mercredi 17 août 2022

« Edmond » d'Alexis Michalik (2016)


 

    J'ai passé un bon moment en allant voir la pièce, même si elle me laisse un peu partagé. C'est ce qui m'a poussé à écrire cette critique, pour mettre des mots sur mon ressenti. Étant un fan absolu du film de Rappeneau avec Depardieu dans le rôle-titre (je n'ai pas encore vu la pièce originale au théâtre), et pour tout dire, Cyrano étant un héros tellement attachant, forcément, « Edmond » ne m'a pas laissé indifférent.

 

Je connaissais déjà Michalik pour avoir vu sur scène « Le Porteur d'histoire », qui m'avait moyennement convaincu, malgré d'indéniables qualités... Je me suis donc retrouvé en terrain connu avec « Edmond ». Clairement, Michalik a un vrai sens de la mise en scène, rythmée et ingénieuse, avec une grande économie de moyens bien utilisée, qui fait marcher l'imagination à plein régime, aidée par de belles trouvailles visuelles.

 

C'est plus dans l'écriture des personnages et des dialogues qu'il pèche. Car le comble c'est qu'on tombe souvent dans du boulevard, avec un humour gras, pas loin d'être lourd, qui revient de façon un peu trop récurrente et qui dénote avec les extraits de la pièce d'origine (eux toujours aussi renversants).

 

Et puis franchement, Michalik pompe quasiment toute sa pièce sur celle de Rostand, nous faisant le coup de la mise en abyme (c'est un petit malin). Car la narration, et plus largement l'écriture globale de la pièce est elle aussi un peu trop linéaire et prévisible, manquant singulièrement d'inventivité et d'audace, et puisant allègrement dans ce qui fait l'attrait de la pièce d'origine (cette histoire d'amour contrarié et cette célébration du verbe). Pour qui connaît plusieurs pièces de Michalik, on perçoit vite qu'il a ses trucs, des ficelles un peu grosses qu'il tire facilement pour faire vibrer telle ou telle corde chez le spectateur. Après tout pourquoi pas, comme Cyrano, son art ne manque pas de panache.

 

Mais voilà, le récit de la création de la fameuse (et sublime) pièce d'Edmond Rostand, ça vaut son pesant de cacahuètes. On ne s'ennuie pas une seconde, et le personnage d'Edmond est à la fois intéressant, touchant et inspirant. C'est un créateur qui doute, qui rame pour trouver l'inspiration, et pourtant qui a un bel et grand idéal, qui s'épanouira pleinement dans « Cyrano ».

 

Et puis les comédiens sont tous excellents, avec une mention particulière pour ceux qui incarnent Edmond et Coquelin, l'acteur qui créa le rôle de Cyrano. Leurs rôles sont bien écrits, on sent que Michalik s'est concentré sur ces deux personnages, leur servant une partition ample et généreuse, à l'image de la pièce, et bien sûr - et avant tout - de celle de Rostand.

 

On sent l'amour qu'a Michalik pour le théâtre, on sent aussi qu'il connaît son métier, et il nous le partage bien volontiers avec cette pièce. On sent également sa grande admiration pour Edmond Rostand, et on peut dire qu'il a eu au moins le mérite de remettre « Cyrano de Bergerac » sur le devant de la scène. Cette pièce qui risque bien de devenir immortelle, et à laquelle il est si bon de toujours revenir…

 

[2/4]


« Decision to Leave » (Heeojil gyeolsim) de Park Chan-wook (2022)


 

    Les planètes sont alignées avec ce long métrage, et j'en suis le premier ravi. Ce n'est pas tous les jours que j'apprécie un film de Park Chan-wook, et encore moins que je l'apprécie vraiment. Pourtant, et je le concède volontiers, « Decision to Leave » me semble une vraie réussite.

 

Tout d'abord, la mise en scène, primée avec raison à Cannes, est d'une précision et d'une inventivité remarquables. Clairement, les cinéastes contemporains capable de réaliser des longs métrages aussi bien filmés se comptent sur les doigts des deux mains, voire d'une seule. Park Chan-wook s'est de plus très nettement amélioré sur deux points : premièrement, sa mise en scène est beaucoup plus sobre qu'à l'accoutumée, mais non moins puissante. Sa force évocatrice est considérable, et il dit ou montre beaucoup avec peu. Et puis il échappe à un côté ampoulé, artificiel et étouffant, typique des mises en scène trop maîtrisées. Oui, rien n'est laissé au hasard, mais par plein d'aspects, notamment l'humour, « Decision to Leave » est un film qui respire et qui vit. Sans compter que beaucoup de plans sont d'une beauté à tomber par terre.

 

Mais aussi - et surtout - ce film est réussi car ses acteurs sont extrêmement talentueux. En premier lieu, bien sûr, le couple principal, joué par le Coréen Park Hae-il et la Chinoise Tang Wei, qui incarnent deux personnages complexes. Mais aussi les acteurs secondaires. Comme bien souvent chez les comédiens asiatiques, nous avons affaire à des interprètes hyper investis et crédibles à 200%, capables de jouer et transmettre les émotions les plus subtiles.

 

Pour finir, enfin, ce film se démarque par son scénario sophistiqué et ambitieux, qui rend un bel et clair hommage à Hitchcock, tout en créant son propre univers (visuel). L'histoire est indissociable de la mise en scène, car les deux sont entremêlées et s'enrichissent mutuellement. Park Chan-wook nous fait constamment douter : est-on dans la réalité ou le fantasme ? Le héros n'est-il pas en train de rêver, de se tromper ? Ou au contraire, est-il clairvoyant ? A quel jeu joue l'héroïne ? Qui est-elle vraiment ? Le film semble apporter des réponses, mais qui sont régulièrement contredites, et il s'achève sans que l'ont sache réellement ce qui s'est passé et qui sont vraiment, au fond, les personnages que l'on a côtoyés.

 

Le long métrage ressemble à un thriller psychologique, avec au centre une histoire d'amour vénéneuse. C'est aussi un film policier, et bien sûr un film typiquement coréen, avec de multiples ruptures de ton et la combinaison d'une multiplicité de genres cinématographiques. Mais le vrai plus que j'ai particulièrement apprécié, c'est la grande classe de l'ensemble (et du héros principal), avec en plus un certain lyrisme, dans la deuxième partie du film, qu'on retrouve rarement chez ce cinéaste il me semble (il faut peut-être remonter à « Joint Security Area » pour cela).

 

Toutes ces qualités font de « Decision to Leave » un des meilleurs films de Park Chan-wook et un des meilleurs longs métrages récemment sortis. Également l'un des films les plus accessibles du réalisateur coréen, beaucoup moins violent que d'habitude, sans être fade ou convenu pour autant. Bref, une belle réussite, qui replace le cinéma coréen au centre du jeu, 3 ans après « Parasite » qui avait mis tout le monde (ou presque) d'accord.

 

[3/4] 

dimanche 24 avril 2022

« Maternité éternelle » (Chibusa yo eien nare) de Kinuyo Tanaka (1955)

 

    « Maternité éternelle » est le premier long métrage vraiment personnel de Kinuyo Tanaka. Et pour cause, c’est le premier projet de film à venir d’elle, les deux précédents lui ayant été proposés par d’autres personnes. Elle a été profondément touchée par l’histoire de Fumiko Nakajô, jeune et brillante poétesse, morte foudroyée par un cancer du sein à 31 ans. Et on comprend pourquoi.

 

D’abord, Fumiko est une femme forte, qui endosse et endure la condition d’une femme dans le Japon des années 1940-1950. Avant qu’on la reconnaisse comme une femme à part entière, indépendante et libre de ses choix, comme le serait un homme, on lui intime d’être avant tout une bonne épouse et une bonne mère. Ce qui est d’autant plus difficile avec un mari oisif, brutal et qui la trompe…

 

Heureusement pour elle, ses deux enfants lui procurent une vraie joie, ils sont sa raison de vivre. Et elle s’adonne à la poésie en amatrice, dans un club, qui lui permet de côtoyer d’autres personnes, notamment Takashi Hori, le premier qui va véritablement l’encourager… Et qui va tomber amoureux d’elle, comme elle en retour, sans le lui avouer… Alors qu’il est marié à une amie de Fumiko, tous les trois ayant grandi ensemble.

 

Peu à peu, Fumiko va prendre son indépendance et la poésie va occuper de plus en plus de place dans sa vie. Elle se révèle une poétesse brillante et passionnée, qui ose exprimer ses sentiments les plus profonds, et même sa détresse, quitte à indisposer les bien-pensants.

 

On sent que ces deux aspects ont particulièrement inspiré Kinuyo Tanaka : Fumiko est une femme artiste, ce qui est particulièrement rare dans le Japon du milieu du XXème siècle… Elle devra lutter pour s’imposer, croire en elle et rester fidèle à elle-même, sans écouter les conseils mal avisés des un(e)s et des autres. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le parcours de Kinuyo Tanaka, qui a dû lutter elle aussi pour se faire une place dans le milieu du cinéma, qui reste un monde d’hommes, particulièrement pour devenir réalisatrice, s’attirant les foudres de certains, dont le grand Kenji Mizoguchi en personne...

 

Autre aspect qui a sans doute particulièrement touché Tanaka : la grande liberté de ton de Fumiko, qui se reflète dans ce long métrage. Fumiko ne veut pas seulement être une bonne épouse et une bonne mère – ce qu’elle est pourtant. Elle veut avant tout vivre sa vie en accord avec son idéal, vivre la vie qu’elle veut, aimer et être aimée. Ce qui est particulièrement courageux dans une société aussi conservatrice.

 

« Maternité éternelle » est à cette image. C’est un film à la fois classique et moderne, avec une vraie fraicheur, une grande liberté de ton, et surtout une grande sincérité. Le personnage de Fumiko ne cache rien de ses sentiments ni de ses épreuves. Régulièrement, Fumiko se dit « capricieuse », ou c’est ce qu’on dit d’elle, alors qu’elle veut simplement être libre. Une telle attitude serait totalement compréhensible aujourd’hui, mais à l’époque ça choque, il faut réfréner ses sentiments et subir en silence…

 

Cette irrévérence se traduit également dans la mise en scène. Dans plusieurs scènes, Fumiko est insolente et audacieuse, comme dans la fameuse scène du bain. On la voit même dénudée à l’hôpital, une scène qui devait certainement être inhabituelle à l’époque… A ce titre, louons l’interprète de Fumiko, la formidable Yumeji Tsukioka, qui crève l’écran et porte le film sur ses épaules pendant près de deux heures !

 

C’est une constante dans la filmographie de Kinuyo Tanaka : elle cherche à mettre en scène des personnages féminins, à se placer du point de vue des femmes, à livrer une vision de la vie toute féminine, à une époque où elles sont peu écoutées. C’est tout ce qui fait la grandeur de son cinéma : son courage, son audace, mais aussi ce point de vue singulier qui apporte tant au septième art. D’ailleurs, nombreuses sont les scènes d’une grande tendresse dans « Maternité éternelle », notamment celles avec les enfants, des scènes qu’on aurait peine à retrouver chez les cinéastes masculins de son époque, même chez les plus grands…

 

C’est le troisième film de Kinuyo Tanaka que je découvre, sur les six longs métrages qu’elle a réalisés. Et il confirme une fois de plus ma première impression : Tanaka est une cinéaste remarquable et même majeure. Elle a toute sa place parmi les meilleurs cinéastes japonais et est une belle source d’inspiration pour toutes les femmes qui souhaitent se lancer dans la réalisation de films. Quant à nous, spectateurs, je ne peux qu’inciter le plus de monde possible à aller découvrir sa filmographie, qui vaut vraiment le détour. Et plus encore, qui mérite qu’on se plonge dedans, tant elle est belle et fascinante. En un mot : indispensable.

 

[4/4]

samedi 23 avril 2022

« Damnation » (Kárhozat) de Béla Tarr (1988)


 

    « Damnation » est un film d'une noirceur extrême. Bela Tarr y raconte la déchéance d'un homme qui aime sans retour, ce qui détruira sa vie comme celle de ses proches. La photographie imposante en noir et blanc, l'utilisation amplifiée des sons, les plans-séquences contemplatifs, l'étirement du temps... par bien des aspects formels « Damnation » rappelle l'œuvre d'Andreï Tarkovski. Mais il demeure infiniment plus pessimiste, plus désespéré : sur le fond, les rapports avec le cinéaste russe sont beaucoup plus éloignés.

 

Ici pas d'intervention de Dieu ou de la grâce mais plutôt de la fatalité. Les hommes et les femmes sont livrés à eux-mêmes dans un monde apocalyptique où l'espoir est absent : tous aspirent à changer leur condition, mais la vie en décide autrement.

 

Esthétiquement, « Damnation » marque une rupture dans la filmographie de Béla Tarr. C'est la première fois que le cinéaste hongrois collabore avec son compatriote l'écrivain László Krasznahorkai. Ses films se font moins directement sociaux (même si ça reste un des aspects principaux de son œuvre) et davantage métaphysiques, avec de surcroît une esthétique beaucoup plus soignée et aboutie. Tout en dépeignant la fin d'un monde : la décrépitude de l'ère soviétique.

 

Contrairement à ses deux longs métrages suivants, encore plus ambitieux, avec « Damnation », Béla Tarr se « contente » de mettre en scène une intrigue sentimentale, un triangle à trois d'amoureux malheureux. Il a d’ailleurs écrit (avec Krasznahorkai) et réalisé ce film pendant la longue production de « Sátántangó », pour se changer les idées, d’où son côté plus « simple ». Mais si l'intime prédomine ici, l'arrière-plan social n'est pas négligeable, au contraire.

 

Tarr donne vie à une Hongrie fantasmée, dont la topographie est indéfinissable. Il combine en effet des prises de vues tournées aux 4 coins du pays, afin de figurer les lieux qu'il a en tête le plus fidèlement possible.

 

Et on peut dire que c'est une réussite. Rien que la géographie du film : les lieux, les habitations, la nature dévastée, tout cela confère au long métrage une atmosphère oppressante et profondément désenchantée, magnifiée par la sublime photographie en noir et blanc. Cela donne également un aspect intemporel, irréel : on assiste, impuissants, à un monde qui se meurt, sous des déluges de pluie. Un monde qui est celui de l'Europe centrale des années 1980, mais qui aurait pu être celui de la Hongrie du Moyen Âge, du 19e siècle ou peut-être même des années 2000 (voire plus).

 

On comprend pourquoi le cinéaste a été inquiété par les autorités hongroises : il donne à voir une image peu reluisante de son pays. Si la pauvreté semble omniprésente, Tarr dépeint aussi la misère sentimentale et relationnelle, et pire encore, la destruction de la société hongroise, dont la corruption et la délation sont les piliers sous le régime soviétique. « Sátántangó » et « Les Harmonies Werckmeister », ses deux grands films de l'après URSS, seront tristement similaires : le communisme a créé un appel d'air et a détruit de l'intérieur la Hongrie, et rien ne semble pouvoir renaître et redonner espoir une fois que le système oppressif s’est effondré...

 

On a beaucoup parlé de la forme de ce film, à la fois magistrale et difficile, rugueuse, notamment par sa lenteur exacerbée. Mais à mon sens on ne parle pas assez du fond, car ici fond et forme s'entremêlent harmonieusement et intelligemment. Ce qui fait de « Damnation » tout sauf une caricature de film d'art et d'essai chiant et imbitable. Sa valeur historique et sociologique est inestimable, tout comme sa valeur artistique bien sûr : Tarr nous fait éprouver ce qu’était la Hongrie sous le joug communiste. Ce n’est pas seulement quelque chose d’intellectuel, sur le plan des idées, c’est avant tout une expérience physique et terriblement immersive.

 

C'est un film dur, certes, mais nécessaire. Un témoignage courageux et sans concession de l'enfer du communisme d'État. Un long métrage qui s'illustre par l'extraordinaire talent de mise en scène du cinéaste hongrois et par la terrible désolation de son propos.

 

[3/4] 

samedi 9 avril 2022

« Artifacts - The Collected EPs, Early Works & B-Sides » de Beirut (2022)


 

     Parler de la compilation « Artifacts » de Beirut, c’est forcément revenir sur l’histoire de ce groupe singulier, et notamment de l’homme-orchestre qui est derrière : l’Américain Zach Condon. Né à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, il a grandi à Santa Fe, la capitale de cet état. C’est là que le jeune adolescent de 14 ans va se mettre à composer dans sa chambre des morceaux de musique pour passer le temps, lors de ses longues nuits d’insomnie.

 

Véritable éponge à la curiosité sans limites, le jeune Zach accumule les instruments réels ou électroniques dans sa chambre, elle-même décorée de cartes du monde entier, que l’adolescent rêve d’arpenter. Il bricole, il bidouille des boucles électroniques, il enregistre des morceaux d’abord relativement simples, puis de plus en plus complexes, jusqu’à façonner peu à peu la signature musicale qui a fait la renommée de Beirut : un mix entre instruments à cuivre traditionnels et boucles électroniques lo-fi poétiques.

 

Sous le nom de Beirut, le jeune prodige signe d’abord deux albums, à 20 et 21 ans, qui vont forger sa réputation, inspirés par la musique des Balkans et la chanson française (surtout pour le second). Avec son troisième album, « The Rip Tide », Zach effectue un nouveau départ et livre son album de la maturité : à la fois épuré et percutant, il a digéré tout l’apport de ses influences pour en faire quelque chose d’original, simple et profond en même temps.

 

Mais à force de tirer sur la corde et d’avoir la bougeotte, après des tournées éreintantes, Zach fini épuisé. Il enchaîne les déconvenues, dont un divorce, et sort son quatrième album, « No No No » dans la douleur, alors qu’il souffre d’une crise d’inspiration. Clairement, avec cet album, on découvre un Beirut en petite forme, loin de ses flamboyants débuts.

 

Il décide alors de quitter les États-Unis pour l’Europe qu’il aime tant, et s’installe à Berlin. Une nouvelle vie commence pour lui, et il nous livre un nouvel album, le dernier à ce jour : « Gallipoli ». Un album pas tout à fait au niveau de ses trois premiers, mais qui prouve qu’il a encore du talent à revendre.

 

Aujourd'hui, après (déjà !) 20 ans de musique, c’est dans cette envie de faire le bilan que le projet de la compilation « Artifacts » a vu le jour. Zach est allé plonger dans ses archives personnelles et ses vieux disques durs pour en extraire les morceaux que l’on retrouve sur ce double disque. Certains nous sont déjà connus, comme ceux des EP Lon Gisland et Pompeii (tous deux magnifiques), et quelques autres faces B. Pour le reste, nous avons le droit à des morceaux pour beaucoup intéressants, même si certains sont inégaux, et même à de véritables pépites.

 

Il y a à boire et à manger : 26 titres pour 1h30 de musique ! Autant dire que c’est un opus qui ne s’apprécie pas en une fois, sous peine de passer à côté de pas mal de choses. C’est à force d’écoutes et de réécoutes que ce double album révèle ses charmes : une belle plongée dans l’univers musical de Beirut, avec des morceaux finalement variés, mettant en valeur les différentes facettes du compositeur et musicien talentueux qu’est Zach Condon. Un véritable périple musical, avec ses expérimentations, ses moments de bravoure et ses phases d’accalmie.

 

Autant dire que c’est du pain béni pour tout fan du groupe, ou même pour tout amateur de musique vivante, ayant une âme, mixant tradition millénaire et modernité actuelle. Clairement, pour découvrir Beirut ne commencez pas par « Artifacts », préférez leurs deux premiers albums. Mais si vous cherchez à approfondir l’œuvre du groupe, c’est un nouveau passage obligé.

 

PS : détenir la version physique, CD ou vinyle, est un vrai plus : elle contient un livret qui explique l'histoire derrière chaque chanson, et c'est passionnant !


[3/4]

« Where The Viaduct Looms » de The Flaming Lips et Nell Smith (2021)


 

    Un sympathique album de plus pour les Flaming Lips. C'est clairement un album mineur, mais tout sauf honteux. Il consiste en un album de reprises de chansons de Nick Cave par les Lips et Nell Smith, une jeune adolescente de 14 ans, repérée par le groupe alors qu'elle figure au premier rang d'un de leurs concerts, déguisée en perroquet (sic !).

 

Le résultat est probant : bien sûr, la voix de Nell est encore fragile et brute, sans beaucoup de nuances, mais fondue dans le son si reconnaissable des Lips et la production du génial Dave Fridmann, le résultat est d'une grande beauté. C'est un album au ton très atmosphérique, léger, presque éthéré, poétique...

 

Nell Smith n'a pas encore de vraie signature vocale et de vraie personnalité musicale, ce qui fait que l'album sonne avant tout comme un album des Lips avec une voix féminine. Il me semble moins « fort » que l'album que les Lips ont enregistré avec les Deap Vally (sous le nom de Deap Lips), un album qui me semble très sous-estimé au vu de sa grande qualité et de son originalité bienvenue, les deux groupes se mariant très bien, créant une esthétique singulière.

 

Ici, nous sommes donc avec un opus simple, davantage premier degré, mais néanmoins très beau. Qui prouve que les Flaming Lips ont décidément un talent intarissable, un goût inépuisable pour l'expérimentation, avec beaucoup d'audace, et un don rare pour se renouveler. C'est ce qui explique leur si longue longévité, exceptionnelle pour un groupe de musique capable de livrer autant d'albums réussis, dont certains figurent parmi les albums majeurs des 30 dernières années, rien que ça.

 

[3/4]

dimanche 20 mars 2022

« For the Sake of Bethel Woods » de Midlake (2022)

 

    Plusieurs écoutes sont souvent nécessaires avec Midlake pour se faire un avis un minimum construit sur leurs albums, tant ils sont finement construits, avec une composition et une instrumentation complexes, les musiciens du groupe étant de vrais virtuoses. C'est encore le cas ici.

Ma première impression se renforce au fil des écoutes : c'est encore un opus solide, mais il lui manque un quelque chose pour pleinement me satisfaire. « Antiphon » était un énorme grower, c'est devenu un de mes albums favoris de Midlake, tant il regorge de chansons subtiles et puissantes.

Ici, les lignes mélodiques sont plus éparses, l'album manque de lignes directrices claires, les chansons semblent moins abouties et restent de beaux brouillons, pleins de promesses à moitié tenues...

Il n'est pas impossible que ma note monte d'un point au fil des écoutes, mais j'ai l'impression que c'est un album tout de même un net cran en-dessous du précédent, « Antiphon », qui avait mis la barre très très haut. Je suis donc un peu déçu, mais ce n'est pas non plus catastrophique, et je vais continuer à suivre la carrière de Midlake avec attention.

[2/4]

 

samedi 19 mars 2022

« La Princesse errante » (Ruten no ōhi) de Kinuyo Tanaka (1960)

 

    Alors que la rétrospective Kinuyo Tanaka attire toujours plus de spectateurs (et ce n’est que justice !), je ne peux m’empêcher d’écrire une critique sur le deuxième long métrage de la cinéaste japonaise que j’ai vu, tellement il m’a plu.

A l’image d’un Akira Kurosawa, Tanaka aime construire ses films autour d’une ou plusieurs problématiques clés, qui cristallisent les tensions dans la vie des personnages et au sein de leur société contemporaine. Ainsi, « La Princesse errante » est un long métrage qui porte sur le récit autobiographique d’Hiro Saga, dame de la noblesse japonaise, lointaine parente de l’empereur du Japon, qui se voit épouser Pujie, le frère de Puyi, dernier empereur de Chine, devenu empereur du Mandchoukouo en 1934.

Pujie choisit sa femme sur photo, et celle-ci n’est pas franchement partante pour ce mariage arrangé, mais elle se plie à la volonté de sa famille, car les enjeux sont conséquents : c’est un moyen d’unir les cours impériales du Japon et du Mandchoukouo. La chance de la princesse Hiro, c’est que ce mariage se révèlera heureux ! Pujie est un époux tendre et attentionné, et il deviendra un père aimant, alors qu’il est régulièrement requis pour assister son frère dans la gestion de l’empire sino-japonais.

Mais, et c’est évidemment ce qui intéresse Tanaka, l’histoire va rattraper le couple princier. Ceux qui ont vu « Le Dernier Empereur » de Bernardo Bertolucci savent que la dynastie impériale du Mandchoukouo va se briser sur la vague du parti communiste chinois, dont la montée en puissance est inexorable.

Sur la base de ce récit mouvementé, où la réalité dépasse la fiction, Kinuyo Tanaka nous offre un très beau long métrage. On y retrouve la célébrissime Machiko Kyô, qui porte le film quasiment à elle seule. Elle savait tout jouer : les princesses impériales comme les femmes du peuple. Et une fois de plus, elle sublime de sa présence un long métrage formellement très réussi.

Comme à son habitude, Kinuyo Tanaka nous offre de très beaux cadrages et des séquences visuellement inspirées, même si le tout reste d'un grand classicisme. Mais pas un classicisme figé, nous ne sommes pas face à de l'académisme. Il s'agit plutôt d'une esthétique raffinée, subtile et délicate, commune aux grands films japonais de l'âge d'or.

Surtout, ce qui dénote, c'est la grande attention de Tanaka à ses personnages et à leurs sentiments. Certains spectateurs contemporains lui reprochent parfois de ne pas davantage s'épancher sur le contexte historique de l'époque, mais justement, un exposé d'histoire serait lénifiant.

Kinuyo Tanaka se concentre sur la destinée d'hommes et surtout de femmes, pris dans l'étau de l'Histoire. Et elle est aussi à l'aise dans le registre intime que dans les grandes scènes épiques, ce qui fait que ce long métrage est très touchant. Le résultat m'a conquis : voilà un beau film flamboyant et tragique, mais qui reste toujours digne, à l'image de ses personnages principaux. Une fresque magnifique, qui mérite d’être redécouverte, comme cette cinéaste si talentueuse.

[4/4]

samedi 19 février 2022

« Mademoiselle Ogin » (Ogin-sama) de Kinuyo Tanaka (1962)


 

     Merci à Carlotta, à Lili Hinstin, au Champo et à toutes les parties prenantes qui ont permis que le projet de faire connaître Kinuyo Tanaka en France voie le jour ! Réalisatrice de l'âge d'or du cinéma japonais, les 6 longs métrages qu'elle a réalisés sont projetés pour la première fois en France, seulement maintenant ! Et il aurait été dommage de passer à côté, tant c'est une brillante cinéaste.

Merci également à Pascal-Alex Vincent, fin connaisseur du cinéma japonais, pour son travail de médiation, afin de faire connaître à tous le cinéma de Tanaka. Le petit bouquin qu'il a écrit à son sujet est une mine d'informations. Il dévoile le parcours de Kinuyo Tanaka, et le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est un modèle de courage et de persévérance.

Nombreux sont les cinéastes masculins japonais à avoir vu d'un mauvais œil ses velléités de réaliser des longs métrages, et beaucoup lui ont mis des bâtons dans les roues. Notamment Kenji Mizoguchi, qui était pourtant l'un de ses proches, Tanaka ayant joué en tant qu'actrice dans certains des plus grands films du célèbre cinéaste nippon. D'autres réalisateurs, au contraire, ont pris sa défense, parmi lesquels Ozu ou Naruse. On peut dire qu'ils ont perçu avant tous les autres le potentiel de Tanaka, et le résultat est à la hauteur de leurs anticipations.

Pour le moment, je n'ai vu qu'un film de Kinuyo Tanaka, mais celui-ci m'a donné envie de découvrir tous les autres, leur pitch étant par ailleurs intéressant et prometteur. « Mademoiselle Ogin » est le dernier long métrage réalisé par Tanaka. C'est un film historique, ou jidai-geki, or comme l'explique Pascal-Alex Vincent dans son ouvrage, ce genre de films, ambitieux et au budget conséquent, était réservé aux réalisateurs les plus doués. C'est donc une sorte d'accomplissement et de reconnaissance de la profession envers Tanaka que de lui avoir permis de réaliser un tel film.

Ce long métrage se base sur une histoire très intéressante. Elle a lieu au 16e siècle et traite des persécutions envers les japonais convertis au christianisme. Un sujet rare, que ce soit au cinéma ou dans d'autres arts et médias. Sur ce thème, on connaît surtout le film « Silence » de Scorsese, adapté d'un roman japonais, lui-même déjà porté à l'écran par un cinéaste nippon, Masahiro Shinoda, en 1971. Ou la bande dessinée « Ugaki » de Robert Gigi. Mais ça reste un thème peu traité.

A cela s'ajoute une histoire d'amour contrarié entre l'éponyme Mademoiselle Gin, fille du grand maître de thé Sen no Rikyû, et Ukon Takayama, seigneur chrétien déjà marié. A noter que ces deux derniers personnages ont réellement existé, tout comme Toyotomi Hideyoshi, le seigneur qui règne à l'époque sur le Japon et qui mène les persécutions contre les chrétiens.

Comme dans beaucoup de ses films, Tanaka fait d'une femme sa principale héroïne. Ici, il s'agit de Mademoiselle Gin, une femme qui veut juste pouvoir vivre sa vie comme le ferait un homme, et qui se heurte à la société japonaise patriarcale et rigide, où les femmes sont complètement assujetties aux hommes, qui peuvent disposer d'elles comme ils le souhaitent...

Tout comme Kinuyo Tanaka, Gin est une femme affranchie. Elle se fiche des convenances et des traditions. C'est une femme libre, qui a un idéal de vie particulièrement élevé, et qui dénote au milieu d'hommes pour la plupart veules et retors. Même les hommes les plus vertueux semblent bien pâles et indécis face à Gin et à sa droiture.

« Mademoiselle Ogin » est donc un film construit sur une figure féminine très forte, qui tente de se faire une place dans une société masculine et étouffante. En cela, c'est un long métrage universel et intemporel, tant il reste encore beaucoup à faire pour l'émancipation des femmes, même dans notre Occident contemporain... 

Mais Kinuyo Tanaka n'est pas qu'une féministe courageuse, c'est également une véritable artiste, qui sait dépeindre comme personne les sentiments humains. Esthétiquement, ce long métrage est très proche d'un film de Mizoguchi, avec une magnifique photographie et des couleurs somptueuses, avec des cadrages réalisés de main de maître, tout comme la composition des plans, très sophistiquée. Mais personnellement, j'ai encore été davantage touché que dans certains films de Mizoguchi.

Ce dernier n'échappe pas toujours au mélodrame larmoyant un peu grossier, à mon sens, même s'il a aussi réalisé des films d'une grande subtilité. Ici, tout m'a semblé plus fin, encore plus nuancé et délicat. Si l'on est rapidement pris par l'intrigue, émouvante, vers la fin du film il devient difficile de retenir ses larmes face à la beauté et à la tristesse de ce qui nous est conté...

Aboutissement de la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka, « Mademoiselle Ogin » est un grand et beau film, qui vaut largement ceux des maîtres du cinéma japonais. Il est heureux que cette réalisatrice soit réhabilitée et que ses films arrivent enfin jusqu'à nous, démontrant que oui, les femmes ont aussi réalisé de très grands films, et qu'elles n'ont pas attendu aujourd'hui pour le faire, alors qu'à l'époque c'était une autre paire de manches !

Je ne peux donc que vous inciter à courir voir cette magnifique rétrospective Kinuyo Tanaka. La bande annonce ne ment pas : c'est bien l'événement cinéma de ce début d'année.

[4/4]

dimanche 13 février 2022

« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson (2021)


 

    Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un film récemment sorti au cinéma. Bien que j’avais lu beaucoup de critiques positives sur ce long métrage, je me suis quand même pris une belle claque. Il faut dire que j’étais en froid avec Paul Thomas Anderson, après l’immense déception que fut pour moi « Phantom Thread ». Un film formellement éblouissant, maîtrisé à la perfection… mais au service d’un propos malsain. Anderson semblait sous l’emprise de son ego démesuré, lorgnant dangereusement vers un cinéma à la Kubrick, virtuose mais complètement vain…

Avec « Licorice Pizza », P. T. Anderson est venu m’apporter un vigoureux démenti, en prenant l’exact contrepied de son précédent long métrage. Quand celui-ci était froid comme la mort et profondément misanthrope, son dernier film est magnifiquement imparfait (en apparence) et plein de vie.

Porté par deux jeunes acteurs débordant de charisme et de vitalité (formidables Alana Haim et Cooper Hoffman !), c’est un véritable festival de scènes toutes plus drôles et plus attachantes les unes que les autres. Anderson nous plonge dans la Californie des années 1970 et nous montre l’envers du rêve américain. Sans être complaisant ni dénonciateur, il se fait chroniqueur d'une époque révolue, avec ses bons côtés, ses défauts et ses contradictions profondes, sans les masquer, et surtout sans non plus plaquer dessus une vision contemporaine. Un fait suffisamment rare pour une œuvre contemporaine que je ne peux que saluer le tour de force du cinéaste.

Pour illustrer ce rêve américain bancal et dérisoire, Anderson peuple son film de losers magnifiques, de personnages tous plus bizarres ou frappadingues les uns que les autres, nous offrant des séquences tordantes, dont certaines constituent de véritables morceaux de bravoure. Il est vrai que le cinéma de Paul Thomas Anderson a toujours été caractérisé par des personnages plus ou moins dysfonctionnels. Si parfois ils le sont au point d’être vraiment inquiétants (« There Will Be Blood ») ou quelque peu gênants (« Punch-Drunk Love »), ici on sent une vraie tendresse du cinéaste pour ses personnages profondément vivants car imparfaits, que ce soit physiquement ou dans leur comportement.

Personnellement, j’y vois un lien, volontaire ou pas, avec le cinéma de Lubitsch, et notamment avec son chef-d’œuvre « The Shop Around The Corner ». S’il n’est pas dit que « Licorice Pizza » aura la longévité du film de Lubitsch, rien n’est joué, car Anderson atteint ici un summum de subtilité dans l’écriture de ses personnages et de son film. On se prend à vouloir que ce dernier ne s’arrête jamais, tant on est ravi de suivre les (mésa)aventures de ces personnages loufoques et en même temps tellement réalistes et proches de nous.

D’ailleurs, une des grandes qualités de ce long métrage, et je trouve qu’on ne le dit pas assez, c’est justement son scénario. La mode, dans les séries comme les films, notamment américains, est à la linéarité et à la prévisibilité, et même à la standardisation forcenée des scénarios. Avec une structure complètement éculée et déjà vue : grosso modo exposition, rencontre et attirance mutuelle, puis difficultés et larmes, et enfin rabibochage et fin heureuse ou douce-amère, c’est selon.

Or, Anderson nous livre ici un scénario totalement imprévisible, tortueux, avec de multiples digressions, qui nous perd et nous fascine totalement. A l’inverse de « Inherent Vice », qui offrait aussi un scénario labyrinthique, mais qui échouait à créer un rythme, une tension et surtout un niveau de qualité suffisant à capter notre attention tout le long du film, « Licorice Pizza » est un régal de la première à la dernière minute. A tel point que quand le générique de fin arrive, on est surpris et déçu que ça s’arrête, même si le film s’achève à un bon moment, et pas abruptement, comme c’est le cas, de façon très frustrante, pour beaucoup de longs métrages.

Ainsi, si Anderson donne vie à des personnages imparfaits, son scénario est parfaitement maîtrisé. Tout comme sa mise en scène, absolument fluide, et complètement au service de son histoire et de ses protagonistes. On ne pouvait pas en dire autant de « Phantom Thread », un film à la réalisation géniale, mais qui semblait n’exister que pour elle et pour montrer combien Anderson est un virtuose. Pas de ça ici, ce qu’on retient avant tout, ce sont l’histoire et nos (anti)héros, même si régulièrement on se prend à saluer telle ou telle séquence brillamment mise en scène.

En bref, « Licorice Pizza » est gorgé de qualités, et notamment d’une galerie d’acteurs et de personnages particulièrement savoureux, des premiers rôles aux plus secondaires. C’est un film à la fois très drôle et vraiment touchant, frais et euphorisant, avec même une certaine poésie et une indéniable nostalgie, sans qu’elle soit passéiste ou rétrograde. Il a beau sortir l'hiver, il est printanier et solaire, empli d’une énergie communicative et plein de promesses tenues.

Un long métrage très réussi, que certains qualifient de mineur pour un Anderson, mais qui pour moi est l’un de ses tous meilleurs, un gros coup de cœur. Un film, voire même un chef-d’œuvre (n’ayons pas peur des mots), que je recommande vivement à tous les amoureux du cinéma… et de la vie.

[4/4]