samedi 19 mars 2022

« La Princesse errante » (Ruten no ōhi) de Kinuyo Tanaka (1960)

 

    Alors que la rétrospective Kinuyo Tanaka attire toujours plus de spectateurs (et ce n’est que justice !), je ne peux m’empêcher d’écrire une critique sur le deuxième long métrage de la cinéaste japonaise que j’ai vu, tellement il m’a plu.

A l’image d’un Akira Kurosawa, Tanaka aime construire ses films autour d’une ou plusieurs problématiques clés, qui cristallisent les tensions dans la vie des personnages et au sein de leur société contemporaine. Ainsi, « La Princesse errante » est un long métrage qui porte sur le récit autobiographique d’Hiro Saga, dame de la noblesse japonaise, lointaine parente de l’empereur du Japon, qui se voit épouser Pujie, le frère de Puyi, dernier empereur de Chine, devenu empereur du Mandchoukouo en 1934.

Pujie choisit sa femme sur photo, et celle-ci n’est pas franchement partante pour ce mariage arrangé, mais elle se plie à la volonté de sa famille, car les enjeux sont conséquents : c’est un moyen d’unir les cours impériales du Japon et du Mandchoukouo. La chance de la princesse Hiro, c’est que ce mariage se révèlera heureux ! Pujie est un époux tendre et attentionné, et il deviendra un père aimant, alors qu’il est régulièrement requis pour assister son frère dans la gestion de l’empire sino-japonais.

Mais, et c’est évidemment ce qui intéresse Tanaka, l’histoire va rattraper le couple princier. Ceux qui ont vu « Le Dernier Empereur » de Bernardo Bertolucci savent que la dynastie impériale du Mandchoukouo va se briser sur la vague du parti communiste chinois, dont la montée en puissance est inexorable.

Sur la base de ce récit mouvementé, où la réalité dépasse la fiction, Kinuyo Tanaka nous offre un très beau long métrage. On y retrouve la célébrissime Machiko Kyô, qui porte le film quasiment à elle seule. Elle savait tout jouer : les princesses impériales comme les femmes du peuple. Et une fois de plus, elle sublime de sa présence un long métrage formellement très réussi.

Comme à son habitude, Kinuyo Tanaka nous offre de très beaux cadrages et des séquences visuellement inspirées, même si le tout reste d'un grand classicisme. Mais pas un classicisme figé, nous ne sommes pas face à de l'académisme. Il s'agit plutôt d'une esthétique raffinée, subtile et délicate, commune aux grands films japonais de l'âge d'or.

Surtout, ce qui dénote, c'est la grande attention de Tanaka à ses personnages et à leurs sentiments. Certains spectateurs contemporains lui reprochent parfois de ne pas davantage s'épancher sur le contexte historique de l'époque, mais justement, un exposé d'histoire serait lénifiant.

Kinuyo Tanaka se concentre sur la destinée d'hommes et surtout de femmes, pris dans l'étau de l'Histoire. Et elle est aussi à l'aise dans le registre intime que dans les grandes scènes épiques, ce qui fait que ce long métrage est très touchant. Le résultat m'a conquis : voilà un beau film flamboyant et tragique, mais qui reste toujours digne, à l'image de ses personnages principaux. Une fresque magnifique, qui mérite d’être redécouverte, comme cette cinéaste si talentueuse.

[4/4]

samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]

dimanche 13 février 2022

« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson (2021)


 

    Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un film récemment sorti au cinéma. Bien que j’avais lu beaucoup de critiques positives sur ce long métrage, je me suis quand même pris une belle claque. Il faut dire que j’étais en froid avec Paul Thomas Anderson, après l’immense déception que fut pour moi « Phantom Thread ». Un film formellement éblouissant, maîtrisé à la perfection… mais au service d’un propos malsain. Anderson semblait sous l’emprise de son ego démesuré, lorgnant dangereusement vers un cinéma à la Kubrick, virtuose mais complètement vain…

Avec « Licorice Pizza », P. T. Anderson est venu m’apporter un vigoureux démenti, en prenant l’exact contrepied de son précédent long métrage. Quand celui-ci était froid comme la mort et profondément misanthrope, son dernier film est magnifiquement imparfait (en apparence) et plein de vie.

Porté par deux jeunes acteurs débordant de charisme et de vitalité (formidables Alana Haim et Cooper Hoffman !), c’est un véritable festival de scènes toutes plus drôles et plus attachantes les unes que les autres. Anderson nous plonge dans la Californie des années 1970 et nous montre l’envers du rêve américain. Sans être complaisant ni dénonciateur, il se fait chroniqueur d'une époque révolue, avec ses bons côtés, ses défauts et ses contradictions profondes, sans les masquer, et surtout sans non plus plaquer dessus une vision contemporaine. Un fait suffisamment rare pour une œuvre contemporaine que je ne peux que saluer le tour de force du cinéaste.

Pour illustrer ce rêve américain bancal et dérisoire, Anderson peuple son film de losers magnifiques, de personnages tous plus bizarres ou frappadingues les uns que les autres, nous offrant des séquences tordantes, dont certaines constituent de véritables morceaux de bravoure. Il est vrai que le cinéma de Paul Thomas Anderson a toujours été caractérisé par des personnages plus ou moins dysfonctionnels. Si parfois ils le sont au point d’être vraiment inquiétants (« There Will Be Blood ») ou quelque peu gênants (« Punch-Drunk Love »), ici on sent une vraie tendresse du cinéaste pour ses personnages profondément vivants car imparfaits, que ce soit physiquement ou dans leur comportement.

Personnellement, j’y vois un lien, volontaire ou pas, avec le cinéma de Lubitsch, et notamment avec son chef-d’œuvre « The Shop Around The Corner ». S’il n’est pas dit que « Licorice Pizza » aura la longévité du film de Lubitsch, rien n’est joué, car Anderson atteint ici un summum de subtilité dans l’écriture de ses personnages et de son film. On se prend à vouloir que ce dernier ne s’arrête jamais, tant on est ravi de suivre les (mésa)aventures de ces personnages loufoques et en même temps tellement réalistes et proches de nous.

D’ailleurs, une des grandes qualités de ce long métrage, et je trouve qu’on ne le dit pas assez, c’est justement son scénario. La mode, dans les séries comme les films, notamment américains, est à la linéarité et à la prévisibilité, et même à la standardisation forcenée des scénarios. Avec une structure complètement éculée et déjà vue : grosso modo exposition, rencontre et attirance mutuelle, puis difficultés et larmes, et enfin rabibochage et fin heureuse ou douce-amère, c’est selon.

Or, Anderson nous livre ici un scénario totalement imprévisible, tortueux, avec de multiples digressions, qui nous perd et nous fascine totalement. A l’inverse de « Inherent Vice », qui offrait aussi un scénario labyrinthique, mais qui échouait à créer un rythme, une tension et surtout un niveau de qualité suffisant à capter notre attention tout le long du film, « Licorice Pizza » est un régal de la première à la dernière minute. A tel point que quand le générique de fin arrive, on est surpris et déçu que ça s’arrête, même si le film s’achève à un bon moment, et pas abruptement, comme c’est le cas, de façon très frustrante, pour beaucoup de longs métrages.

Ainsi, si Anderson donne vie à des personnages imparfaits, son scénario est parfaitement maîtrisé. Tout comme sa mise en scène, absolument fluide, et complètement au service de son histoire et de ses protagonistes. On ne pouvait pas en dire autant de « Phantom Thread », un film à la réalisation géniale, mais qui semblait n’exister que pour elle et pour montrer combien Anderson est un virtuose. Pas de ça ici, ce qu’on retient avant tout, ce sont l’histoire et nos (anti)héros, même si régulièrement on se prend à saluer telle ou telle séquence brillamment mise en scène.

En bref, « Licorice Pizza » est gorgé de qualités, et notamment d’une galerie d’acteurs et de personnages particulièrement savoureux, des premiers rôles aux plus secondaires. C’est un film à la fois très drôle et vraiment touchant, frais et euphorisant, avec même une certaine poésie et une indéniable nostalgie, sans qu’elle soit passéiste ou rétrograde. Il a beau sortir l'hiver, il est printanier et solaire, empli d’une énergie communicative et plein de promesses tenues.

Un long métrage très réussi, que certains qualifient de mineur pour un Anderson, mais qui pour moi est l’un de ses tous meilleurs, un gros coup de cœur. Un film, voire même un chef-d’œuvre (n’ayons pas peur des mots), que je recommande vivement à tous les amoureux du cinéma… et de la vie.

[4/4]

lundi 10 janvier 2022

« La Main de Dieu » (È stata la mano di Dio) de Paolo Sorrentino (2021)

 

    Grosse déception... Pour qui connaît bien Naples, la voir traitée de cette façon, complètement superficielle, ne peut que désappointer... « La Main de Dieu » se rapproche plus de la froideur figée et pompeuse de « Youth » que de la relative fraîcheur de « La Grande Bellezza » (même si c'est tout de même un long métrage déjà bien lourd). Surtout que le pitch du film promet monts et merveilles... Forcément, face au résultat, on déchante...

Autre problème de taille, ce long métrage se veut le plus personnel de Sorrentino et raconte effectivement un événement terrible, qui fut fondateur pour lui. Mais le comble, c'est qu'il n'arrive pas à nous toucher... Tout est trop traité par-dessus la jambe, les personnages sont trop caricaturaux et fades à la fois pour nous émouvoir... Et le cinéaste n'arrive pas à installer la moindre émotion, si ce n'est un sens du surprenant, par son goût récurrent pour le baroque visuel, pour ne pas dire l'outrance indigeste...

Il faut dire que son scénario se perd (et nous perd) dans des digressions multiples, perdant du temps en déroulant le fil d'intrigues secondaires et de multiples séquences sans intérêt. Les quelques bonnes idées sorties du chapeau de Sorrentino ne sont hélas pas exploitées, comme celle sur la légende de San Gennaro, l'une des rares scènes intéressantes du film visuellement parlant... quelque peu gâchée par le goût de Sorrentino pour la vulgarité crasse, et qui ne trouvera plus d'écho dans le reste du long métrage.

Dommage, car le potentiel de ce film était énorme... Difficile de croire que Sorrentino est Napolitain d'origine... Avec une ville pareille, à l'histoire et à la culture si riches, arriver à se planter de cette façon c'est invraisemblable... Il nous livre un film presque sans âme, alors que Naples est justement une ville qui en a une. C'est l'une des cités italiennes les plus attachantes et les plus passionnantes, une ville avec une énergie considérable, vraiment vivante, contrairement à Rome, qui ressemble trop à une ville-musée aujourd'hui.

Peut-être que c'est là que réside le problème. Dans son film, le héros, qui n'est autre que Sorrentino jeune, quitte Naples pour Rome, où il espère percer dans le cinéma. Un personnage lui dit d'ailleurs qu'il va se perdre en quittant sa ville natale, en cherchant à rejoindre Rome à tout prix. Or c'est peut-être une explication probante, consciente ou non, de Sorrentino. A force de lisser son art, de renier ses racines pour plaire au plus grand nombre, il a perdu le sens de ce qui fait la singularité de Naples.

En résulte un film qui n'est pas honteux, mais, chose que je ne pensais pas pouvoir dire d'un long métrage de Sorrentino, qui est très moyen et n'apporte pas grand chose, qui laisse indifférent. Même si je reconnais son talent certain pour composer des images baroques frappantes. Encore une fois, dommage…

[2/4]

dimanche 9 janvier 2022

« Corto Maltese - Océan Noir » de Martin Quenehen et Bastien Vivès (2021)


     Une fois n'est pas coutume, je salue la relative prise de risque de Casterman. La célébrissime maison d'édition laisse quartier libre à Bastien Vivès et Martin Quenehen pour revisiter Corto, en le transposant à une époque plus contemporaine, en prise avec les enjeux de notre temps. Clairement cet album est peu ou prou le meilleur de la série post-Hugo Pratt. Car il ose enfin !

Malheureusement, Vivès et surtout Quenehen n'ont pas le talent suffisant pour approcher le génie du maestro italien. Pour ce qui est du dessin, Vivès s'en sort honorablement. Il actualise l'aspect visuel de Corto avec talent, notamment son visage. Pas de doute, il est bien plus talentueux que Rubén Pellejero et ne livre pas une copie servile, mais une nouvelle version de Corto, à la fois personnelle et dans l'esprit du personnage d'origine. 

Dommage qu'il soit loin de maîtriser le noir et blanc comme Pratt... La BD est colorisée en nuances de gris, certainement à la tablette, et Vivès use des couleurs sans en faire un atout narratif supplémentaire. Là où Pratt excellait à dramatiser une scène ou à la rendre contemplative par sa gestion virtuose de l'encre de Chine et des aplats de noir.

Dommage également que la moitié du temps, Vivès ne daigne pas dessiner complètement les visages des personnages. Pour les personnages secondaires, ça passe encore. Mais que Corto n'ait pas d'yeux ou de bouche la moitié de l'album, c'est soit de la paresse monstre, soit du pur je-m'en-foutisme. Le pire, c'est que je pense que ce sont les deux à la fois...

Ça rejoint ma remarque sur la gestion des couleurs. Vivès, qui a sans doute un agenda chargé du fait de ses nombreux autres projets, et l'éditeur Benoît Mouchart, n'ont sans doute pas considéré qu'une série pourtant culte comme Corto Maltese méritait qu'on passe du temps sur un album et qu'il soit de la meilleure qualité possible. Comme pour les reprises de Blake et Mortimer etc., il semble que la logique industrielle du travail à la chaîne prévale... En résulte un album complètement bâclé d'un point de vue visuel. Oui, de temps en temps, Vivès nous livre une belle vignette. Mais la plupart du temps, ses vignettes ressemblent plus à des esquisses à peine dignes d'un storyboard... Je serais curieux de savoir combien de temps Bastien Vivès a passé pour dessiner et coloriser cet album !

Visuellement, la BD fait donc très cheap, entre les visuels dessinés à la va-vite et les couleurs utilisées sans aucun sens graphique ou narratif... Si le scénario était réussi, je serais passé outre. Mais le hic, c'est que le scénario est encore pire que le dessin... Il commence plutôt bien, en installant du mystère... Puis patatras, il s'effondre sur lui-même en se heurtant à deux écueils.

Premièrement, celui de tomber dans du James Bond ou du Mission Impossible de deuxième zone. Depuis la reprise de Corto, il semble acquis qu'un album de la série doit faire voyager les héros dans le monde entier, sur au moins 3 continents. Forcément en 166 pages, les péripéties s'enchaînent à vitesse grand V, les ellipses foisonnent, et tout passe tellement vite que les auteurs n'ont le temps d'installer aucune ambiance ou atmosphère... Alors que les albums de Pratt avaient un ton et une saveur uniques, souvent liés à des lieux extraordinaires et visuellement marquants. Il faut dire aussi que la plupart de ses albums se contentaient d'une seule localisation, qui lui suffisait pourtant à exploiter tout le potentiel de ses récits.

Deuxièmement, Quenehen cherche à injecter bien trop de sujets divers dans son scénario. Entre l'écologie, les fascistes japonais, les cartels sud-américains, le journalisme d'investigation, le théâtre nô... Et surtout le 11 septembre 2001 et Colin Powell, sortis de nulle part et ne servant strictement à rien... Le pire, c'est que Quenehen survole complètement ces sujets et qu'ils ne sont utilisés que comme des décors ou des faire-valoir, à aucun moment il les approfondit et en fait vraiment quelque chose d'intéressant...

Bref, le scénario se contente de cocher les cases du cahier des charges d'un Corto du XXIe siècle, sans aucune inspiration. Seule une certaine ironie rappelle le ton si particulier d'Hugo Pratt. Mais les phrases pseudo-poétiques et qui se veulent définitives tombent quasiment toujours à plat... N'est pas Pratt qui veut...

Au total, si Casterman prend (un peu) de risques, le résultat est bien loin de l'ambition de l'éditeur de nous livrer des albums post-Hugo Pratt qui aient un intérêt autre que purement commercial et financier. Certes, les nouveaux albums valorisent le catalogue historique en relançant les ventes. J'incite donc les lecteurs qui ne connaissent pas encore Corto Maltese à lire la série d'origine, il se prendront une belle claque. Pour le reste, ne gaspillez pas votre argent. Cet album qui coûte cher pour ce qu'il est et qui prend de la place ne vous sera d'aucune utilité...

[1/4]

samedi 2 octobre 2021

« Coeur de Tonnerre » (Thunderheart) de Michael Apted (1992)


 

    Merci à Arte pour sa programmation de qualité et sa capacité à dénicher des pépites méconnues. Une fois de plus, voici un film qui ne paie pas de mine… Il a des critiques mitigées, je tombe dessus par hasard 15-20 min après qu'il ait commencé, intrigué par le titre... Et j'accroche direct.

 

Le ton fait penser aux films policiers « burnés » des années 80-90, avec le vieux flic à qui on ne la fait pas et le jeune sorti de l'école tout feu tout flamme, naïf et prêt à en découdre. Par bien des aspects, ce long métrage m'a d'ailleurs fait penser à « Mississipi Burning », sorti 4 ans auparavant. Même duo de flics, et même thématique sociétale sur la spoliation d’un peuple.

 

Ici, le film prend place dans une réserve indienne, où un meurtre a été commis. On dépêche sur place deux agents fédéraux, spécialistes des affaires amérindiennes, pour tenter d'y voir plus clair. Et le moins que le puisse dire, c'est que nos deux cow-boys se heurtent à une autre civilisation, à un autre mode de vie, et ne comprennent rien de rien. Ou plutôt, tout semple trop simple, la vérité est plus complexe, de toute évidence ils sont menés en bateau.

 

Le héros, joué par un excellent Val Kilmer, est un Américain dont une partie de sa famille est d’origine amérindienne. Mais il a renié ses racines et a tout du parfait Yankee arrogant. Alors lorsqu’on l’envoie enquêter sur place, justement en raison de ses origines, il le prend très mal et ses débuts sur le terrain sont pour le moins explosifs.

 

Sam Shepard est lui aussi très bon en vieux flic désabusé qui sait à qui il a affaire. Il connaît bien plus les Amérindiens que son jeune coéquipier, qui n’a d’Indien qu’une partie de son arbre généalogique. Il n’empêche que notre flic aguerri semble lui aussi dépassé par les évènements.

 

Les deux fédéraux auront bien besoin de l’aide de Walter Crow Horse, un policier amérindien flegmatique et perspicace, pour tenter de résoudre l’enquête. Ce personnage, interprété avec talent par Graham Greene, ainsi que celui du vieux chef indien, sont très attachants. Tout comme le personnage de l’institutrice Maggie Eagle Bear, jouée par Sheila Tousey. Ces trois protagonistes sont au cœur de l’intrigue et donnent au long métrage un supplément d’âme.

 

La fin est peut-être un peu trop appuyée, ou plutôt l’avant-dernière séquence, car la dernière est parfaite. Mais dans l’ensemble c’est vraiment un bon film, qui mêle harmonieusement action et émotion, suspense et réflexion politique, culturelle et sociale. Je le recommande vivement !

 

[3/4]

samedi 4 septembre 2021

« Vanko 1848 » – La Fortune des Winczlav, tome 1 de Philippe Berthet et Jean Van Hamme (2021)


 

    Jean Van Hamme s’essaie au préquel, en créant une mini-série de 3 tomes pour raconter les origines du célèbre héros Largo Winch… né Largo Winczlav. Le premier tome de cette trilogie suit les (més)aventures de Vanko Winczlav, jeune médecin monténégrin, ancêtre de notre milliardaire en blue jeans.

 

Ça commence très bien : Vanko est un héros à forte personnalité, aux prises avec les Ottomans dans des Balkans qui se déchirent, au XIXe siècle... Mais de rebondissements en rebondissements, Van Hamme nous perd peu à peu... Notre puis nos héros enchaînent les péripéties mouvementées et passent du coq à l'âne, de l'Europe aux États-Unis, et de New York au Far West... Tout va trop vite, même si le scénario se tient. C’est juste qu’il y avait matière à faire un récit encore plus ample, plus posé, qui nous aurais permis de savourer les séquences avec Vanko notamment, qui reste de loin le personnage le plus intéressant.

 

Si l'on ajoute à cela des passages assez racoleurs, on ne peut qu'être un peu déçu face à un scénario plutôt moyen pour un Van Hamme... Certes, on ne s'ennuie pas une seconde et l'auteur belge a bien plus de talent que beaucoup de ses contemporains. Mais je regrette que ses tics de narration prennent le pas sur l'audace ou l'originalité, et que le départ en fanfare ne tienne pas toutes ses promesses.

 

En fait, plus qu’à la série « Largo Winch » qu’il est supposé annoncer, cet album me fait penser à la saga « Les Maîtres de l’Orge », scénarisée également par Van Hamme. On retrouve cette galerie de personnages entre aïeux et héritiers, ballotés par les évènements avec des hauts et des bas, certains nous « gratifiant » de turpitudes scabreuses histoire d’appâter le chaland… Le tout formant un récit ample mais inégal, avec des protagonistes plus ou moins attachants.

 

Finalement, la bonne surprise c'est le dessin de Philippe Berthet. D'une très grande élégance, il est étonnamment sobre : il ne s'embarrasse pas de détails, mais ça lui réussit plutôt bien. D'autant que son dessin est magnifié par les belles couleurs de Meephe Versaevel. Le tout donne un cachet certain à cette bande dessinée, qui est un ouvrage de qualité, c’est indéniable. Loin des préquels et suites dévoyant des séries phares et historiques, regrettable manie à laquelle nous ont habitué les grands éditeurs de BD.

 

Au total, c'est un album solide que nous offrent les deux auteurs, et on le referme en ayant envie de lire la suite, le pari est donc réussi. Pour autant, avec leurs talents combinés je me dis qu'on aurait pu avoir quelque chose d'encore meilleur, ce que laissait penser le début... Je me pencherai sans hésiter sur les deux prochains tomes et je verrai bien si Van Hamme a eu raison de reprendre la plume.

 

[2/4]

vendredi 27 août 2021

« Gauguin – L'autre monde » de Fabrizio Dori (2016)


 

    Fabrizio Dori n'a pas son pareil pour mêler bande dessinée et peinture classique de façon intelligente, belle et harmonieuse. Il s'attaque cette fois à Paul Gauguin et son œuvre, ainsi qu'à la mythologie et à la culture tahitiennes. Visuellement, c'est superbe, on se croirait plongé dans les toiles de Gauguin.

 

Sur le fond, la partie imaginaire, qui s'appuie sur les mythes tahitiens, est envoûtante, avec une mise en image marquante. Finalement, c'est Gauguin – l'homme et pas l'artiste – qui déçoit. Je ne connaissais pas sa vie, il apparaît ici comme quelqu'un d'égoïste, imbu de lui-même et aigri. Ce que semble confirmer sa biographie sur Wikipédia. Pas franchement quelqu'un de sympathique en somme, ce qui fait qu'on a du mal à s'identifier à lui, alors qu'il est plus ou moins le seul personnage consistant de ce récit.

 

Mais qu'importe, cette BD est avant tout un hommage à la peinture, à l'art, à la poésie et à l'imaginaire, ainsi qu'à la beauté de la Polynésie. Et c'est tout le mérite de Dori que de ne pas avoir voulu en faire une hagiographie à la gloire de Gauguin. L'homme est représenté avec ses contradictions et ses défauts, ce qui permet aussi de mieux comprendre sa démarche et sa relation à l'art et à ses contemporains.

 

Deuxième bande dessinée de Fabrizio Dori que je lis, et deuxième fois que je suis impressionné par son travail. Il me semble clairement être un auteur à suivre, et son dernier ouvrage sorti cette année m'intrigue au plus haut point.

 

[3/4]

jeudi 26 août 2021

« Miss Bengalore » – Le Château des Animaux, tome 1 de Xavier Dorison et Félix Delep (2019)


 

    Le problème de la bande dessinée contemporaine, ce n'est pas tant de trouver de bons dessinateurs – beaucoup ont vraiment du talent – que de bons scénaristes... Ici Félix Delep s'en sort la tête haute au dessin, il n'est pas loin d'égaler la virtuosité graphique de Juanjo Guarnido, le dessinateur de Blacksad. Certes, son découpage et ses cadrages manquent encore un peu de force et d’évidence. Mais le character design de ses personnages est réussi, on sent que c’est un dessinateur qui maîtrise son sujet, et les couleurs qu’il emploie avec l’aide de Jessica Bodard sont suffisamment belles pour une BD actuelle pour que ce soit souligné.

 

En revanche, une fois de plus, Xavier Dorison me déçoit au scénario... On retrouve son goût pour la violence crue, pour le sang et les tripes étalées. Ce qui fait que cette BD est bien trop adulte pour des enfants, malgré un dessin type Disney, avec des animaux anthropomorphes, doués de parole.

 

Ce qui est nouveau (pour moi en tout cas), c'est le ton un peu bête, voire même niais et facile de ses personnages et de son scénario, qui ne peuvent satisfaire l’adulte que je suis. Un scénario qui ne tient debout que par sa source littéraire, le chef-d’œuvre qu'est « La Ferme des animaux » de George Orwell. Si le bref roman d’Orwell, incisif et brillant, est un coup de poing dans le ventre, le récit de Dorison est beaucoup moins convaincant et marquant.

 

Je reconnais qu’il a du mérite en essayant de « dépasser » ce roman, en voulant montrer « l’après » : comment se passe la sortie du totalitarisme. Seulement, le propos est bien trop schématique et simpliste. Et puis on a rarement vu des « suites » de chefs-d’œuvre, surtout réalisées par d’autres auteurs, se hisser à leur niveau…

 

Ici, les personnages sont très monolithiques, binaires, et l’ascendant de certains animaux sur les autres se fait quasi exclusivement par la force quand Orwell montrait comment par plein d’autres moyens pervers (le dévoiement du langage, la réécriture de l’histoire…) certaines personnes cherchaient à emprisonner non seulement les corps, mais aussi l’esprit de leurs semblables.

 

On est donc beaucoup plus dans une opposition manichéennes entre gentils et méchants, sans l’analyse acérée d’Orwell qui savait nous alerter sur les dangers passés et à venir des totalitarismes de tous bords et leurs mécanismes redoutables. En somme, on est dans les bons gros clichés de la lutte contre l’oppression, sans que Dorison se foule le moins du monde, persuadé que ses « recettes » suffisent.

 

J’ai lu les deux premiers tomes de la série – les seuls sortis à ce jour – et ça ne s’arrange pas. Le second volet adopte le même ton et le même esprit. Je suis donc déçu par cette série qui s’annonçait prometteuse, et dont la très bonne presse qu’elle reçoit ne me semble pas refléter son niveau de qualité plus que moyen, du moins pour ce qui est du scénario… Dommage, Dorison a manqué une belle occasion… 

 

[2/4]

dimanche 1 août 2021

« Peppermint Candy » (Bakha Satang) de Lee Chang-dong (2000)


    « Peppermint Candy » est un film difficile mais nécessaire, où Lee Chang-dong met en scène un anti-héros dont l'histoire personnelle fait écho à l'histoire récente de la Corée du Sud (du début des années 1980 à la fin des années 1990).

Un personnage qui sera broyé par des évènements terribles, qui ont façonné la Corée et en ont fait un pays meurtri, à l'image de ce personnage qui a perdu à jamais son innocence et en souffrira toute sa vie.

Le scénario de Lee Chang-dong, construit à rebours, est ingénieux et nous fait remonter dans le passé de Yongho, pour mieux appréhender comment il en est arrivé là, mais aussi pour comprendre en parallèle ce qui s'est passé en Corée pour influer à ce point sur sa vie.

Ce n'est clairement pas un film léger, il est parfois brutal, souvent désespéré, mais il contient aussi un idéal, une certaine idée de dignité perdue, notamment à travers le personnage de Yun Sunim, l'amour de jeunesse de Yongho.

« Peppermint Candy » est un véritable cri du cœur qui permet de mieux connaître et comprendre le passé tragique de la Corée du Sud. C'est une œuvre qui permet d'ailleurs d’obtenir des clés pour décrypter d'autres films du Pays du Matin Calme, dans lesquels l'histoire de la Corée est parfois tue mais présente, l'air de rien, en arrière-plan, comme par exemple dans « Memories of Murder ».

Il s’agit d’un long métrage ambitieux sur le fond et sur la forme, avec un scénario très bien écrit, des personnages fouillés et qui ne se résument pas à des idéaux-types en deux dimensions, mais aussi une esthétique maîtrisée et de belles prises de vues, Lee Chang-dong ne sacrifiant aucune des composantes de son film et arrivant ainsi à créer une belle harmonie d’ensemble.

Signalons enfin des interprètes magistraux (comme souvent en Corée), notamment ceux qui incarnent les deux « héros », Sol Kyung-gu (Kim Yongho) en tête, capable de passer par toutes les émotions et de jouer avec brio différents âges de la vie, et Moon So-ri (Yun Sunim), en jeune femme simple et courageuse, animée par une force admirable, compte tenu de la situation difficile dans laquelle elle vit.

Si vous êtes intéressés par la Corée du Sud et son cinéma, il me semble donc indispensable de découvrir ce long métrage, à la fois œuvre de mémoire, œuvre politique, sociale et œuvre pivot, réalisée alors que le cinéma coréen allait conquérir le monde entier.

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