nos protagonistes. On peut à cet égard faire un parallèle avec le Moloch du « Metropolis » de Fritz Lang, cette machine inhumaine à la gueule béante, sorte de divinité démoniaque des temps modernes. Bien évidemment, Charlot ne pourra pas s'adapter aux cadences de travail, et de maladresses en maladresses finira en prison. Il rencontrera par la suite une gamine orpheline, qu'il tentera tant bien que mal de sauver. Drôle et intelligent, encore un film de Chaplin exemplaire, un véritable classique du septième art.

[4/4]

vendredi 29 juin 2012

« La Ruée vers l'or » (The Gold rush) de Charlie Chaplin (1925)

    Un excellent film de plus pour Charlie Chaplin. « La Ruée vers l'or » nous conte l'histoire d'un prospecteur esseulé, Charlot, comme beaucoup à la recherche d'or dans le Klondike, en Alaska, à la fin du XIXème siècle. Ses aventures enneigées le mèneront à rencontrer aussi bien Big Jim ou Black Larsen, deux chercheurs d'or plus ou moins crapuleux, qu'un ours ou que la belle Georgia, danseuse dans un saloon. La mise en scène est comme toujours inventive, les gags sont très amusants, Charlot est toujours aussi maladroit et drôle malgré lui, et surtout Chaplin nous dresse un tableau éprouvant de la condition humaine, quand elle se heurte à la quête insensée de richesse et de gloire. Saluons aussi la musique signée Charlie Chaplin, qui rappelle même parfois Debussy. A voir!

[4/4]

« Faust » de Alexandre Sokourov (2012) – (2)


Le dernier film de Sokourov divise. Car «Faust» est un film difficile, exigeant, qui ne mûrit qu’après la projection (et si l’on fait l’effort d’y resonger sérieusement) et qui ne fait aucune concession sur ses choix artistiques. Pour peu que le spectateur les refuse, le risque pour lui de voir le film à distance, sans jamais s’impliquer, est grand. Après deux visions, j’estime quant à moi qu’il s’agit d’un chef d’œuvre, et sans galvauder le terme: je parle bien d’une œuvre majeure comme il en sort même pas une tous les 5 ans sur nos écrans (je vous préviens, mon avis sera tranché: à ceux qui ne supportent pas les superlatifs, cette critique sera pénible)… A mon sens, avec «Faust», le cinéaste russe réalise certainement son plus grand film depuis «Journées d’éclipse» en 1988, surpassant peut-être même ce dernier par l’incroyable richesse et densité de son œuvre… Et lorsqu’on regarde les merveilles qui ont jalonné la filmographie du cinéaste entre ces deux films séparés de plus de 20 ans (en vrac : «Pages cachées», «Mère et fils», «Le soleil», et quelques élégies d’une beauté et d’une poésie remarquables, telle «Elégie de la traversée»), cela souligne à quel point ce «Faust» est, à mes yeux, immense.
Le film s’ouvre par un plan cosmique sur un miroir se balançant dans les cieux, accroché aux nuages, avant que la caméra ne se rapproche d’un petit village allemand indéterminé, qui sera le lieu du drame. Ce premier plan ouvre déjà un océan d’interrogations… Que nous dit ce miroir que Sokourov a posé là? Est-il une métaphore du cinéma comme reflet du réel et du monde, mais un reflet déformant, transfigurant (d’où alors les nombreuses anamorphoses et distorsions de l’image très présentes dans ce film, et bouleversant totalement la perception du spectateur, notamment par l’aplatissement et la quasi disparition des perspectives)?  Reflète t’il les autres films de la tétralogie de Sokourov sur le pouvoir et la puissance, comme le cinéaste le souffle lui-même dans le générique de fin, nous conduisant à une relecture totale de l’œuvre dans son intégralité? Oui, sûrement, mais ce miroir qui pend du ciel peut surtout donner lieu à une plus profonde lecture métaphorique, qui rappelle un autre grand film russe, le «Solaris» de Tarkovski: l’homme, représenté ici par Faust, cherche la réponse au grand mystère insondable de la vie, il interroge Dieu et lève le nez au ciel; il ne trouvera pour réponse que son propre reflet, Dieu apparaissant, pour Sokourov (ou tout du moins pour Goethe, puisque Sokourov ne fait ici que retranscrire l’une des pensées profondes de l’œuvre du poète allemand, qu’il a donc parfaitement lue), comme une émanation de l’homme. Dieu comme reflet de l’homme et ici, comme le film ne cessera de le développer, le Diable comme reflet de l’homme, comme reflet de Faust. Sokourov multipliera d’ailleurs les parallèles entre Mauricius (Méphistophélès) et son maître, Faust, dans un ballet mimétique agité. Mauricius n’est que l’incarnation, la représentation physique des désirs de Faust. Dit autrement, le Diable est la représentation des possessions de l’homme; il lui est peut-être extérieur (plus pour longtemps, comme nous le verrons), mais il en est une incarnation, il en est l’âme (qu’il réclame donc comme son dû). C’est là que le film de Sokourov, par l’ambivalence riche de sens qu’il donne à la figure du Malin, s’avère bien plus dense et profond que le «Faust» de Murnau, qui se limitait quant à lui à l’opposition binaire du Mal contre le Bien, de Dieu contre le Diable (attention, le «Faust» de Murnau reste un très grand film, mais à la portée plus modeste, puisque focalisé sur le conte populaire, sur la légende). Sokourov échappe par ailleurs à la vision noire et purement pessimiste de l’humanité, et enrichit encore davantage cette ambivalence en refusant de supprimer Dieu, puisque ce n’est pas Sa parole qui est intrinsèquement la source de la perversion, mais l’incompréhension et la mauvaise interprétation que Faust fait de Cette parole (la séquence du prologue de l’évangile de St Jean, «Au commencement était le verbe», ici interprété à l’envers par Faust)… Dieu sera même clairement d’une séquence de lumière ahurissante, comme incarnation de l’amour.
A la fin terrifiante de son film, Sokourov nous montre, sous une tonalité complètement apocalyptique, la mort du Diable, la mort du Mal en tant qu’entité théorique, en tant que création de l’esprit, séparée de l’homme. Les deux finissent par fusionner; Faust, devenu fou, intériorise le Mal qui fait désormais partie intégrante de l’homme, et marche vers le 20ème siècle et ses innombrables crimes. La tétralogie du cinéaste adopte alors parfaitement la forme circulaire souhaitée: à l’horizon vers lequel se dirige Faust, se profile le Moloch du premier volet. C’est pourquoi, si le film de Sokourov peut bien, au final, être considéré comme un récit mythique, c’est parce qu’il nous narre l’origine de l’homme du 20ème siècle, l’origine de l’homme "moderne". Il n’est pas hasardeux que cet homme soit un scientifique, avide de connaissance, en quête de la compréhension absolue, et que cet homme recherche scientifiquement, par la dissection froide et mécanique des cadavres, la place de l’âme humaine… Il n’est pas hasardeux que cet homme, ou plutôt son assistant jaloux, cherche à se substituer à Dieu en reproduisant la vie, ne donnant finalement naissance qu’à un monstre de souffrance (un autre monstre créé par l’homme, tel Mauricius), qui périra lamentablement dans les débris d’un bocal… Il n’est pas hasardeux non plus que cet homme soit incapable de voir la présence divine autour de lui, dans la simplicité et la beauté de l’existence, dans la magnificence d’une nature généreuse… Incapable de se rendre compte de cette présence qui l’entoure et le suit : là un échassier, là un ours, là un hibou… «Le Dieu qui se réfugie dans ma poitrine, qui peut agiter profondément mon âme, qui domine toutes mes forces, hors de moi est impuissant» se lamente t’il, sans se rendre compte de l’orgueil démesuré que ces paroles traduisent puisqu’elles le confondent avec Dieu lui-même… 
Sokourov est un grand résistant à la modernité. Il s’attaque là à l’origine du mal qui ronge le monde, cette dimension prométhéenne de l’homme moderne, dominé par la raison. On voit facilement se dessiner derrière la déambulation physique et mentale de Faust toutes les monstruosités à venir du 20ème siècle, monstruosités qui doivent tout à un certain esprit, une certaine rigueur scientifique: les guerres, l’industrialisation de la mort, l’apparition et la menace irréversible du nucléaire qui plonge une humanité désormais capable de s’autodétruire dans l’absurde, les manipulations génétiques, l’eugénisme, l’individualisme forcené, la destruction de la nature, etc… Le Malin se réjouira ainsi de voir par un télescope, dans une poétique projection du futur, un singe danser sur la Lune, signe de l’avènement proche du règne de la science… Mais cette vision ambivalente que Sokourov nous offre du Méphistophélès de Goethe ne représente qu’une partie des significations multiples proposées par ce film dense, d’une profondeur vertigineuse, et qui ne peut en aucun cas être appréhendé intégralement en une ou même deux visions. Il y aurait tant à en dire, que cette critique pourrait rapidement virer en un indigeste pavé… Un autre format s’imposera alors pour reparler de ce «Faust».
Quelques mots tout de même sur la forme du film, tant là aussi le cinéaste réalise une œuvre magistrale, d’une beauté époustouflante, et appuyée sur un travail de mise en scène d’une cohérence folle avec son sujet. Le format déjà. Pour illustrer le sentiment d’enfermement de Faust dans sa simple condition d’homme (condition qu’il refuse, origine de ses maux, ne voyant pas justement en cette simplicité la voie vers la liberté et le bonheur), pour montrer sa claustrophobie de l’existence mortelle et sa quête désespérée et forcément vaine d’un "mieux", d’un "plus", d’un absolu du sens, Sokourov propose son film dans un format 1:33 étriqué tel qu’on n’en voit plus sur grand écran depuis longtemps. Dans ce cadre carré, resserré, les personnages n’ont pas la place de se déplacer librement et ne cessent de se bousculer, de s’entrechoquer. Le format de l’image détermine l’espace de vie des personnages, le hors champ n’existe plus. Il leur faut alors se serrer et forcer le passage pour ne franchir qu’une porte… Ce sentiment d’enfermement peut contaminer le spectateur, qui peut avoir parfois du mal à trouver des respirations au milieu de cette densité: c’est le prix d’une mise en scène exigeante, intelligente et cohérente. Il me faut aussi parler du travail prodigieux, jamais gratuit, que le cinéaste réalise sur l’image. Dès l’arrivée de Faust dans l’antre de Mauricius, l’image se déforme: le Diable déforme la réalité, déforme l’image, il est le maître de l’illusion et déjà, Faust flotte dans un entre-deux monde… Rien ne résiste aux distorsions qu’impose le Malin, pas même le corps de celui-ci, amas informe de chaire molle, où le sexe, sexe de garçonnet, est positionné au-dessus des fesses. Comme à son habitude, Sokourov travaille l’image comme un peintre, et si on retrouve ici Caspar David Friedrich et Herri met de Bles dans les extérieurs, c’est bien Rembrandt qui est constamment convoqué dans les intérieurs, aux côtés de Vermeer, ou encore, de David Teniers… Les nuances de gris, d’ocre et de brun sont déclinées sur des palettes d’une richesse exceptionnelle, dans une lumière en clair-obscur incroyable, avec cette omniprésence du vert qui rappelle le travail sur la couleur déjà réalisé pour «Moloch» (une tétralogie à la forme circulaire disais-je, nous retrouvons donc ici le vert du volet initial, tout comme nous retrouvons la langue allemande…). Quant au son, il est étouffé, pas toujours très clairement audible, ce qui donne l’impression d’un film en sourdine et augmente la sensation de confinement. Les dialogues sont très présents, envahissants même, si bien qu’ils deviennent une sorte de musique d’accompagnement du film, soulignée par des aboiements récurrents de chiens et la musique lancinante d’Andrey Sigle. Cette musique d’accompagnement assez étouffante trouve son sens profond dans le contraste qu’elle créé avec les moments de silence, qui deviennent alors saisissants de solennité, et absolument magiques. On notera à cet égard deux des plus belles séquences vues au cinéma depuis des années et qui se répondent en miroir (encore cette réflexion du film): un bain de lumière et d’amour suivi d’un bain de ténèbres et d’amour… «Faust» est un film exceptionnel, dont on ne fait que commencer à sonder et à explorer les infinies richesses. Chaque scène est chargée de sens, que ce soit du point de vue du travail d’adaptation littéraire (Sokourov a manifestement réalisé un gros travail de lecture, presque d’exégèse, de l’œuvre de Goethe), du point de vue politique et historique, du point de vue religieux et spirituel, le tout traité sous une forme poétique admirable… Une œuvre imposante qui n’a d’ailleurs peut-être pour seul défaut que sa grandeur écrasante, son intimidante stature de film somme (stature que le cinéaste s’efforce pourtant d’adoucir par l’humour, le burlesque et le grotesque). On reparlera, pour sûr, de ce «Faust»… 

[4/4]     

jeudi 28 juin 2012

« Elena » (Елена) d'Andreï Zviaguintsev (2012)

    Andreï Zviaguintsev nous dresse là un beau portrait de femme. « Elena » c'est l'histoire d'une épouse, et surtout d'une mère exemplaire, courageuse et aimante, bien que sa famille ne lui montre pas toujours de la reconnaissance à hauteur de son engagement pour ses proches. C'est en effet l'occasion pour le cinéaste russe de nous brosser le tableau d'une Russie chancelante, ayant perdu ses repères et ses valeurs. Les jeunes ne songent plus qu'à jouer aux jeux vidéos, à boire ou à se battre, leurs parents étant au chômage, tandis que leurs ainés leur reversent chaque mois une part de leur maigre pension. Elena est pauvre, c'est une ancienne infirmière, et elle donne le maximum de son revenu à son fils oisif. Son mari, Vladimir, est riche quant à lui. Il a toujours travaillé et ne comprend pas comment sa fille a pu se débaucher à ce point. Elena et Vladimir se sont mariés voici deux ans, chacun perçoit comme un échec l'éducation de son enfant, et réprimande l'autre contre la mauvaise conduite de sa progéniture. Mais un jour un évènement vient changer la donne, le couple uni d'Elena et Vladimir commence à se fissurer. La mise en scène est bonne, sobre, pudique. Les acteurs sont excellents. Et la musique lancinante, signée Philip Glass, vient rehausser le tout. « Elena » ne possède pas la puissance du « Retour » ou du « Banissement ». C'est donc une légère déception. Mais c'est tout de même un joli film, sur l'amour invincible d'une mère.

[2/4]