dimanche 18 février 2018

« Equatoria » de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero (2017)

    Un trésor à trouver, des villes exotiques et mystérieuses, des femmes fières à la répartie implacable, l'Afrique, dans toute sa beauté et son âpreté, et notre marin au grand cœur et au flegme inimitable... Tout semble être réuni pour que Corto revive l'espace d'un album de BD une aventure extraordinaire dont Hugo Pratt avait le secret, pour notre plus grand bonheur... Mais le cœur n'y est plus. Je viens seulement de comprendre. Pratt était un érudit, doublé d'un aventurier, doublé d'un humaniste polyglotte, doublé d'un globe trotteur, et je n'ai sûrement pas fait le tour de ses nombreux talents. En fait Pratt a vécu une dizaine de vies en une. Pratt EST Corto Maltese. Ou plutôt était. Corto est mort avec lui. Plus personne ne pourra faire revivre ses contradictions, entre anarchie et sens du devoir, entre subtilité, poésie, onirisme et trivialité, cette irrévérence dont Corto est l'incarnation même. D'ailleurs je viens de découvrir sur Wikipédia que l'arbre généalogique de Pratt suffirai à remplir des dizaines d'albums de bande dessinée.

C'est ainsi, certains héros de fiction ne peuvent survivre à leur auteur, quand d'autres, sans doute plus schématiques, le peuvent. Non seulement car Corto est un personnage complexe, mais aussi car le contexte dans lequel il évolue et les personnages qu'il rencontre sont tout aussi complexes, du moins dans la série d'origine. Il faut vraiment avoir vécu pareilles situations pour les coucher avec vraisemblance sur le papier. Ce fut le cas de Pratt, qui a vraiment vécu la vie de Corto Maltese. Ce n'est manifestement pas le cas de Juan Díaz Canales, habile moine copiste quand il s'agit de recréer un film noir en bande dessinée, beaucoup moins à l'aise dès qu'il s'agit d'évoluer dans les hautes cimes du neuvième art, à la suite du maestro italien. Je concède pourtant avoir souri à la lecture de certains bons mots de Corto dans « Equatoria ». Pour le reste, que c'est fade et scolaire ! Rien de vraiment surprenant, comme un cahier des charges dont on coche les cases une à une... D'autres que moi l'ont mieux dit, comme Maz ici ou comme Step ici. Et hormis Corto, le dessin est d'une paresse et d'une laideur ! D'autant que la version colorisée est ici tout aussi dispensable que pour la série d'origine, Corto se savoure d'autant mieux en noir et blanc.

Je ne peux pas conclure sur ce dernier opus sans évoquer le travail de fossoyeur de Casterman, qui repackage la série Corto Maltese de façon tout à fait grotesque. Maz l'a très bien noté, donc je ne vais pas faire de la redite, mais tout est fait pour que le fan naïf vide son portefeuille : albums numérotés, doubles versions couleur (complètement inutile au risque de me répéter) et noir et blanc. Et le coup de grâce : certainement un prochain méfait de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero l'année prochaine. L'art au XXIème siècle est dans un bien triste état : au cinéma comme en bande dessinée, la finance règne en maître, et les suites pullulent comme de la mauvaise herbe. Prime à la sécurité et non à l'audace. Comment tant de grandes bandes dessinées ont-elles pu naître par le passé ? Il semble que l'on en ait perdu le secret, hélas, à trop regarder dans le rétroviseur et à préférer la rentabilité à tout prix à la création digne de ce nom...

[1/4]

samedi 17 février 2018

« Taxi Téhéran » (Taxi) de Jafar Panahi (2015)

    Un film réjouissant et courageux ! Jafar Panahi reprend le dispositif formel que son compatriote Abbas Kiarostami avait mis en place dans « Ten » : une intrigue se déroulant principalement dans un taxi truffé de caméras, dont les allées et venues des différents clients – et leurs conversations – font tout le sel. Jafar Panahi est le conducteur et donc le principal acteur de ce long métrage, mais ce sont vraiment les personnes qu'il accueille à bord qu'il met en valeur. Pour autant, sa personne en est le reflet, et on en apprend tout autant sur la situation actuelle de l'Iran que sur Jafar Panahi. Notamment sur la poésie de son approche et de son art. Les différents protagonistes qui montent dans le taxi sont comme autant « d'idéaux types », mais dotés d'une personnalité propre, et éclairant à leur façon l'Iran d'aujourd'hui, à mi chemin entre tradition et modernité, entre liberté... et dictature. Les thématiques abordées sont nombreuses, de l'école à la justice en passant par la politique ou la société iraniennes. La profondeur de ce film est conséquente, mais la forme est tout aussi louable : en l'ayant simplifié à l'extrême, Panahi montre d'autant mieux l'intensité et la beauté de la vie et du monde qui nous entoure. J'ai trouvé beaucoup de plans très beaux, alors qu'ils sont tous presque anodins. L'art de Panahi est subtil, mais plus charnel que celui d'un Kiarostami, voire plus appuyé, surtout dans ses revendications politiques. Là où Kiarostami était passé maître dans l'art de jouer avec la censure, Panahi n'hésite pas à afficher les contradictions du système politique iranien et le dégoût qu'il lui inspire. Clairement Panahi ose, et je ne peux que craindre les représailles auxquelles il s'expose... Il faut donc louer la Berlinale, où il a obtenu l'Ours d'Or. Non il ne s'agit pas là que d'une récompense politique, car son long métrage est pour moi totalement réussi, mais oui, si l'on ne soutient pas ce genre de cinéastes engagés, personne ne le fera, surtout pas Cannes, qui préfère s'engager pour des causes sans intérêt et surtout sans danger... et encore, quand Cannes s'engage ! Il ne faut pas s'attendre à un film époustouflant sur la forme, c'est au contraire un film très simple et modeste, qui en déroutera plus d'un. Pour ma part j'ai été conquis par l'humanité, la finesse et le courage de Jafar Panahi !

[4/4]