vendredi 11 août 2017

« L'Impossible Monsieur Bébé » (Bringing up Baby) de Howard Hawks (1938)

    Véritable bide à sa sortie, « L’Impossible Monsieur Bébé » divise encore aujourd’hui les spectateurs, et pour cause : son humour particulier ne plaît pas à tout le monde. Assez bizarrement, soit on est conquis par ce film, soit on lui est totalement indifférent, voire on le rejette vigoureusement. Pour ma part, je fais partie des gens pleinement charmés par ce long métrage délicieusement absurde et facétieux. Rares sont les films comiques à traverser le temps, l’humour étant souvent très contextualisé, affaire d’une culture et d’une époque bien particulières. Mais je trouve que celui-ci a de très beaux restes et confine à l’universel, j’en veux pour preuve son efficacité toujours aussi redoutable en cette année 2017, près de 80 ans après sa sortie ! C’est bien simple, à partir du moment de la robe déchirée, je ne me suis quasiment pas arrêté de rire jusqu’à ce que le film s’achève. On assiste à un véritable festival de gags, mélange de slapstick et de screwball comedy du meilleur goût. Le couple de personnages principaux y est pour beaucoup : Cary Grant en scientifique naïf et maladroit est irrésistible, et Katherine Hepburn en gaffeuse monumentale est inoubliable et génialement horripilante, à mon sens dans l’un de ses tous meilleurs rôles. Pourtant, ce long métrage sera un tel échec qu’elle devra retourner faire du théâtre pour un moment, le temps de se refaire une crédibilité… Dommage que le film n’ait pas trouvé son public à sa sortie, car l’humour y est très fin, avec un sens du comique très élaboré, les gags s’étalant souvent sur plusieurs minutes, dans un engrenage qui mène progressivement à la chute et à l’éclat de rire. Il ne s’agit pas d’un comique facile, pour autant il est tellement évident et arrive de façon tellement naturelle malgré l’improbabilité des évènements qu’il frappe juste et s’avère terriblement contagieux. Regarder ce film à plusieurs est d’autant plus réjouissant ! Surtout que la galerie de personnages secondaires est tout aussi appréciable que le couple de protagonistes principaux. J’ai notamment un coup de cœur pour le personnage du major Applegate, au centre d’une séquence proprement hilarante (à mon sens), que je revois toujours avec le même plaisir. Et c’est peu dire que des séquences d’anthologie, il y en a ! En bref, un immense film comique, mais pour l’apprécier, il faut dépasser les premières minutes d’exposition, tout à fait quelconques mais qui permettent de poser les fondations des ressorts comiques du long métrage. Une fois passé ce moment, dès que le long métrage démarre vraiment, je gage que vous passerez un excellent moment, en tout cas c’est tout le bien que je vous souhaite !

[4/4]

lundi 5 juin 2017

« Les Infiltrés » (The Departed) de Martin Scorsese (2006)

    A ma connaissance, « Les Infiltrés » est le premier et peut-être même le seul film de Martin Scorsese à traiter du grand banditisme sans être complaisant. Film d’action et à suspense, mais aussi film psychologique, duel impitoyable entre deux figures si proches et pourtant que tout oppose, deux infiltrés chacun dans le camp de l’autre : Leonardo DiCaprio, en flic intègre seul contre tous, et Matt Damon en jeune surdoué et taupe chez les flics, sous le patronage de son mentor, le parrain de la mafia locale, Frank Costello, magistralement interprété par Jack Nicholson. Film d’action donc, mais d’action sèche. L’habituel grand guignol scorsesien, manifestation de l’hubris, est personnifié par Nicholson. Mais le récit, ce qui se trame, les choix qui sont fait par les personnages, et leurs conséquences funestes, tout cela est traité avec une neutralité qu’on retrouve rarement chez Scorsese, qui réalise là comme une sorte de documentaire sur l’infiltration. La fin est à ce titre tout à fait illustrative : expéditive, terrible, et pourtant elle dit tout de la condition des deux protagonistes principaux, de leur situation sociale, affective, psychologique. Et de leurs choix, toujours. Rarement un film de Scorsese m’aura autant tenu en haleine. Je l’avais vu peu de temps après sa sortie, cela fait un peu plus de 10 ans. Je l’ai revu récemment et il n’a pas pris une ride. Sorte d’affrontement métaphysique, thriller policier bien plus complexe qu’il n’y paraît, c’est pour moi une vraie réussite dans le genre. L'opposition qui est faite entre le parcours des deux protagonistes principaux est très intéressante, et me fait penser à « Chien Enragé » de Kurosawa : la frontière qui différencie un gangster d'un policier est parfois (ou souvent ?) extrêmement ténue. Il suffit d'un rien pour qu'un homme bascule du « côté obscur », et toute la force de ce film réside dans le fait que le personnage de flic joué par DiCaprio aurait pu très bien tout abandonner pour devenir à son tour un gangster, tant son vécu est lourd de déconvenues familiales et sociales. Pour autant, contre toute attente, il tient bon. Et c'est ce qui fait toute la grandeur de ce personnage, intègre jusqu'au bout, de façon presque irraisonnée. Ajoutons à cela un casting excellent, avec Martin Sheen et Alec Baldwin et en particulier le savoureux personnage joué par Mark Wahlberg, et nous obtenons un remarquable film policier. Certes, je n’ai pas vu « Infernal Affairs », le film d’origine dont « Les Infiltrés » est le remake, cela explique peut-être mon engouement que certains trouveront démesuré. Il est vrai également que Scorsese ne fait pas non plus toujours dans la dentelle, et qu’on trouvera bien plus subtil. Toutefois à mon sens ce long métrage dénote dans la filmographie de Scorsese, en termes d’intensité et de profondeur (si si !), figurant dans ses meilleures réalisations, à réserver comme bien souvent avec lui à un public averti.

[3/4]

« Le Festin de Babette » (Babettes Gæstebud) de Gabriel Axel (1987)

    « Le Festin de Babette » s’inscrit dans la droite lignée d’« Ordet » de Carl Theodor Dreyer. Il en reprend l’esthétique soignée, le goût pour la fine exploration des sentiments humains et emprunte même des acteurs figurant dans les plus grands films de Dreyer (« Ordet » donc, ou « Jour de colère » par exemple). Certains des acteurs sont également des habitués d’Ingmar Bergman, et pour cause, Gabriel Axel se place aussi dans le sillage du cinéaste suédois. Il est une fois de plus question ici du rigorisme démesuré d’une petite communauté, quoique Gabriel Axel se montre plus bienveillant qu’un Bergman, se plaçant donc davantage en héritier de Dreyer. L’histoire, tirée d’une nouvelle de Karen Blixen, tient du conte : deux sœurs, véritables beautés dans leur jeunesse, courtisées sans qu’elles daignent consentir aux attentions de malheureux prétendants, se retrouvent dans leur vieillesse, vivant seules toutes les deux, à accueillir Babette, une jeune française (excellente Stéphane Audran) qui a fui la Commune. Celle-ci leur offre ses services en échange du gîte, et jour après jour leur fait à manger, en respectant l’ascétisme au menu de ces protestantes très pratiquantes. Quand un jour, Babette gagne au loto et hérite ainsi d’une importante somme d’argent. Elle décide alors d’offrir aux deux vieilles femmes et à leurs proches un dîner à la française, généreux et foisonnant, qui fera se délier les langues et retrouver un peu de joie de vivre à ces tristes sires. Personnage central lors du dîner, le général Lorens Löwenhielm, ancien prétendant éconduit de l’une des sœurs, que l’on avait découvert maladroit et falot dans sa jeunesse, se révèle ici, bien des années après, en étant le seul à oser prendre la parole et à vraiment savourer le repas et l’incroyable cadeau qui leur est fait. Il devient profondément humain, et lui qui semblait si frêle et insipide devient aimable et réjouissant au possible, comme transfiguré par l’âge et l’expérience de la vie. Bien sûr, son entrain dénote dans l’assemblée des dévots, tellement préoccupés par le « qu’en-dira-t-on » qu’ils n’arrivent pas à exprimer leur gratitude et à pleinement profiter du festin. Et pourtant, on sent que ce dîner leur fait beaucoup de bien. « Le Festin de Babette » est somme toute un film simple, mais profond. Véritable hymne à la cuisine française et à la générosité de ses chefs, mais aussi et plus simplement à la bonne chair et au plaisir simple (là encore) de la vie, mais aussi à l’amour et à l’amitié. Porté par d’excellents interprètes, Stéphane Audran (Babette) et Jarl Kulle (le général) en tête, c’est un petit chef-d’œuvre qui mériterait d’être plus connu ! A voir sans hésiter !

[4/4]

mardi 23 mai 2017

« The Revenant » de Alejandro González Iñárritu (2016)

    Deuxième long métrage d'Iñárritu que je regarde après « Babel ». La mise en scène est bien plus ambitieuse mais on retrouve certains défauts criants, j'y reviendrai. On a beaucoup parlé de ce film, depuis ses conditions de tournage jusqu'au rendu final, en faisant un énième soi-disant chef-d’œuvre... Quand on se penche un peu plus sur la question, on ne peut nier certaines qualité à ce long métrage : une esthétique soignée, des vues superbes des grands espaces américains, des acteurs de qualité, une histoire simpliste mais qui fonctionne plutôt bien et nous tient en haleine malgré la longueur du film. Si l'on s'en tenait à ce qui s'est fait ces dix dernières années, « The Revenant » pourrait presque paraître pour un grand, sinon un bon film. Maintenant si on le compare ne serait-ce qu'aux westerns de l'âge d'or d'Hollywood, genre auquel se rapproche le présent long métrage, on ne peut qu'être beaucoup plus circonspect. Car si on gratte un peu, sous le vernis de « film à Oscars » se cache en fait un banal rape and revange... L'esthétique tout d'abord, tient plus du jeu vidéo que du cinématographe. C'est flagrant dans les scènes de batailles tournées à 360 degrés : l'immersion est totale, il est vrai, mais ça en devient la fin, le but ultime, si bien que ça tourne rapidement à la bouillie visuelle sanglante. Sang qui fascine tout particulièrement Iñárritu puisque par deux fois il nous offre un plan d'au moins 5 secondes sur une mare de sang ou les boyaux d'une bête éviscérée, comme s'ils étaient dotés d'un quelconque beauté... De plus, les mouvements de grues et autres effets de focales utilisés rendent la caméra particulièrement présente, comme si Iñárritu voulait crier au monde entier le génie qu'il était... Le film est plus au service de son esthétique et de son égo que l'inverse. On est loin d'un « Rio Bravo » par exemple. Tient, puisque que j'évoque ce véritable chef-d’œuvre (pour le coup), parlons de ce qui tient lieu de scénario à « The Revenant ». Un homme se montre particulièrement odieux et sadique envers le héros, Hugh Glass, le laissant pour mort. Ce dernier survit et veut se venger. Point barre. Ça s'arrête là, voilà tout l'intérêt scénaristique du film. Il y a bien la relation vraiment touchante entre Glass et son fils, voire sa femme, mais c'est tellement utilisé à des fins racoleuses qu'Iñárritu passe à côté. Louvoyant entre pessimisme profond et vide total (la vengeance ne suffit pas à réparer ce qui a été fait, laissant le vengeur plus vide encore intérieurement ? Tiens tiens, on ne s'en doutait pas...), on est à des années lumières de l'humanisme ou simplement de la profondeur du film de Hawks ou d'un quelconque film de John Ford. Qui plus est, Iñárritu garde de « Babel » son goût pour le racolage cinématographique, la prise en otage du spectateur avec ses bons sentiments factices et ses grosses ficelles. Non, vous ne ressortirez pas grandis du visionnage de « The Revenant ». Alors y a-t-il toutefois un quelconque message à retenir du scénario ? Une quelconque analyse historique ? Même pas : le film n'arrive pas à la cheville d'un « There Will Be Blood », qui malgré sa démesure était un vrai brûlot contre l'Amérique puritaine et capitaliste. Là rien, nada, le néant... Finissons sur les acteurs : oui DiCaprio voulait et méritait son Oscar. Mais tout comme à Cannes, s'il faut se baver dessus et jouer dans des conditions extrêmes pour avoir une statuette, où va le cinéma je vous le demande ? James Stewart ou Toshiro Mifune avaient-ils besoin de tels excès pour laisser transparaître leur talent ? Mille fois non. CQFD. En bref, « The Revenant » n'est qu'un film de genre purement visuel, assez mégalomaniaque, avec quelques qualités mais franchement pas de quoi crier au chef-d’œuvre, loin de là...

[2/4]

lundi 22 mai 2017

« Kubo et l'Armure Magique » (Kubo and the Two Strings) de Travis Knight (2016)

    « Kubo et l'Armure Magique » est un long métrage d'animation ambitieux mais qui ne satisfait pas pleinement, malgré de grandes qualités et qu'il s'agisse d'une indéniable réussite pour un dessin animé américain (tenant plus souvent du divertissement que de l’œuvre d'art...) Sans doute est-ce parce qu'il est proche du coup de maître que je suis aussi exigeant... Tout d'abord l'animation : malgré un parti pris esthétique marqué au niveau du character design, le fait d'avoir choisi la technique de stop motion permet un rendu très artisanal et chaleureux du meilleur effet. De plus, il s'agit là d'une œuvre très inventive sur un plan visuel, avec beaucoup de séquences marquantes, sans parler des personnages, tous particulièrement réussis et savoureux. L'esthétique lorgne toutefois un peu du côté du jeu vidéo, se révélant parfois sombre voire glauque... « Kubo » est donc davantage à réserver aux jeunes (et moins jeunes) adolescents qu'aux enfants. Il est également tout à fait regardable par les adultes, malgré quelques facilités de scénario. En effet, s'il s'agit d'une histoire parfois émouvante et assez subtile, certains raccourcis scénaristiques l'empêchent de prétendre au titre de chef-d’œuvre de l'animation, auquel il aurait pourtant pu prétendre, vu les moyens que ses créateurs se sont donnés. Car malgré tout, il s'agit d'un récit initiatique prenant, et même captivant. L'histoire, symbolique (au point qu'il aurait mieux valu privilégier le titre originel « Kubo and the Two Strings » : « Kubo et les deux cordes » – moins vendeur il est vrai) est structurée à la façon d'un conte universel. Il s'agit de la quête d'un jeune garçon qui veut en savoir plus sur ses origines, et qui nous mène l'air de rien à réfléchir au lien qui nous unit à nos parents. Touchante histoire de filiation, il s'agit aussi d'un hommage à la culture et à l'art nippons. En effet, le récit se déroule dans une sorte de Japon féodal et magique. Hélas, il y a toujours cette patte américaine avec ce surcroît de bons sentiments qui dénature un peu l’œuvre. « L'américanité » du long métrage trouvant sa plus explicite manifestation dans la bande son très occidentale, décevante et insipide, qui souligne maladroitement les émotions dans le film, comme tout bon blockbuster lambda... Malgré tout, l'ambition visuelle déployée et le scénario haletant, qui plus est empli de poésie, rendent ce film fort appréciable. Une belle surprise dans un monde de l'animation de plus en plus standardisé et mercantile...

[3/4]

jeudi 18 mai 2017

« Le Chanteur de Gaza » (The Idol) de Hany Abu-Assad (2015)

    Un film touchant, qui témoigne on ne peut mieux de la situation en Palestine, sans pour autant en faire des tonnes. Hany Abu-Assad nous dépeint la trajectoire fulgurante de Mohammed Assaf, jeune Palestinien à la voix d'or qui va tenter envers et contre tous le concours de chant Arab Idol, l'équivalent de notre Nouvelle Star. Magistralement interprété, ce film est tiré d'une histoire vraie, même si elle est romancée. Mais ce qui fait sa force, plus encore que ses jeunes et talentueux interprètes, c'est finalement le ton du réalisateur, qui réussit à donner du relief à son film par un savant dosage entre humour et émotion. On rit beaucoup, on essuie quelques larmes, et on se prend au jeu, à souhaiter la victoire du jeune Mohammed, qui a traversé bien des épreuves pour en arriver là où il est. Le film débute sur son enfance plus que modeste, dans une ville de Gaza où les habitants manquent de tout. Avec quelques personnages et une économie de moyens qui force le respect, Abu-Assad parvient à matérialiser les oppositions de la société palestinienne, entre tradition, modernité et débrouillardise de tous les instants. De la situation des femmes à l'extrémisme religieux, Abu-Assad ne fait aucun mystère sur les zones d'ombres de la société en place. Pour autant il trace une voix pleine d'espoir et de bienveillance avec les parents du jeune Mohammed, mais aussi avec la figure du coach musical qui croit en lui, et plus encore avec nos jeunes héros qui incarnent le monde de demain. Pour toutes ces raisons, « Le Chanteur de Gaza » vaut largement le coup d’œil et réserve de très bons moments de cinéma. Et cerise sur le gâteau, la musique, principalement basée sur les chansons interprétées par Mohammed Assaf, est vraiment bluffante. En somme, une agréable surprise !

[3/4]

« Vacances romaines » (Roman Holiday) de William Wyler (1953)

    Un grand classique de la comédie romantique, qui doit tout à ses deux acteurs principaux, et notamment à la charmante Audrey Hepburn dans son premier grand rôle. Tout respire la joie de vivre et la fantaisie dans ce long métrage, avec en arrière plan une ville de Rome magnifiée par un noir et blanc et des cadrages de toute beauté. Tout concourt à en faire un film rafraichissant au possible, de la mise en scène sobre mais intelligente au scénario inventif, bien qu'il s'ancre dans les codes du genre. Mais l'âme de ce long métrage réside avant tout dans la jeune Audrey, avec un rôle qui semble taillé sur mesure pour elle. Effrontée, capricieuse mais aussi généreuse et amusante, rien ni personne ne lui résiste. Tous les ingrédients de la comédie romantique sont réunis, et si Capra a refusé de réaliser ce film, difficile de ne pas penser à l'une de ses œuvres, mètre-étalon du genre : « New York-Miami ». On retrouve le même état de grâce, avec en prime une complicité évidente entre Audrey Hepburn et Gregory Peck. Ce dernier n'est d'ailleurs pas en reste et joue à merveille le type faussement indifférent au charme de la demoiselle quelque peu délurée. Pas besoin d'en dire plus, ce film léger, fragile et euphorisant à la fois devrait vous faire fondre vous aussi !

[4/4]

samedi 13 mai 2017

« Taipei Story » (Qīngméi Zhúmǎ) de Edward Yang (1985)

    « Taipei Story » est un film davantage sociologique qu’à haute teneur artistique. Non pas qu’Edward Yang délaisse ici toute mise en scène. La qualité de la photographie, des cadrages, de l’ambiance, ne laisse aucun doute : ce long métrage est construit, finement poli, ouvragé. Mais Yang ne met pas l’accent sur l’esthétique, qui sert le propos et demeure assez convenue. Il ne met pas non plus l’accent sur un message particulier, « Taipei Story » est plutôt un film vaporeux, lent, qui dépeint le Taipei des années 80 par petites touches, que ce soit par des plans extérieurs de la vie urbaine ou par des personnages paumés et désabusés. A ce titre on a du mal à s’identifier à eux et à leurs choix pour le moins déconcertants. Mais là n’est sans doute pas le but d’Edward Yang. Ses personnages sont très réalistes, voire naturalistes. Des jeunes gens à l’avenir incertain et qui tentent de surnager dans un entre deux : une demie misère sociale et sentimentale, avec cependant dans les deux cas de quoi vivre (ou survivre). Rien de vraiment tranché. Les personnages hésitent : à s’engager, à partir vers les États-Unis et un monde qu’ils espèrent meilleur, à s’aimer… Hou Hsiao-Hsien est l’un des acteurs principaux de ce long métrage, et il se débrouille très bien. C’est aussi l’un des scénaristes, aux côtés d’Edward Yang, et on reconnaît sa patte : « Taipei Story » tient plus du constat, de la photographie d’une situation donnée. C’est sa force et sa faiblesse. Les scénaristes ne jugent pas les personnages. Mais ils en restent comme à la surface. Pas de recul, pas d’approfondissement de leur mal-être. Dès lors, comment ne pas y voir un simple objet visuel, à l’image de « Millenium Mambo » de Hou Hsiao-Hsien, qui poussera encore plus loin le truisme cinématographique ultra esthétisé ? Dommage que « Taipei Story » n’ait pas davantage de corps et d’intérêt… Quand on sait qu’Edward Yang a été capable de nous offrir la petite merveille qu’est « Yi Yi », on ne peut qu’être déçu par ce long métrage quelque peu brouillon. Un Yang mineur.

[2/4]

vendredi 12 mai 2017

« Colonel Blimp » (The Life and Death of Colonel Blimp) de Michael Powell et Emeric Pressburger (1943)

    J’ai dû m’y reprendre à plusieurs reprises pour venir à bout de ce film. Je l’ai regardé en quatre fois, et je comprends ceux qui n’ont pas été séduits par ce long métrage, qui semble durer plus longtemps qu’en réalité. Et pour cause, Powell et Pressburger refusent toute dramaturgie excessive : pas de suspense, pas de surprise, pas d’action véritable. Tout est subtil, et l’ellipse est souvent de mise. En réalité, les deux cinéastes se concentrent sur la vie de notre héros et plus encore sur ses sentiments. L’éponyme Colonel Blimp est à la base une caricature, une sorte de vieille baderne à moustaches de l’armée britannique. Mais par leur talent, Powell et Pressburger en font un hymne au sens de l’honneur et au flegme britanniques, loin du prosélytisme qu’on serait en droit d’attendre de ce film originellement réalisé à des fins de propagande. En effet, le major-général Wynne-Candy, ridiculisé au début de l’histoire, se révèle profondément touchant quand on en apprend davantage sur son histoire. Son histoire se mêle d’ailleurs à la grande Histoire du Royaume-Uni et des guerres qu’il a menées au XXème siècle, de la guerre des Boers, en passant par le Première puis la Seconde Guerre Mondiale. En parallèle, on assiste à l’amitié de Wynne-Candy pour un soldat allemand du nom de Kretschmar-Schuldorff, cet amitié se révélant indéfectible malgré les évènements fâcheux qui opposent leurs deux pays. Et pour finir, Deborah Kerr illumine de sa présence le long métrage, en jouant trois rôles séparés dans le temps, incarnant une femme mystérieuse, au charme envoûtant et au cœur d’une histoire d’amour ratée, qui rend définitivement ce film et ses personnages terriblement attachants. Beaucoup de finesse et de nostalgie dans ce long métrage qui à mon sens reste l’un des tous meilleurs réalisés outre-Manche. J’avoue ne pas avoir été vraiment sensible au charme suranné du « Narcisse Noir », mais pour le coup j’ai été emporté par cette histoire au souffle fragile et délicat. Un très beau film, au Technicolor flamboyant, à voir jusqu’au bout pour en saisir toute la subtilité et la profondeur.

[4/4]

dimanche 23 avril 2017

« Jules César » (Julius Caesar) de Joseph L. Mankiewicz (1953)

    Difficile de ne pas comparer ce « Jules César », adapté de Shakespeare, au fameux « Cléopâtre » du même réalisateur : ils sont comme les deux faces d’une même pièce. Le premier en noir et blanc, sobre, statique, le second en couleur, démesuré, chatoyant. Et je dois dire que c’est le second qui m’a le plus marqué. « Jules César », donc, est un modèle d’épure, mais à tel point qu’on frise l’ennui. Dans des décors ascétiques qui font très artificiel, les acteurs déclament leur texte, raides comme des piquets, sur un ton théâtral, et l’action est on ne peut plus distillée au compte-gouttes. En fait, il ne se passe rien à l’écran – si l’on peut dire – car l’action est hors champ. On ne sait rien des combats qui se trament dans l’arène, on observe les conspirateurs chuchoter dans les couloirs de l’amphithéâtre. On ne voit rien de l’ultime bataille, seulement les soldats meurtris à la fin, sur un champ de bataille dévasté. La seule scène d’action du film, et c’est peut-être là sa force, est celle que l’on attend dès le début, en la redoutant : l’assassinat de César. Et je dois dire qu’on atteint là un sommet de dramaturgie. A la différence de la série « Rome » complètement boursoufflée et vide à la fois, l’action, quand elle est représentée, est un modèle de suggestion et de retenue. Pas de César qui convulse de manière ridicule, un filet de bave à la bouche, sous les coups de couteaux des sénateurs. Mais quelque chose qui fait bien plus mal qu’une lame : la trahison d’un Brutus bien plus complexe que dans « Rome », encore une fois. Tout se joue dans un jeu de regard et des mots échangés. Voilà l’un des grands moments de ce film. L’autre morceau de bravoure revient à Marlon Brando, sous les traits d’un Marc-Antoine fiévreux : son discours à la population, en mémoire de César, est extraordinaire. Une fois de plus Brando crève l’écran, et sa déclamation vengeresse reste inoubliable. Dommage que tout le long métrage ne soit pas de cet acabit… Pour autant je préfère mille fois un tel film qu’une série comme « Rome » : comme quoi il n’y a pas besoin de faire étalage de sexe et de violence pour dépeindre une époque trouble, et plus encore pour maintenir le spectateur intéressé. Je peux dire que j’ai été plus impressionné par le Marc-Antoine de ce « Jules César » que par toute la saison 1 de « Rome ». Les Américains ont oublié leur passé cinématographique glorieux et préfèrent se complaire dans la médiocrité… C’est bien dommage. Pour l’heure, j’invite tous les amateurs d’histoire antique à se jeter sur ce long métrage. Il faut certes s’armer de patience pour en venir à bout, mais votre attente sera récompensée.

[3/4]

lundi 27 mars 2017

« Rome » de John Milius, William J. MacDonald et Bruno Heller (2005)

    Il n’aura échappé à personne, sauf à avoir passé les dernières années sur une île déserte, que les séries télévisées font l’objet d’un véritable plébiscite depuis disons les années 2000. Entre ambitions clairement affichées et nouvelles pratiques de consommation (le fameux « binge watching »), on ne compte plus les entreprises qui investissent des millions là-dedans (pèle mêle Netflix, Amazon, Canal +, Orange...), les écrits d’universitaires décortiquant l’apport sociologique de telle ou telle série et les téléspectateurs passant des nuits devant leur petit écran. Tout le monde autour de moi ne parle pratiquement que de cela, au point de devenir bien souvent le sujet de conversation numéro 1. J’avoue pour ma part être resté plus ou moins hermétique à cette vague d’enthousiasme. Je regarde de temps en temps des séries passant sur les chaines publiques de la TNT, rien de plus. Je suis bien plus amateur de films, et j’ai toujours pensé que d’un point de vue artistique, le format relativement court d’un long métrage était un bien meilleur gage de qualité qu’une série. Songeons au hasard à des films comme « La Vie est belle » ou « Princesse Mononoké ». Existe-t-il un équivalent télévisuel ? Pas à ma connaissance, cela dit je veux bien être détrompé.

Toutefois, je me suis dit qu’il fallait bien que j’essaie au moins une série de référence, pour me faire un avis. J’ai longtemps cherché – et hésité – entre « True Détective » ou « The Wire », entre autres. Puis un jour les soldes à la Fnac ont fait que mon choix s’est porté sur « Rome ». Série elle aussi ambitieuse, historique, et faisant l’unanimité chez la plupart des critiques. Le choix imparable me disais-je. Au bout d’une dizaine de minutes de visionnage du premier épisode j’ai vite déchanté. La réalisation absolument insipide et les costumes du type « vrai-faux-usagé » en toc m’ont fait tiquer. Esthétiquement, on est très loin de la réussite… Maintenant y a-t-il quelque chose à se mettre sous la dent du côté du scénario ou de l’interprétation ? Un tiers de sexe, un tiers de violence sanguinolente et un tiers de guéguerres complotistes en mode « untel m’a regardé de travers, attend que je le fasse saigner au détour d’un banquet décadent »... Risible... Quant aux acteurs je n’en retiens que trois : César surtout, puis Vorenus et Pullo. Entendons-nous bien : la série ne vaut que pour la prestation de Ciarán Hinds en César. Pour le reste on finit par s’attacher (un peu) à Vorenus (Kevin McKidd) bien qu’il soit au début absolument détestable en rustre patriarcal et à Titus Pullo (Ray Stevenson), le comique troupier de la bande. Tout le reste du casting ne sont que conspirationnistes de soaps operas… et de bas étage. Si bien qu’au bout d’un épisode je me suis pris la tête entre les mains en me demendant pourquoi avoir acheté cette série de malheur. Pour avoir un avis vraiment construit dessus, je me suis forcé (et ça a été douloureux) à regarder la saison 1 jusqu’au bout. Et chaque épisode était du même acabit : du sexe, du sexe, du sexe, du sang, de la violence, des complots, de la haine... A se demander comment peut-on être fasciné par cet étalage de ce qu’il y a de plus bas chez l’être humain. Le pire c’est que je ne crois pas me tromper en avançant que « Rome » est la matrice de « Game of Thrones », soit l’une des séries les plus regardées du monde et du moment. Donc des gens du monde entier se tapent ce genre d’inepties nuits et jours... Ça m’inquiète un peu sur l’état de notre monde... En même temps ça peut expliquer pas mal de choses... Enfin bref, je ne me ferai sûrement pas des amis avec cette critique, mais je suis ouvert au débat, tant que ça reste courtois bien sûr...

[1/4]

samedi 25 mars 2017

« Silence » de Martin Scorsese (2017)

    « Silence » est un film marquant et une réussite par bien des aspects. Tout d'abord par son esthétique, soignée : une très belle photographie, et surtout des plans époustouflants d'une nature sauvage, notamment de bords de mer rocailleux, battus par des vagues puissantes, et de terres arides parsemées d'émanations de souffre menaçantes. Ensuite et surtout par son thème et son traitement : la tentative par les Jésuites de convertir au catholicisme les Japonais au XVIIème siècle. Mais Martin Scorsese fait de « Silence » bien plus qu'un film historique. C'est un long métrage qui pose de façon intelligente et subtile la question de la foi. Jusqu'où est-on prêt à souffrir pour sa foi ? Et d'ailleurs qu'est-ce que la foi ? Justifie-t-elle qu'on se batte pour elle, voire qu'on meure pour elle ? Dieu nous entend-il ? D'ailleurs existe-t-il ? Nous parle-t-il ? Ou au contraire est-il cruellement silencieux ? Ou bien n'est-ce qu'une invention pour réconforter les cœurs en ce bas monde, fait de souffrances en tous genres, de la guerre en passant par la maladie ou la famine ? Scorsese ne nous donne pas de réponse, mais il n'oriente pas non plus dans une direction plus qu'une autre, j'entends par là qu'il est respectueux des chrétiens, tout comme des Japonais. « Silence » est avant tout une peinture implacable car fidèle, presque objective, d'une quête qui se révèle impossible : tenter d'imposer une autre religion à un peuple à la culture très forte, et très différente. Or les Japonais ne sont pas cruels par nature, s'ils persécutent les chrétiens, c'est pour une raison très simple et très censée : le christianisme leur semble dangereux politiquement, le Shogun de l'époque ne pouvant se permettre de voir son autorité bafouée par des sujets avec un nouveau maître, autre que lui : Dieu. De là en découlent des atrocités contre la population nouvellement convertie et les Jésuites, qui choquent par leur cruauté, même si Scorsese reste mesuré dans leur représentation. Il s'agissait en effet de faire des exemples, et les Japonais se sont montrés particulièrement inventifs en la matière... Mais fort heureusement l'intérêt du film n'est pas là, si j'ose dire. Martin Scorsese s'attarde davantage sur les doutes qu'éprouvent les deux protagonistes principaux, deux jeunes Jésuites au début pleins de fougue, confrontés à l'épreuve ultime de tout croyant : le martyre pour sa foi. Tous deux nous permettent à notre tour de nous remettre en question et c'est en cela que « Silence » est très fort. Avec des images tantôt sublimes tantôt terribles, il nous interroge sur le moteur de tout être humain et nous demande : en quoi est-ce que tu crois ?

[3/4]

dimanche 26 février 2017

« La la land » de Damien Chazelle (2017)

    Rarement un film aura fait l'unanimité à ce point ces dernières années. C'était de loin le film le plus attendu de 2017, et c'est peu dire que mes attentes étaient à la hauteur de l'évènement annoncé. Certes, « La la land » fait l'objet de quelques critiques : les goûts et les couleurs, tout le monde n'est pas sensible au genre de la comédie musicale, et c'est bien compréhensible... Là où je ne suis pas d'accord en revanche, c'est tous les procès d'intention qui lui sont adressés : face à ce qui ressemble il est vrai à un rouleau compresseur à Oscars et autres statuettes (mais non sans raisons, j'y reviendrai !), certains se sentent obligés de le descendre avant même de l'avoir vu. Dommage, surtout pour eux, ils ne savent pas ce qu'ils ratent ! Maintenant entrons dans le vif du sujet. Dès les premières secondes, Chazelle donne le « la », et le ton de son long métrage : un rythme effréné, une musique entrainante, des chorégraphies soignées, un brin de révérence à ses glorieux prédécesseurs et un soupçon d’originalité et d'actualisation du sujet à nos problématiques contemporaines, le tout formant une belle alchimie, une œuvre attachante avec beaucoup de charme, notamment grâce à ses talentueux interprètes. Ce qui fait il me semble le succès de « La la land », outre sa saveur particulière, c'est tout simplement qu'il respecte selon moi la base d'une comédie musicale réussie : une mise en scène de qualité et une musique réussie car inventive, intéressante donc (d'ailleurs je me la passe en boucle depuis que j'ai vu le film). Retirez l'un de ces deux paramètres et tout s'effondre. Ici, l'une dans l'autre, ces deux composantes soutiennent tout le long métrage, pour l'amener vers des sommets où figurent en bonne place des « Chantons sous la pluie », « Mary Poppins » ou « West Side Story », pour citer les œuvres de mon panthéon personnel en la matière. En bref, « La la land » est une comédie musicale ambitieuse et qualitative. 

Je la rapprocherais d'un « Chantons sous la pluie » pour plusieurs raisons. Tout d'abord, un thème la sous-tend : dans le film de Donen et Kelly c'était le passage du muet au parlant, ici il s'agit de l'ambition personnelle. Le sujet est d'ailleurs tellement universel que certains de mes collègues se sont sentis interpelés par l'histoire. En effet, la quête de gloire et de succès de nos deux personnages principaux est au diapason de l'individualisme de l'époque, et on n'arrive pas au bout de ses rêves sans faire des choix... et des sacrifices. La façon dont Chazelle illustre cela est très réussie : il en dévoile les contradictions sans alourdir ou appuyer plus que de raison le propos. Ainsi, si « La la land » n'était pas une comédie musicale, il serait déjà un film intéressant à suivre, c'est là l'une de ses grandes forces. Ensuite, ingrédient indispensable de tout film réussi, à mon sens : l'humour ! Ou plutôt une certaine légèreté. Élément omniprésent dans « Chantons sous la pluie », il est aussi de mise dans « La la land », venant contraster un peu plus et densifier l'histoire, en ménageant des changements de rythme et une respiration appréciables. Autre élément indispensable dans tout film qui se respecte : les comédiens. Et c'est peu dire que Ryan Gosling et Emma Stone m'ont bluffé : le premier par la passion avec laquelle il semble jouer du piano (réjouissante au possible !), ainsi que la nonchalance avec laquelle il pousse la chansonnette, et la seconde par sa belle voix et sa présence, toutes deux naturelles et touchantes. A l'image du couple Gene Kelly et Debbie Reynolds, ils crèvent l'écran et leur relation « fonctionne », on y croit vraiment, et on se laisse embarquer dans leur histoire. Enfin, « La la land » ce sont aussi des morceaux de bravoure à la fois en termes de mise en scène et de bande son. Des séquences magiques, qui parfois il est vrai citent des œuvres passées – et de poids – mais néanmoins Chazelle réussit à créer du neuf, avec un sens du détail qui fait mouche, plein de petits éléments qui, je le répète, en font un film à l'ambition folle, mais avec les moyens de cette ambition, car c'est une œuvre de grande qualité. Toutes ces raisons en font un candidat rêvé pour les Oscars. Scandale ? Imposture ? Réfléchissez un instant et citez-moi ces dernières années un film avec ce niveau d'exigence, avec une histoire riche et profonde, avec des interprètes de cette trempe, avec des références d'aussi bon goût (en plus un héros passionné de jazz, moi j'achète), et surtout avec cette ambition aussi invraisemblable (je me répète une fois encore) que d'allier divertissement de haute volée et œuvre d'art gorgée d'émotion, chaleureuse et intimiste. Voyez-vous des concurrents sérieux à « La la land » ? Moi pas vraiment... Donc oui, « La la land » mérite largement son succès, et ce n'est que justice, pour une fois que c'est un vrai bon film qui explose au box office ! Allez, je vais me le refaire encore une fois !

[4/4]

dimanche 29 janvier 2017

« Le Voyage de Chihiro » (Sen to Chihiro no kamikakushi) de Hayao Miyazaki (2001)

    « Le Voyage de Chihiro » a une saveur particulière pour moi. C’est en effet le tout premier Miyazaki et Ghibli que j’ai vu en entier, en 2009 je crois, peu de temps après que j’aie véritablement commencé à me passionner pour le Septième Art. En vérité, j’avais déjà vu des bribes de « Mon Voisin Totoro » étant petit (voir ma critique ici). Mais je ne savais pas que c’était un certain Hayao Miyazaki qui l’avait réalisé, d’ailleurs à l’époque je ne me souciais guère de ce genre de détails. Pour en revenir à « Chihiro », donc, je m’étais vu offrir une anthologie du cinéma sous forme de livre, et si peu de dessins animés y figuraient, deux Ghibli faisaient (à juste titre) l’objet d’une double page et d’éloges dithyrambiques : « Princesse Mononoké » et « Le Voyage de Chihiro ». Alors un jour, sans rien en attendre, je me suis procuré le fameux « Voyage de Chihiro », curieux tout de même de savoir ce qu’il en était réellement. D’autant que j’entendais de plus en plus parler de Miyazaki autour de moi ou dans les médias, et je voulais me confronter à la « hype », croyant avoir affaire à quelque chose de surfait, qui plus est dans le domaine de l’animation japonaise, que j’avais toujours à peu de choses près honnie (jusque là). Des jours et des semaines ont passé, et j’ai décidé sur un coup de tête, un soir, comme ça, de lancer le film. Ça a été un choc. Un choc visuel et émotionnel. Féru de bande dessinée et de dessin animé depuis mon plus jeune âge, je n’avais jamais vu un animé aussi ambitieux, relevant d’un art pourtant longtemps étriqué et objet de moqueries, voire d’une grande condescendance. De fait, on ne compte pas les plans inventifs, les prises de vues innovantes, les dessins originaux, incroyablement imaginatifs et inspirés qui émaillent « Le Voyage de Chihiro ». Plus encore, ce que je voyais à l’écran était passionnant : les aventures rocambolesques d’une jeune fille, perdue dans un monde magique et étrange. Car « Chihiro » n’est pas qu’une réussite technique éclatante, c’est aussi une pure œuvre d’art, en ce qu’elle transmet des émotions vives. Même en ayant la vingtaine, on parvient à s’identifier à ce qui se trame, pour peu que l’on ait pas perdu son âme d’enfant. La peur de l’inconnu, la difficulté du travail, l’esprit de service… mais aussi l’amitié, le courage, l’espoir… Le tout mené tambour battant, mais avec un rythme qui sait ménager des temps de pause et de contemplation (j’y reviendrai). Après cette introduction, qui témoigne de la grande et heureuse surprise que fut pour moi ce film, je tiens à détailler ce qui m’a plu, en essayant d’analyser ses qualités.

Tout d’abord, « Le Voyage de Chihiro », comme son titre français le laisse supposer, est un voyage initiatique. Ce film appartient donc à un genre plusieurs fois millénaire et universel, au même titre que « L’Odyssée » d’Homère ou les romans de Chrétien de Troyes, toutes proportions gardées bien sûr, ou pour comparer ce qui est comparable, qu’un « Alice au Pays des Merveilles » ou qu’un « Barberousse » d’Akira Kurosawa. La comparaison avec ce dernier me semble pertinente, car il est de notoriété publique que Kurosawa fut un maître pour Miyazaki. Qui plus est, l’œuvre de Kurosawa est traversée et nourrie par la notion de maître / élève, que ce soit dans ses tous premiers films (« La Légende du grand judo») ou dans ses immenses chefs-d’œuvre (« Les Sept Samouraïs, ou « Barberousse », donc). En l’occurrence, la jeune Chihiro va intégrer un monde qu’elle ne connaît pas, à savoir un imposant établissement de bains. De rencontres en rencontres, elle va peu à peu gagner en confiance, et quitter son côté douillet de citadine pour apprendre le travail et le service des autres. Elle va également devoir réussir des épreuves, plus symboliques, qui vont lui permettre de se révéler à elle même puis de retrouver le chemin du retour. A ce titre, son périple possède un véritable sens, à l’opposé du non-sens burlesque et savoureux de l’« Alice au Pays des Merveilles » version Disney. En effet, à l’issue de son aventure, Chihiro ne sera plus la même, elle est bien partie d’un point A pour arriver à un point B, avec tout ce que cela suppose de murissement entre les deux, même si Miyazaki laisse planer le doute sur la réalité de ce que l’héroïne à vécu… non sans nous donner des indices que cette histoire n’a pas été purement rêvée. Mais plus que ces épreuves en tant que telles, ce sont des rencontres qui vont forger la jeune Chihiro. Celle avec Haku, un jeune serviteur de la malfaisante sorcière Yubaba, elle-même à la tête de l’établissement. Il va l’introduire dans ce monde étrange en lui apportant son aide bienveillante. Mais ce qui est une fois de plus appréciable chez Miyazaki, c’est que les personnages ne sont pas unidimensionnels : ni complètement blancs ni complètement noirs. Ainsi Haku est plus complexe et sombre qu’il n’en a l’air, alors que Yubaba n’est pas si méchante au fond. Autre rencontre déterminante : celle avec le vieux Kamaji. Ce vieil esclave grognon est assez repoussant au premier abord, mais il cache un grand cœur et c’est véritablement lui qui va permettre à Chihiro de reprendre pied dans ce monde inhospitalier. Ensuite Rin, la jeune servante qui va encadrer Chihiro, va au début la rejeter puis la prendre sous son aile et lui prodiguer des conseils. C’est elle qui accompagne au quotidien Chihiro dans sa nouvelle vie et l’aide à grandir. Et puis les esprits, notamment l’esprit putride et le Sans Visage, vont faire basculer le cours de l’existence de Chihiro. Tout cela, tout ce premier degré donne corps à un récit ample, riche et passionnant, fait de retournements de situations, de surprises, mais aussi de poésie et d’émerveillement.

Mais tout ce premier degré cache un deuxième degré de lecture, qui sera davantage perceptible par les plus grands (adolescents et adultes). Miyazaki est en effet chagriné par la tournure que prennent nos civilisations actuelles, et notamment la sienne, celle d’un Japon aux avants-postes de la modernité, mais qui renie par bien des aspects sa longue tradition. Miyazaki a donc voulu placer une jeune héroïne actuelle, un peu repliée sur elle-même, dans un monde habité par des esprits tout ce qu’il y a de plus shintoïstes, la ramenant vers des racines enfouies en elle. De nombreux éléments nous rappellent cette opposition entre le monde vivant et chatoyant des esprits et le monde superficiel et surtout artificiel d’aujourd’hui. Le parc d’attraction abandonné, à titre d’exemple, est un symbole de cette civilisation dévoyée, qui reprend les atours du passé pour mieux diffuser un funeste abrutissement des esprits, perdus dans la consommation de masse, l’égoïsme et la culture du jetable. Certains personnages seront même directement les victimes de cette catastrophe écologique et humaine que vivent nos contemporains. Mais nul apitoiement ou dénonciation bas du front, Miyazaki préfère un didactisme certain, qui démontre par l’exemple les vertus d’une vie respectueuse de soi, de son prochain et de son environnement immédiat. Outre cet aspect écologique indéniable, l’autre grande dénonciation de ce film réside dans celle de l’argent roi. A ce titre, un des personnages (je n’en dirai pas plus) se transforme et s’autodétruit (ou du moins détruit sa part d’humanité) en voulant réaliser ses désirs, à savoir acheter l’amitié ou l’amour d’une personne qui se refuse à lui. Le personnage en question est l’un des plus complexes et fascinant du long métrage, tout d’abord mystérieux et amusant, puis franchement inquiétant et horrible. Là encore : ambivalence et profondeur du personnage.

Ces deux degrés de lecture nous feraient presque oublier une des qualités majeures de ce film : son esthétique. Passons sur la laideur de certains monstres, destinée à dénoncer leurs travers ou le mal dont ils ont été victimes, ou encore faisant revivre le bestiaire shintô traditionnel. Trois aspects de ce long métrage en font une œuvre de grande qualité : la réalisation, le rythme et la musique. La première tout d’abord : je le disais en introduction, ce qui frappe en regardant « Chihiro », c’est l’ambition de sa mise en scène. Tout comme pour « Princesse Mononoké », il est évident qu’ici Miyazaki est en pleine possession de son art, et l’animation atteint des sommets. Les prises de vues sont osées, mais toujours au service du fond. Le mouvement est magnifié, poétique bien que (ou parce que) réaliste. Les teintes sont somptueuses, entre le rouge flamboyant de l’établissement de bain ou le bleu clair et franc du ciel. Et le « character design » des personnages principaux est bien trouvé, Chihiro et Haku en tête. Le rythme, ensuite est un modèle de maîtrise et d’harmonie. Un début mystérieux, qui dévoile peu à peu les personnages et les ressorts de l’intrigue… Des accélérations et des ralentissements qui maintiennent un déroulé haletant, mais toujours agréable, presque organique, fluide, évident. Et enfin cette fameuse séquence du train, roulant à fleur d’eau… Une séquence hors du temps, toute simple, magique… Tout à fait typique de ces instants de poésie contemplative dont seul Miyazaki à le secret, à l’image de cette scène d’attente sous la pluie dans « Mon Voisin Totoro ». Pour finir, un film de Miyazaki ne serait pas totalement réussi sans la musique de Joe Hisaishi, qui vient donner du relief aux images et les révéler, dans un rapport d’interdépendance totale : c’est comme si les images de Miyazaki n’étaient faite que pour cet accompagnement musical, et que la musique de Joe Hisaishi n’était faite que pour ces images, personnages et autres sentiments qui s’épanouissent à l’écran. Une musique inoubliable, pas nécessairement la toute meilleure partition de Hisaishi (je réserve ce qualificatif à « Nausicaä » et « Mon Voisin Totoro », surtout, et « Princesse Mononoké »), mais l’une de ses plus réussies, avec un caractère qui lui est propre, et qui sied à merveille au film.

Récit d’aventure, plaidoyer pour un monde plus humain et plus respectueux, mais aussi pure œuvre d’art alliant esthétique sublime et sentiments touchants et profonds, « Le Voyage de Chihiro » est un condensé de ce que Miyazaki a fait de meilleur. Après un « Princesse Mononoké » impressionnant de maîtrise, de profondeur et de puissance, le cinéaste nippon parvient à livrer de nouveau un grand chef-d’œuvre de l’animation et même du cinéma tout court, la pluie de récompenses dont il a été couvert, en particulier un Ours d’Or à Berlin, pour la première fois décerné à un long métrage d’animation, dans une catégorie habituellement réservée aux films « live », en témoignant mieux que personne. Paradoxalement, c’est peut-être le long métrage le plus japonais de Miyazaki, et en même temps son plus grand succès international. Une réussite totale à ne rater sous aucun prétexte !

[4/4]

samedi 31 décembre 2016

« On murmure dans la ville » (People Will Talk) de Joseph L. Mankiewicz (1951)

    « On murmure dans la ville » est un film étrange, ou plutôt étrangement construit. Il débute comme une comédie romantique dont Hollywood avait le secret, entre un médecin charismatique et une étudiante en médecine tombée sous son charme ravageur. Si Cary Grant et Jeanne Crain permettent par leur talent de donner un peu de consistance à cette première partie du film, difficile pour autant de se sentir passionné par ce qui se trame à l’écran. Néanmoins, Mankiewicz parvient à nouer peu à peu les écheveaux de son intrigue, qui repose principalement sur les épaules de ce mystérieux Docteur Praetorius (Cary Grant), au passé trouble et objet des accusations de certains de ses confrères jaloux. Et le film gagne ainsi progressivement en intérêt, jusqu’à ce fameux passage où les révélations éclatent au grand jour et qui démontre tout le génie de ce film et de son écriture. Porté par un casting de premier choix, qui permet à des acteurs talentueux de donner vie à des personnages complexes et profonds, « On murmure dans la ville » réjouit surtout par son scénario intelligent, qui, s’il peine un peu à démarrer, finit par emporter l’adhésion totale du spectateur, qui ne peut qu’être touché par cette histoire peu commune, faite de coïncidences trop invraisemblables pour en être vraiment. D’une banale screwball comedy, ce long métrage devient alors un vibrant plaidoyer pour un humanisme qui nous fait trop souvent défaut, et surtout à ceux qui sont prêts à tout pour se faire valoir, jusqu’à calomnier et dénoncer des hommes et des femmes de bonne volonté. On connaît le contexte de création de ce film, l’époque baignait alors en plein Maccarthysme. Mais Mankiewicz parvient largement à en faire une œuvre universelle, à la portée bien plus grande que le commun des films ayant jamais été réalisés. C’est peu dire que je recommande chaudement ce long métrage !

[4/4]

vendredi 30 décembre 2016

« Rogue One: A Star Wars Story » de Gareth Edwards (2016)

    Une agréable surprise ! Les échos dans mon entourage s'accordaient sur la qualité de ce nouvel opus sous licence Star Wars, à l'inverse du tant attendu épisode 7. Mon attente commençait donc à se faire sentir, et je peux dire que je n'ai pas été déçu, ce qui était loin d'être gagné d'avance vu comment Star Wars est devenu un vrai (et juteux) business. « Rogue One » est un vrai bon film de divertissement, sa grande force et sa faiblesse résidant dans la liberté prise par rapport à la saga d'origine. En effet, les scénaristes se sont sentis plus « libres » (c'est relatif) au point de ne pas réaliser un paresseux copier-coller d'un épisode précédent. Ouf ! Vu la rentabilité de la licence, un peu d'audace (c'est très relatif, je le répète) c'est la moindre des choses ! Il en résulte un long métrage bien construit, au rythme soutenu mais réservant quelques passages touchants, notamment grâce à cette relation père-fille brillamment incarnée par le toujours aussi talentueux Mads Mikkelsen et la jeune et prometteuse Felicity Jones. Les autres acteurs sont également crédibles, l'ensemble est donc bien plus qualitatif que « Le Réveil de la force », qui péchait par un scénario mille fois déjà-vu et une interprétation pour le moins inégale. Maintenant, si l'on veut pinailler, la faiblesse de cet opus c'est l'absence de quelques « indispensables » de la saga d'origine, à savoir principalement les affrontements entre Jedi, à travers l'usage de la force et les combats de sabres lasers, qui sont généralement impressionnants. C'est vraiment le gros manque que j'ai ressenti en regardant ce film. Et pour aller plus loin, la musique est clairement décevante, n'osant pas reprendre complètement les thèmes archi-connus de John Williams mais s'en inspirant tout de même, pour proposer des variations timorées et peu convaincantes. En résumé, il manque un brin de passion pour faire de cet opus une réussite totale, et un moment de cinéma aussi réjouissant que les 6 épisodes d'origine (oui oui, je les mets dans le même panier pour des raisons différentes, comme je l'ai expliqué ici). Toutefois, il s'agit là d'un blockbuster de qualité, ce qui se fait bien rare et d'autant plus appréciable de nos jours.

[3/4]

jeudi 29 décembre 2016

« The Grand Budapest Hotel » de Wes Anderson (2014)

    J’éprouve toujours le même sentiment devant un film de Wes Anderson, à savoir un ennui poli. Pourtant, « The Grand Budapest Hotel » est peut-être le meilleur film d’Anderson, du moins le plus ambitieux, peut-être pas le plus personnel ou le plus touchant (qualificatif que je réserverais à « La Vie aquatique ») mais sans doute le plus riche visuellement parlant et le plus méticuleusement construit. Méticuleusement, le mot est lâché. Car oui ses films ressemblent à de très jolies maisons de poupées, belles mais… artificielles et froides. En effet, pas de place ici pour l'inattendu ou la légèreté... Difficile de se sentir touché (sauf à de rares occasions) par un long métrage aussi ostensiblement fabriqué, où les coutures sont visibles de toutes parts, où la distanciation fait office de mantra, gorgé de pastiches et clins d’œil lourdingues au cinéma d’antan… On sent en effet la volonté de Wes Anderson de rendre hommage au cinéma muet ou aux films désuets de la première moitié du XXème siècle, mais je préfère de loin l’original à la copie. En plein dans la mode du rétro qui touche la musique ou encore la bande dessinée, Anderson se focalise sur les tics, gimmicks et autres artifices tape à l’œil de ses prédécesseurs au lieu de chercher à donner à son œuvre une âme, qui aurait pu passer par des personnages vraiment creusés et objets de sentiments ou d’enjeux un minimum intéressants, et non pas désespérément nombrilistes et surfaits. En bref, chez Wes Anderson la forme est démesurément privilégiée aux dépens du fond... A l'inverse de ce qui constitue l'ADN des chefs-d’œuvre dignes de ce nom. Restent une bonne dose d’humour au second, voire troisième ou quatrième degré, un Ralph Fiennes impérial, plusieurs bonnes idées de mise en scène… Ces quelques éléments sauvent de l’indigestion ce pudding boursoufflé à l’extrême, qui reste singulièrement sur l’estomac !

[2/4]

mercredi 28 décembre 2016

« La Reine des neiges » (Frozen) de Chris Buck et Jennifer Lee (2013)

    Si on sent un vent nouveau souffler sur le Studio Disney et ses longs métrages d'animation depuis quelques années, c'est peu dire que les derniers opus ne sont pas tous de la même tenue. « La Reine des neiges » est un sympathique long métrage, à l'animation irréprochable, plutôt de bon goût et surtout extraordinairement précise dans ses décors luxuriants, qui forcent le respect. Par contre l'intrigue ne m'a pas vraiment convaincue : elle part sur de bonnes bases, à savoir l'amour-haine que se vouent deux sœurs très différentes, l'une ayant hérité d'un grand pouvoir qu'elle peine à maîtriser, l'autre plus épanouie car pouvant vivre une vie simple et heureuse, le tout occasionnant quelques passages assez touchants. Mais peu à peu l'intrigue va verser dans les bons sentiments et le schématisme hollywoodiens. Quelques retournements scénaristiques parviennent à maintenir l'intérêt relatif du film, davantage en termes de suspense qu'en termes de profondeur. Car c'est là que le bât blesse : si à mon sens Ghibli fait de l'art, Disney fait du divertissement. En témoigne le passage obligé par des chansons horriblement niaises et surtout sans le moindre intérêt mélodique, avec l'animation façon chorégraphie qui va avec : en bref de la bonne vieille soupe de supermarché. On est loin de « Mary Poppins », d'« Alice au Pays des merveilles » ou du « Livre de la jungle »... On est plus proche de « Mozart l'opéra rock » ou de « Robin des bois » version M. Pokora... Limité par des défauts criants et la volonté d'éviter à tout prix de tomber dans le cliché du conte de fées Disney, « La Reine des neiges » finit maladroitement et ne laisse pas un grand souvenir... malgré d'indéniables qualités. Pas mal mais peut (vraiment) mieux faire.

[2/4]

« Chris Colorado » de Thibaut Chatel, Frank Bertrand et Jacqueline Monsigny (2000)

    « Chris Colorado » est une série animée qui a marqué mon enfance, notamment par son intrigue complexe et ses personnages mystérieux, au premier rang desquels Thanatos, despote tyrannique régnant sur un monde en ruine après qu'une météorite ait ravagé la Terre dans un futur proche. Son personnage est en effet au centre de l'histoire de cette série animée, éclipsant quelque peu le héros éponyme, un brin classique et convenu. Ce dernier cherche ce qu'il est advenu de ses parents, officiellement disparus dans un accident d'avion. S'en suit une quête d'identité qui mènera Chris Colorado là où il ne s'y attendait pas. La grande force de cette série tient dans ses révélations au compte goutte : dès le premier épisode on tient à savoir ce qu'il est advenu de la famille de notre héros ! L'animation n'est pas exceptionnelle mais « fait le job », les qualités de « Chris Colorado » résidant davantage dans son scénario fourni et intelligent, digne d'une série « live » d'aujourd'hui ou même d'un film digne de ce nom, ainsi que dans un accompagnement musical de grande qualité, qui facilite l'immersion. Car si l'image a quelque peu vieilli, trop rigide et simpliste à mon goût, l'histoire m'a autant passionné (si pas plus) qu'il y a bien 15 ans de cela ! Je n'en dirai pas plus pour ne pas dévoiler le cœur de l'intrigue. Par contre, les trois derniers épisodes sont épouvantablement mauvais : les révélations basculent dans le grand n'importe quoi, et à force de vouloir tout expliquer les scénaristes ôtent toute magie et tout mystère à la série... Qui en devient platement banale et franchement décevante... Mis à part ces trois derniers épisodes, donc, la série est hautement recommandable !

[3/4]

samedi 10 décembre 2016

« Vent de sable » de Joseph Kessel (1929)

    « Vent de sable » de Joseph Kessel est le pendant des « Vol de nuit » et « Terre des hommes » de Saint-Exupéry. Peut-être moins poétique et merveilleux, mais tout aussi prenant et poignant. Il nous conte l'aventure humaine, et même surhumaine, des pionniers de l'aéropostale. Tout comme chez Saint-Ex, ce n'est pas la technique, l'aviation en elle-même qui intéresse Kessel, mais les hommes qui font la ligne Toulouse-Casablanca-Dakar. Ces hommes qui, au péril de leur vie, s'élancent tous les jours, même de nuit, pour porter le courrier au-delà des frontières physiques les plus menaçantes (montagnes, mers, océans, déserts...). On sent l'admiration de Kessel pour ces héros des temps modernes, mais aussi la grande sympathie qu'il a pour eux. Toute une galerie de personnages, plus ou moins connus, fait l'objet de ce récit haletant, qui nous mène aux confins du désert, dans des lieux tous plus inhospitaliers les uns que les autres. Et malgré tout, malgré l'aridité, la solitudes de ces endroits perdus, Kessel nous parle de la chaleur humaine qui y régnait, notamment grâce à la présence de ces aviateurs qui savaient profiter de chaque instant, sachant que leur vie pouvait s'achever du jour en lendemain en vol ou même au sol... Certains furent tout de même brûlés physiquement et mentalement par ce désert fascinant, presque hypnotique (à l'image de certains personnages des « Scorpions du Désert » d'Hugo Pratt). Difficile pour eux en effet d'oublier leurs aventures, même leur captivité par les hommes du désert. Ce désert qui, à perte de vue, semble être un monde à lui seul. Dans un style presque journalistique mais néanmoins riche (plus que chez un Hemingway), Joseph Kessel, en témoin de premier plan, nous fait revivre toute une époque, tout un univers qui semble incroyable aujourd'hui. Un univers extraordinaire dans sa simplicité, son âpreté... et sa beauté.

[4/4]

samedi 26 novembre 2016

« Le Livre de la jungle » (The Jungle book) de Rudyard Kipling (1894)

    « Le Livre de la jungle » possède un charme certain pour moi. Il a en effet bercé mon enfance, dans le cadre du scoutisme, qui pioche allègrement dans ses personnages et l’esprit d’aventure qui le baigne. Je me suis rendu compte que cet ouvrage est fort éloigné de ses adaptations, notamment du dessin animé Disney. En fait, il est bien plus riche, même si hélas Mowgli et ses amis n’apparaissent que dans trois chapitres : trois nouvelles plutôt. Car « Le Livre de la jungle » est en réalité construit comme un ensemble de nouvelles séparées, sans lien entre elles, sauf pour ce qui est des trois premières. Cela confère nécessairement un caractère inégal à l’ouvrage, car certaines nouvelles sont bien plus passionnantes que d’autres. Néanmoins on retrouve dans chacune un mélange heureux d’audace, d’humour, de panache, avec toujours ce fond moraliste – mais non moralisateur ! Car Kipling est l’égal d’un Jean de La Fontaine : ses personnages animaux lui permettent de dépeindre toute une palette de comportements et sentiments humains, et de donner chair à des principes universels, dont son célèbre poème « If… » est un magnifique exemple. Certains passages sont à ce titre des fables morales savoureuses, comme le passage sur les Bandar-Logs, ces singes stupides et indisciplinés, qui ne sont pas sans rappeler les pires travers de l’espèce humaine. Et ce que j’apprécie particulièrement chez l’auteur britannique, c’est qu’il sait joindre « l’utile à l’agréable ». Il sait faire passer son message humaniste et plein d’espérance avec une plume subtile et délicate, tout en sachant ménager un rythme continu. Les aventures de ses héros sont menées tambour battant : le fond comme la forme permettent donc de passer un très agréable moment de lecture en dévorant les pages de son ouvrage. Et puis le caractère exotique de ces péripéties du bout du monde est rafraichissant. Clairement il s’agit là d’un grand classique de la littérature, que je recommande particulièrement !

[4/4]

« Demain » de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015)

    « Demain » part d’une bonne intention, et même d’une intention louable : redonner de l’espoir en l’avenir, en donnant la parole à des acteurs d’un monde plus juste, plus humain, plus durable. Et de fait, ce documentaire regorge d’initiatives sympathiques, qui poussent même à la réflexion. Toutefois assez rapidement on ressent comme un malaise. Peu ou pas de contradictions, tout paraît simple, évident… Et il suffit au réalisateur d’interroger ses interlocuteurs pour avoir la réponse aux plus grands problèmes de l’humanité (semble-t-il). Ils répondent, et ce qu’ils disent est forcément vrai. Du moins c’est ce que laissent entendre Mélanie Laurent et Cyril Dion puisqu’ils ne posent pas (ou peu) de questions, et prennent ce qu’on leur dit pour argent comptant. Nos « héros » des lendemains meilleurs deviennent alors des sortes de gourous... En fait la réalité est bien plus complexe. Les spécialistes savent que les éoliennes ne sont pas rentables, notamment car il faut un entretien régulier pour qu’elles fonctionnent à plein régime. Mais qui a déjà vu les éoliennes se faire entretenir ? Ne parlons pas des éoliennes offshore, en pleine mer ! La monnaie locale ne manque pas d’intérêt, mais comme les intervenants le disent sans détour, elle ne peut constituer qu’un complément au système financier actuel. Si on est passé du Moyen-Âge et de sa multitude de monnaies aux fluctuations plus que variables à des systèmes centralisés, ce n’est pas pour rien ! Idem pour l’agriculture de proximité et urbaine, elle ne remplacera pas de sitôt l’agriculture de masse, tout aussi néfaste qu’elle puisse être à long terme. De fil en aiguille, on a donc l’impression qu’on nous égrène des propositions homéopathiques, agréables en apparence mais sans grand effet. Plein d’idées finalement naïves, parfois réellement originales et intelligentes (faire pousser des légumes dans les espaces délaissés d’une petite ville), mais dont on peine à croire qu’elles puissent réellement bouleverser le monde. Pire encore, on reste à la surface des problèmes, et nos réalisateurs ne poussent pas la réflexion aussi loin que ce que j’aurais espéré. C’est comme s’ils mettaient du sparadrap pour boucher les trous d’un cargo de plusieurs tonnes en train de couler… L’un des problèmes réside notamment dans le fait qu’ils semblent totalement novices pour aborder ces sujets de poids et de fond. Manifestement Cyril Dion ne connaît pas grand chose à l’économie, ne parlons pas de Mélanie Laurent ! Je leur concède toutefois une chose, c’est que leur film procure une certaine envie de faire bouger les choses à son niveau, de ne pas se résigner les bras croisés. En somme, et je me répète, un film sympathique mais qui sera vite oublié…

[2/4]

dimanche 13 novembre 2016

« Little Big Man » d'Arthur Penn (1970)

    « Little Big Man » est un film singulier : flamboyante épopée à l’humour ravageur, au premier abord il s'agit d'une vaste fresque sans queue ni tête, mais en fait c'est une puissante dénonciation de la barbarie humaine, baignant dans l’esprit subversif et contestataire des années 60-70 durant lesquelles le long métrage a été réalisé. Ce film suit la vie d’un jeune yankee recueilli par des Indiens à la suite du massacre de sa famille par ces derniers. Mais dès le début, une précision de taille nous est donnée : la tribu qui a recueilli le jeune Jack Crabb n’est pas la même que celle qui a tué ses parents. Les Indiens ne sont donc plus perçus comme un bloc monolithique : des distinctions sont faites entre les courageux, braves et justes Cheyennes (qui s’appellent entre eux Human Being – les Êtres Humains) et les lâches et violents Pawnee. Pour l’une des toutes premières fois à Hollywood, le point de vue de la narration et de l’histoire est bien plus du côté des Indiens que des conquérants blancs. Arthur Penn porte qui plus est un regard plein de dérision et d’ironie sur ces fameux blancs, soi disant civilisés, mais quelque peu hypocrites, comme ce pasteur malfaisant qui recueille Jack après que les Indiens aient subi une défaite. Et la femme nymphomane de cet odieux pasteur n’est pas en reste… Bref tout le monde en prend pour son grade. Et au milieu de tout ça, impuissant, Jack Crabb assiste en témoin de premier plan aux évènements qui voient s’affronter Indiens et cavalerie yankee. Tantôt ce sont les uns qui gagnent, tantôt ce sont les autres. Difficile de trouver un juste milieu : Jack ne sera jamais tout à fait accepté par chacun des deux camps et aura toujours du mal à se positionner, à savoir qui il est vraiment. Toutefois la figure tutélaire de son « grand-père » d’adoption indien, fascinante, l’aidera à se construire : sage, innocent, naïf et pourtant plein de bon sens, lui aussi traverse les évènements sans y pouvoir grand chose. Et à chaque fois, il garde les bras grands ouverts pour accueillir Jack, avec ces paroles pleines d’amour et de bonté pour celui qu’il considère comme issu de son propre sang. Face à l’absurdité de l’Histoire et de ces évènements funestes, il garde la foi jusqu’au bout et est comme une boussole pour notre jeune héros. Il est vraiment l’âme de ce récit, au cœur de toute la complexité de ce qui est évoqué, ces rapports d’amour-haine entre Occidentaux et Indiens. Passionnant de bout en bout, scénaristiquement riche et magistralement interprété, notamment par un Dustin Hoffman au sommet, « Little Big Man» est plus qu’un excellent western original et réussi, c’est un grand film tout court, notamment sur l’histoire mouvementée des Etats-Unis d’Amérique. Un film indispensable en somme.

[4/4]

samedi 1 octobre 2016

« Wall-E » de Andrew Stanton (2008)

    Encensé à sa sortie, « Wall-E » est loin d’être le chef-d’œuvre tant attendu. La fameuse première partie sans dialogues n’est hélas guère émouvante. Difficile de se sentir touché par une machine, malgré toutes les attitudes « humaines » qu’on veut bien lui prêter. Tout semble tellement convenu et déjà-vu qu’on peine à croire qu’un tel film ait pu soulever un tel enthousiasme. On retrouve les personnages stéréotypés des dessins animés américains, qu’ils aient vu le jour sous la bannière Pixar, Dreamworks ou que sais-je encore, et ces bons sentiments de pacotille qui m’horripilent. Paradoxalement, c’est dans sa deuxième partie que j’ai trouvé ce film intéressant, lorsqu’il devient une sorte de dystopie prophétique. Les humains y sont en effet dépeints comme d’obèses personnages, rivés à leurs écrans et ne sachant plus goûter aux joies simples et réelles de la « vraie » vie, et encore moins se parler de vive voix. Le petit robot Wall-E, sorte de trublion irrémédiablement maladroit, vient bouleverser ce monde artificiel et redonner aux hommes le goût de la vie, et l’envie de quitter leur fauteuil confortable - mais funeste - pour vivre une vie digne de ce nom. Le propos nous interroge alors sur l’avenir de notre société, qui semble s’acheminer rapidement et sûrement vers cet état de torpeur malsaine et d’aveuglement mortel qui ne mènera à rien de bien rassurant. Finissant toutefois sur une note optimiste, « Wall-E » fait mine de rien réfléchir un public davantage habitué aux effets spéciaux abrutissants et aux scénarios pré-mâchés. De quoi remonter dans mon estime, ce qui en fait à mes yeux un dessin animé intéressant, mais encore loin d’être un sommet du genre.

[2/4]

« Le Discours d'un roi » (The King’s Speech) de Tom Hooper (2010)

    Dès les premières minutes du « Discours d’un roi » on se sent en terrain connu : mise en scène classique, photographie léchée, presque artificielle, stars du moment au casting… Pas de toute, nous voilà face à un film tout ce qu’il y a de plus académique. Mais assez rapidement une petite musique se fait entendre, celle d’un drame intimiste original, d’autant plus touchant que les deux personnages principaux semblent incapables de dépasser le carcan qui les enserre, malgré des enjeux extraordinaires. L’un est prince de la famille royale d’Angleterre, peut-être voué à régner un jour sur l’Empire britannique, mais bègue depuis son plus jeune âge, impuissant à exprimer en public toute la noblesse de son rang : sa vie n’est qu’autorité bafouée, honte, désespoir. L’autre est semble-t-il un excentrique, un orthophoniste australien aux méthodes étranges, un acteur raté qui veut redonner au premier confiance et le libérer de son incapacité à parler à haute voix. La force de ce film doit beaucoup au face à face entre ces deux hommes, entre un aristocrate fier et orgueilleux mais brisé, détruit par son défaut d’élocution, et cet étranger bienveillant, méprisé de beaucoup, mais aux talents prodigieux. Tous deux doivent surmonter le regard humiliant des autres, essayer sans relâche de prouver leur valeur profonde, de défendre leur dignité face à l’adversité, qui peut se révéler dans son propre frère, un jury inhumain ou un auditeur anonyme. Tous deux, heureusement, peuvent compter sur l’appui d’une épouse combative et aimante. A ce titre, Helena Bonham Carter force le respect par son jeu, pour une fois sobre et sincère. Et peu à peu, en s’apprivoisant mutuellement, le Duc d'York et le « docteur » Lionel Logue vont réussir à grandir ensemble, au gré d’une relation « professionnelle » qui se muera progressivement en amitié profonde et indéfectible. D’une « histoire vraie », ces fameuses trames dont Hollywood est si friand, qui veulent tout et rien dire, et peuvent mener aux films les plus vils, Tom Hooper a su tirer toute la substantifique moelle, tout le tragique de cette histoire d’ambitions contrariées. Plus encore, il a su dépeindre une confrontation entre un homme au sommet de l’échelle sociale mais qui ne peut jouir de son statut, rongeant son frein alors que la guerre est aux portes de l’Angleterre et qu’il veut trouver les mots pour engager son peuple dans la résistance face à l’oppresseur, et cet homme simple mais qui sait tant de choses, dont les plus essentielles, d’abord moqué puis respecté. « Le Discours d’un roi » est ainsi un long métrage multiple : drame intérieur mais aussi social, film historique et biopic singulier. En bref, sans être novateur ni flamboyant, un film subtil et profond. Une belle réussite.

[3/4]

dimanche 11 septembre 2016

« Toni Erdmann » de Maren Ade (2016)

    Vanté dans la presse comme un légitime prétendant à la Palme d’or du Festival de Cannes, j’attendais beaucoup de « Toni Erdmann ». Et si mes attentes ne sont pas totalement déçues, je dois bien dire que ce film ne m’a pas pleinement convaincu pour autant. Sur le papier, ce long métrage bénéficiait pourtant d’un scénario en or massif : une jeune consultante – c’est-à-dire une femme dont le métier consiste à conseiller des entreprises et plus particulièrement leurs dirigeants – ne semble pas heureuse, ce qui préoccupe son père facétieux, qui va chercher à lui redonner le goût des choses simples avec ses blagues insistantes. De ce conflit entre le monde enfantin du père et le monde ascétique de la fille (les rôles semblent inversés en termes de maturité) ne pouvait que découler une intéressante confrontation me disais-je. De plus, le monde du conseil aux entreprises est quelque chose que je connais, ce film ne pouvait donc que me parler. Côté peinture du monde du conseil, Maren Ade frappe juste. Le réalisme de ce film en la matière est criant de vérité. Grâce à sa talentueuse interprète, Sandra Hüller, la réalisatrice capte bien toutes les frustrations et les renoncements, parfois même les reniements qu’implique ce genre de métier, de la relation au client à celles avec ses collègues ou les rapports de hiérarchie (excellente Ingrid Bisu), en passant par le vocabulaire particulièrement formaté et la rudesse, pour ne pas dire la froide inhumanité de certains. En contrepoint, le rôle du père, tenu avec brio par Peter Simonischek, permet de donner un peu de chaleur humaine à l’ensemble. Véritable élément perturbateur, tel un Tati drôle et mélancolique à la fois qui détruit tout ce qu'il touche, Toni Erdmann (alter ego imaginaire de ce père décalé) vient se fondre dans le moule du parfait businessman pour mieux en faire ressortir toute la vanité et la vacuité. Ainsi, le long métrage réserve certains passages particulièrement savoureux, qui s’ils ne font pas forcément rire aux éclats (et encore), nous font afficher un franc sourire. Ce qui pèche par contre, c’est la réalisation. Le film est long et tous les plans sont loin d’être intéressants. De plus, l’ouvrage se fait parfois pesant lors de séquences quelques peu malvenues qui rendent le tout passablement indigeste. Souvent grave, « Toni Erdmann » déçoit quand il se fait trop lourd. De sorte que quand l’image n’est pas « molle », fade, elle est parfois désagréable. En résumé, ce long métrage bénéficie à l’origine de bonne idées, voire d’idées géniales. Le personnage éponyme, en particulier, vaut son pesant de cacahuètes. Dommage qu’il manque à Maren Ade un vrai talent de réalisatrice pour transformer l’essai complètement…

[3/4]

samedi 10 septembre 2016

« Sparrow » (Man jeuk) de Johnnie To (2008)

    J'ai vu la première fois ce film à sa sortie en 2008, emmené par un ami dans un cinéma du quartier latin à Paris, sans savoir le moins du monde à quoi m'attendre. Je ne connaissais que le titre du film, Sparrow, et c'était tout. Ce genre de conditions permet d'apprécier davantage un long métrage dans lequel on ne place pas d'espoirs trop grands pour lui. Sans tomber sur le film du siècle, il se trouve donc que j'ai passé un très bon moment. J'ai particulièrement apprécié la légèreté du long métrage et le portrait envoûtant de Hong Kong qu'il propose. Dans un style Nouvelle Vague bien digéré, Johnnie To nous livre une histoire simple et amusante : 4 pickpockets (ou moineaux, « sparrow » en anglais, « man jeuk » en cantonais) se font prendre dans les filets d'une belle et mystérieuse jeune femme. C'est pour lui l'occasion de filmer des plans absolument magnifiques et enchanteurs de la fameuse cité portuaire, dans une atmosphère charmante, comme dans un Godard des débuts libéré de ses tics formels. On ne voit pas le temps passer et on savoure chaque instant, au gré de plusieurs séquences mémorables, dont la dernière, particulièrement réussie : ce ballet de parapluies, la nuit, au cœur de la ville. Par contre, le revers de la médaille, car il en faut bien un, c'est le scénario. Ingénieux, il sert toutefois davantage de prétexte qu'autre chose, car c'est peu dire qu'il est assez invraisemblable, ce qui le rend quelque peu bancal. Ce qui fait que quand le film s'achève, la fin est un peu abrupte. Malgré ce léger bémol, « Sparrow » est une vraie réussite. Difficile de trouver aujourd'hui des films aussi rafraichissants : simples, beaux et drôles à la fois... Les années 2000 avaient décidément beaucoup de charme... Et le cinéma asiatique a rejoint, et même dépassé le cinéma occidental contemporain. Ne ratez donc pas cet oiseau rare !

[3/4]

samedi 13 août 2016

« Princesse Mononoké » (Mononoke Hime) de Hayao Miyazaki (1997)

    « Princesse Mononoké » couronne la carrière d'Hayao Miyazaki par bien des aspects. Peut-être son film le plus riche et le plus complexe, c'est également l'un des plus accomplis formellement, utilisant à merveille les possibilités de l'art du dessin animé fait main, avec un soupçon d'images de synthèse uniquement quand le besoin se fait sentir, pour ne pas rompre l'équilibre de la façon de faire typiquement artisanale du fameux studio Ghibli. Je ne m'attarderai pas sur la richesse de l'univers miyazakien, sur l'abondance des kamis et autres êtres fantastiques qui font tout le charme du long métrage, et plus généralement de l’œuvre même de Miyazaki. Je fais en revanche le choix de me pencher sur « l'infrastructure » de ce film, à savoir ses 3 dimensions (me semble-t-il) : sociologique, poétique et épique. 

Sociologique, tout d'abord, car le grand « thème » si j'ose dire de « Princesse Mononoké », c'est l'antagonisme entre tradition et modernité. Deux esprits s'affrontent : celui des anciens, du culte des divinités shintoïstes, du respect de l'Autre et de la nature ; et celui des modernes, de l'emprise sur la nature, mais aussi de la rupture avec les traditions asservissantes, d'une liberté chèrement gagnée. Deux figures s'opposent ainsi dans ce long métrage : San, la princesse Mononoké, c'est-à-dire des esprits vengeurs (si j'en crois Wikipédia), qui vit auprès des animaux-dieux de la forêt magique (une déesse louve l'a recueillie à la mort de ses parents et en a fait sa fille adoptive), et pour qui l'homme est un monstre cupide et violent, qui ne pense qu'à tuer et détruire, notamment la nature ; et de l'autre côté Dame Eboshi, mystérieuse aventurière qui règne en maître sur des forges rougeoyantes, d'où est extrait le métal utilisé par les armes à feu qui ravagent les animaux divins. Ce personnage est particulièrement réussi, car s'il a un côté obscur, du fait de son avidité et de son absence de scrupules, c'est également quelqu'un qui vit aux côté des lépreux, et qui a redonné une fierté et une dignité aux ex-prostituées qu'elle emploie dans ses forges. C'est le personnage moderne par excellence, du fait de son audace (elle ose rien moins que s'attaquer en personne à des dieux), mais aussi du fait de son féminisme : qu'une femme dirige un village, une entreprise industrielle mais aussi une armée d'hommes, qu'elle aille aux devants des combats, qu'elle ait la maîtrise de sa destinée et de celle de ses sujets, c'est bien évidemment une invention de Miyazaki, mais qui dit tout de ce que peut représenter l'émancipation de la femme dans un Japon très codifié (cf. les films de Masaki Kobayashi des années 60). Au milieu de ces deux personnages se trouve Ashitaka (alter-ego de Miyazaki ?), jeune prince qui veut porter un regard sans haine sur le monde qui l'entoure. Véritable médiateur, s'il veut stopper la folie meurtrière des hommes, et intimer à Dame Eboshi de respecter la nature et ses divinités, il ne peut se résoudre à tourner le dos à son humanité, et fait tout pour que San redevienne humaine, mais aussi pour que les gens de Dame Eboshi (et elle-même) ne subissent pas la fureur des dieux de la forêt. Plus complexe qu'il en a l'air, c'est l'un des rares héros masculins de la filmographie de Miyazaki, et c'est véritablement la clé de ce film. Car la grande force de ce long métrage, c'est que Miyazaki ne juge pas ses personnages, et ainsi ne porte pas de jugement sur le passage de la tradition à la modernité : l'ancien temps n'est pas le Bien et le nouveau le Mal. La modernité succède à la tradition, et pour cela la détruit de l'intérieur. Un monde nouveau naît alors, un monde ou la nature n'a plus rien d'enchanteresse, où les animaux ne parlent plus. Un monde domestiqué, où l'homme règne en maître, un monde en 3 dimensions – celui que nous connaissons – où le sacré est absent (la 4ème dimension de ce film). D'autres de ses films viendront souligner combien tout n'est pas rose dans ce nouveau monde (« Le Voyage de Chihiro » pour ne citer que lui), et tout ce qu'il a perdu de l'ancien. D'ailleurs l'Esprit de la forêt est tellement beau qu'on comprend aisément combien une part de Miyazaki regrette le Japon de la tradition. Mais pour certains de ses aspects seulement ! Notamment le culte du respect.

J'en viens à l'aspect poétique de ce long métrage. Ce qui est évident, comme je le disais, c'est que l'ancien monde a son charme, et même beaucoup de charme, à travers les yeux de Miyazaki. Les nombreux kamis, et notamment les amusants sylvains, font tout le sel de « Princesse Mononoké », sans parler bien évidemment de l'Esprit de la forêt, au visage (car c'est plus un visage humain qu'animal) étonnamment beau et apaisant. La forêt est magnifiée, sorte de monde primitif et vierge de toute emprise humaine, espace foisonnant qui abrite toutes sortes d'êtres, des humains aux animaux en passant par les dieux et déesses qui protègent cet endroit sacré. Difficile de ne pas succomber à cette vision paradisiaque de la nature. Mais ce qui est très fort dans ce film, c'est que ce n'est pas forcément un but en soi, c'est une sorte de fond aux aventures des personnages, et notamment de l'histoire d'amour qui unit Ashitaka à San. San est pleine de rage, elle en veut aux humains de détruire son monde merveilleux, de fouler au pied un univers qu'ils ne cherchent même pas à comprendre. C'est pour cela que dans un premier temps elle est hostile à Ashitaka, qui incarne le genre humain à lui seul. Mais elle va comprendre toute la bonté de cet être, qui au-delà de porter un regard dénué d'animosité, porte un véritable regard d'amour sur ceux qui l'entourent. Il aime profondément San, mais il aime aussi Dame Eboshi et ses gens, en tant qu'êtres humains méritant eux-aussi son respect. Car c'est là la condition de l'homme, soumettre la nature (dans une certaine mesure) pour pouvoir y vivre. San a oublié que c'était à elle aussi sa condition, et Ashitaka tente de lui faire entendre raison, non pas pour soumettre à son tour la nature et ceux qui l'ont recueillie, mais pour ré-apprendre à aimer les humains, qui s'ils cherchent à maîtriser la nature le font non pas par plaisir finalement, mais parce qu'il en va de leur survie. « Princesse Mononoké » est donc également une très belle histoire d'amour... impossible. Les scènes « d'affrontement » entre Ashitaka et San sont à ce titre très belles et émouvantes. Il y a beaucoup de poésie chez Miyazaki dans les relations humaines, c'est l'un des rares créateurs contemporains à encore croire en l'amour, ce qu'il a illustré à plusieurs reprises tout au long de sa filmographie, et une fois encore, de façon originale, ici. 

Enfin, le registre épique. « Princesse Mononoké » est un grand voyage initiatique, notamment pour Ashitaka. En effet, s'il ne va pas forcément se révéler à lui-même, car il fait preuve dès le début d'une très grande maturité et d'un calme olympien, il va devoir conserver sa retenue, sa maîtrise de soi, face au mal qui le ronge et à la bêtise des hommes. Maudit par un dieu devenu démoniaque, qu'il a tué pour sauver son village d'origine, Ashitaka n'a d'autre choix que de quitter les siens pour s'aventurer à la recherche d'un remède. A de nombreuses reprises, il va devoir faire taire sa colère, pour ne pas qu'elle se transforme en haine et le tue de l'intérieur. Il aura bien des raisons de le faire, mais à chaque fois il saura se contenir, non sans que se matérialise ce combat intérieur, par ce bras traversé par cette cicatrice maudite. Signe de ce que la haine est un vrai poison pour l'homme ! Ashitaka le médiateur, mais aussi la première victime de ce combat entre tradition et modernité, va non seulement devoir affronter mais aussi absorber toute cette haine, et la transformer en amour et en sagesse. C'est probablement le personnage le plus « fort » de ce film, fort au sens où il se relèvera toujours de ses épreuves et saura se montrer exemplaire, tout comme Nausicaä dans la bande dessinée et le film éponymes, malgré toutes ses responsabilités. « Princesse Mononoké » est ainsi le récit de cette quête vers la guérison, qui ne sera possible qu'en détruisant la haine de ce monde. C'est aussi une authentique épopée en ce qu'elle rend compte des exploits des héros et des héroïnes de cette histoire. Entre batailles rangées et conflits intérieurs, Miyazaki illustre avec sa maestria habituelle les remous de l'Histoire, de cette transition entre deux mondes, entre des personnages aux visées contraires, mais aussi des drames intimes qui se nouent, et de la difficulté pour San et Ahsitaka d'accepter que leur monde change à jamais. 

Il y a beaucoup de nostalgie dans ce long métrage mais aussi une certaine espérance. L'ancien monde a changé à jamais, tout retour en arrière sera impossible (et pas forcément souhaitable), c'est ce que Miyazaki nous montre par le simple biais d'images, à la fin de son film, non sans une certaine tristesse. En quelques plans, par cette herbe familière qui remplace la forêt sauvage et majestueuse, Miyazaki nous dit tout de ce passage d'une époque à une autre. Riche de thèmes et de personnages, illustré avec un talent inégalé, « Princesse Mononoké » n'est pas forcément son plus grand film à mon sens (la faute à un très relatif académisme), mais c'est indéniablement le plus représentatif de son talent. D'une profondeur que plusieurs visionnages n'ont jusqu'à présent pas entamée. 

[4/4]