lundi 2 avril 2018

« L'Homme Tranquille » (The Quiet Man) de John Ford (1952)

    « L'Homme Tranquille » est un véritable exploit. Personne, pas une seule compagnie cinématographique ne voulait financer ce film, dont tous méprisaient le scénario : trop simple, trop intimiste, trop Irlandais... L'une d'entre elles a finalement accepté de le produire, mais à reculons. Résultat... Ce fut l'un des plus grands succès populaires et critiques de John Ford. Romance intense et symbolique, Ford y exprime tout son amour pour l'Irlande de ses ancêtres, et en filigrane pour la terre d'immigration que sont les États-Unis. Ford délaisse ici le western pour un film contemplatif, où l'action n'est mue que par les sentiments, notamment amoureux. Dans ce long métrage il n'y a pas de réel méchant, pas d'échanges de coups de feu, et pourtant il y a de la tension, du suspense. Une tension incarnée par Maureen O'Hara, aux cheveux d'un roux flamboyant. Personnifiant la fougueuse et traditionnelle Irlande à elle seule, elle donne bien du fil à retordre à son partenaire, l'inimitable John Wayne. Ils forment tous les deux un couple tonique et magnifique, à l'image de la rugueuse Irlande : ses bocages, ses collines, ses averses torrentielles, ses vieilles pierres... Une Irlande sublimée par un Technicolor somptueux, qui ne rend la rousseur de Maureen O'Hara que plus éclatante.

John Ford arrive à retenir notre attention, à nous passionner pour ce qu'il filme, par la seule puissance de l'image, assistée ici et là de la parole. Entre Wayne et O'Hara, c'est le coup de foudre immédiat. Mais leur amour reste irrésolu, leur union n'est pas consommée. Et c'est cette tension qu'exploite Ford, ce manque profond qui déchire nos deux héros. La tradition un peu bête et méchante est alors incarnée par le truculent Victor McLaglen, qui joue le frère de O'Hara... et qui ne manque pas de bravoure, en personnifiant également l'honneur de la famille, auquel devra se frotter John Wayne. L'image, je le disais, a ici une force phénoménale. Une force tellurique, presque primitive, quasi biblique, comme dans les meilleurs films de Ford et de son disciple Kurosawa. Il suffit d'un plan sur le verdoyant paysage ou sur O'Hara et sa robe bleu azur et rouge vif, les cheveux au vent, pour nous faire fondre. Tout est dit avec une grande économie de moyens. Le moindre tressaillement, le moindre regard en dit plus que de vaines paroles. La demande en mariage de Wayne envers O'Hara devient alors irrésistible, un moment de poésie et d'humour rares.

Mais toute cette énergie ne serait pas aussi joyeuse sans un autre de ses exutoires : la chaleur et l'humanité des personnages « secondaires ». Ward Bond y est exceptionnel en prêtre au physique (et au caractère) de rugbyman, tout comme Barry Fitzgerald en entremetteur de mariage malicieux. Même Mildred Natwick nous donne le sourire, en châtelaine plus humaine qu'il n'y paraît, ne serait-ce que par son honneur blessé. « L'Homme Tranquille » est tout autant un film intimiste qu'un film épique... voire homérique (clin d’œil à une séquence qui m'a fait rire aux éclats : Fitzgerald devant le lit nuptial) ! Si nous retrouvons deux héros dignes à leur façon de l'Iliade ou de l'Odyssée, nous sommes également face au chœur antique, à la foule passionnée, parfait reflet des sentiments du couple principal. Ces personnages qui sont tout sauf secondaires, qui font tout le charme du film, qui démultiplient l'intrigue en dizaines de sous intrigues, qui viennent donner davantage de corps à un film qui n'en manquait pourtant pas. Il en résulte une séquence finale réjouissante, avec cette foule curieuse et avide d'action, qui ne fait que grossir à mesure que la perspective d'un affrontement mémorable se fait de plus en plus plausible.

En somme, « L'Homme Tranquille » est un long métrage qui déborde de générosité, comme une choppe de Guinness remplie à ras bord, avec laquelle on trinque entre amis en partageant un grand sourire. John Ford signe là un film onirique et réaliste à la fois, comme un rêve éveillé, improbable et pourtant si réel, si vrai. Un très beau film.

[4/4]

samedi 24 mars 2018

« Madadayo » (Maadadayo) d'Akira Kurosawa (1993)

    Si vous ne saviez pas que Kurosawa n'était pas seulement l'homme des « Sept Samouraïs » ou de « Ran », alors passez votre chemin. Vous risquez d'être surpris, puisque « Madadayo » constitue bien le parfait aboutissement de la carrière de ce géant du 7e art que fut Akira Kurosawa. Sa filmographie impressionnante (pour qui se donne la peine de réellement la considérer : 30 longs métrages et pas un seul pour lequel il aurait eu à rougir) s'achève avec un dernier regard en arrière, pour mieux franchir le seuil de la mort. Mais loin de cultiver la nostalgie ou le fatalisme, « Madadayo » s'avère être un film d'une simplicité et d'une humilité admirables (simplicité apparente bien sûr). Dépouillé mais comme d'habitude sublime, il s'agit d'une fable sur la vieillesse, et plus encore sur l'humanité.

Comme le fut la vie du cinéaste nippon,  « Madadyo » est traversé par deux grandes thématiques : la transmission du savoir par la relation maître / élève et l'affirmation du pouvoir de l'imagination humaine (d'où l'importance de l'enfance, enfin retrouvée par le vieillard). C'est d'ailleurs l'occasion pour Kurosawa de rendre un dernier hommage à ceux qui furent ses maîtres, qui l'ont forgé enfant ou plus tard lors de ses débuts au cinéma, en particulier Kajiro Yamamoto, celui qui lui apprit son métier. Et Kurosawa, étant devenu  « Sensei » à son tour, profite de l'occasion pour remercier ses élèves (et spectateurs) qui l'ont tout autant construit. Notamment ceux qui l'aidèrent à remonter la pente après cette période noire (cette fameuse perte ?) s'achevant par une tentative de suicide. Mais surtout « Madadayo » est l'occasion pour le maître de délivrer ses derniers enseignements. Parmi tant d'autres, un est particulièrement mis en avant : mais je vous laisse le soin de le découvrir par vous même. Ultime cadeau : ce long métrage se termine par l’un des plus beaux plans de toute la filmographie du grand A. K., et quand on y réfléchit, par l’un des plus beaux plans de toute l’histoire du cinéma.

Merveilleusement riche, subtil et poétique,  « Madadayo » est certainement l'un des adieux les plus émouvants et les plus généreux qu'un artiste ait pu laisser à la postérité, toutes époques et tous arts confondus. A voir absolument, de préférence après avoir visionné une bonne partie de l’œuvre du Sensei !

[4/4]

mercredi 7 mars 2018

« La Grande Menace » de Jacques Martin (1954)

    Lefranc a toujours été pour moi – à tort – un personnage de BD de second plan. Tout le monde connaît Alix, la série phare de Jacques Martin, beaucoup moins connaissent son alter ego du XXème siècle. Et de fait, si dans la famille nous avons la collection complète des Alix, nous n'avons que 3-4 albums de Lefranc, qui plus est période Bob de Moor et Gilles Chaillet, soit pas franchement les plus réussis (surtout en ce qui concerne Chaillet). J'ai donc longtemps oublié cette série, avant de retourner récemment à la bande dessinée franco-belge (« Jo, Zette et Jocko » par exemple) et de me dire que je ne connaissais pas  la genèse des aventures du reporter, les tous premiers albums. J'ai franchi le pas, et j'ai été agréablement surpris.

Nous sommes en terrain connu : le style graphique est un parfait exemple de la fameuse ligne claire si chère à Hergé et au Journal de Tintin, dont Jacques Martin fut l'un des piliers. Ce qui veut dire un dessin d'une grande clarté et d'une grande élégance, réaliste sans être naturaliste, avec de beaux aplats de couleur. Certes, à cette époque Jacques Martin ne dessinait pas aussi bien qu'au moment de l'âge d'or graphique d'Alix, mais le dessin est tout de même bien plus assuré que dans les toutes premières aventures du jeune Gaulois. J'entends par là que c'est un vrai régal. Qui plus est nous sommes plongés dans une atmosphère désuète avec un charme certain (avec le recul) : la France des années 50, férue de positivisme et de science-fiction à la fois, à la manière des aventures de Blake et Mortimer, quoiqu'en plus réaliste.

Mais il y a également et avant tout beaucoup de suspense ! A l'époque, la majorité des bandes dessinées étaient publiées dans des journaux et autres magazines avant d'être éditées au format album. Seules une ou deux planches (ou pages) étaient livrées à l'appétit du lecteur, selon le rythme de publication défini (hebdomadaire, mensuel...). Il fallait donc accrocher le lecteur pour qu'il en redemande, et à la fin de chaque page, dans les deux ou trois dernières cases en bas, il y a toujours un effet de surprise, l'intrigue est comme mise en suspens sans que l'on sache ce qu'il va advenir. Et ceci le long des 62 pages de l'album. Ce qui fait que le rythme est trépidant et que nous sommes happés par les aventures de nos héros. Impossible d'arrêter de lire l'album avant d'en connaître la fin !

Revenons à Lefranc. Si j'en crois Wikipedia, Jacques Martin a été inspiré par une visite dans les Vosges, découvrant des installations de la Seconde Guerre Mondiale qui tiendront lieu de décor à la première aventure du jeune reporter. J'y apprends également que ce ne devait être qu'un album, pas une série. Mais devant son succès, Jacques Martin a fort heureusement dessiné d'autres bandes dessinées sous l'étiquette Lefranc. Et je comprends enfin pourquoi ce dernier ressemble tant à Alix : la direction du Journal de Tintin voulait qu'il reprenne Alix et Enak en les transposant à l'époque actuelle. Ce furent donc Lefranc (blond comme Alix, passant de Gaulois à Franc, d'où son patronyme) et Jeanjean, alter ego d'Enak assez dispensable, Jacques Martin s'empressera d'ailleurs de le faire disparaître de la série par la suite.

Je ne vais pas m'appesantir sur l'intrigue, à la fois classique et un peu tirée par les cheveux, mais néanmoins palpitante. Je préfère mentionner l'apparition de l'antagoniste de Lefranc, soit dit en passant l'un des meilleurs méchants de l'histoire de la banque dessinée : Axel Borg. Un mystérieux industriel dont nous savons peu de choses, digne d'Arbacès (Alix) ou d'Olrik (Blake et Mortimer). Un méchant très élégant et sans le moindre scrupule, parfait pour donner du fil à retordre à Lefranc et pour nous tenir en haleine.

En somme, cette BD a été réalisée au moment de l'âge d'or de la BD franco-belge. Elle en possède toutes les qualités, et si certains la trouveront démodée, personnellement je trouve qu'elle conserve tout son intérêt, surtout quand on la compare à la production actuelle, réservant un excellent moment de lecture. 

[4/4]

samedi 24 février 2018

« Mary et la Fleur de la Sorcière » (Meari to majo no hana) de Hiromasa Yonebayashi (2018)

    Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière d'art. Certes oui, l'apprentissage, qu'il soit artistique ou autre d'ailleurs, se fait en recopiant inlassablement ses prédécesseurs, en se plaçant dans leur sillage, en reprenant leurs gestes et leurs méthodes. Le mythe de la table rase... n'est qu'un mythe. Mais vient toujours le moment où il faut s'éloigner de ses maîtres. Et c'est un moment crucial : certains y arrivent et deviennent à leur tour des artistes dignes de ce nom, avec un art, une personnalité propres. D'autres n'y arriveront jamais. Hiromasa Yonebayashi se retrouve ainsi à la croisée des chemins. Après un premier long métrage sous le haut patronage d'Hayao Miyazaki, tout à fait honorable mais probablement réussi du fait de la présence du Sensei à l'arrière plan, puis un second long métrage beaucoup plus audacieux mais bancal, Yonebayashi est rentré dans le rang. Avec « Mary et la Fleur de la Sorcière », c'est indéniable, « il fait du Miyazaki ».

De fait, il reprend la petite sorcière Kiki avec son chat noir, lui adjoint la chevelure flamboyante d'Arrietty en forçant sur l'orange, et la fait évoluer dans un monde entre « Le Château dans le Ciel » et « Le Château Ambulant ». Mais à bien y regarder, la mayonnaise ne prend pas. Comme une façon éclatante de prouver à ceux qui en doutaient que l'art de Miyazaki ne se résume pas à des explosions de couleur dans tous les sens, ni à une imagination fertile purement visuelle. Les longs métrages de Miyazaki ont tous un souffle, une âme. Tous. Et même ses premiers essais dans l'animation avaient a minima de l'humour et une bonne dose de second degré, mais aussi un brin de poésie. Ici nous avons le droit à un banal film d'action typiquement de notre époque, c'est à dire très premier degré, manichéiste, sans le moindre temps mort... et donc sans les moments de respiration miyazakien, ces fameuses séquences contemplatives (la scène du train dans « Le Voyage de Chihiro » ou encore celle de l'avion en papier dans « Le Vent se lève »).

« Mary et la Fleur de la Sorcière » plaira sûrement aux enfants qui n'en demandent pas tant, mais l'adulte que je suis ne se considère pas satisfait. Je range ce long métrage davantage à côté des « Contes de Terremer », qui possède à peu près les mêmes défauts même si « Mary... » est plus réussi, que d'un film signé Miyazaki père ou d'un Takahata. Sans compter que « Mary... » lorgne également du côté d'Harry Potter, sans retrouver la cohérence ni le charme des premiers opus du sorcier aux lunettes. En fait le monde de « Mary et la Fleur de la Sorcière » peine à exister, il reste en deux dimensions. Il demeure tout à fait fictif, ce n'est qu'un décor, une sorte de faire-valoir sans profondeur. Alors bien sûr, visuellement, le film est digne d'un Ghibli. Il n'a pas la beauté d'un Miyazaki, mais le coup de crayon est toujours aussi splendide, tout comme l'animation, toujours aussi fluide. 

En somme l'avenir dira si Yonebayashi a fait le bon pari. Nous verrons si le film a du succès et s'il permettra au cinéaste de repartir de plus belle, à l'assaut du meilleur de l'animation. Ou s'il le confortera dans l'académisme, en lui faisant prendre la voie de la facilité, celle d'une formule éprouvée. Oui, Yonebayashi, mais aussi le monde du dessin animé sont bien à la croisée des chemins. Et Miyazaki n'a toujours pas trouvé son digne héritier. Peut-être que l'animation japonaise a donné tout ce qu'elle pouvait, et qu'il faudra s'aventurer sur d'autres continents pour retrouver quelqu'un de sa trempe. L'avenir nous réserve sans doute encore bien des surprises !

[2/4]