samedi 2 juin 2018

« L'Homme qui tua Don Quichotte » (The Man Who Killed Don Quixote) de Terry Gilliam (2018)

    Je ne m’étendrai pas sur la genèse de « L’Homme qui tua Don Quichotte ». Pour cela, je vous enjoins à vous référer à l’excellent documentaire « Lost in La Mancha », qui narre les déboires invraisemblables que Terry Gilliam a subi en tentant de réaliser ce film, déboires tellement « bigger than life » que le présent long métrage a failli ne pas voir le jour à de nombreuses reprises, et qu’il vient de sortir sur grand écran 20 ans après le début de sa production.

20 ans à lutter à contre courant, 20 ans de malchance, toutes ces années et toutes ces péripéties font que le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de l’attente des spectateurs, elle aussi démesurée. Et pour cause, si ce film démontre une fois de plus combien l’inventivité de Gilliam est foisonnante, combien son style est particulier et combien il a de talent, je ne peux qu’être relativement déçu à l’idée que l’ex-Monty Python n’est pas passé loin du chef-d’œuvre.

Les acteurs, comme souvent chez Gilliam, sont excellents, Jonathan Pryce et Adam Driver en tête. On regrette l’absence de Jean Rochefort (paix à son âme) et de Johnny Depp, moins celle de Vanessa Paradis, mais le duo d’acteurs principaux finalement à l’affiche a suffisamment de métier et de talent pour (quasiment) les faire oublier.

Les décors et les costumes sont eux aussi dignes de la réputation de Gilliam, réalisateur que l’on peut qualifier sans trop se tromper de baroque, génial caricaturiste à l’image d’un Fellini. Les passages dans le château de l’oligarque sont par exemple somptueux et surprenants, hélas tout le film n’est pas aussi digne d’intérêt visuellement, même si Gilliam se coule dans les codes de la peinture espagnole façon Goya. En effet, ce film semble réalisé par un Espagnol, tant l’imagerie à l’œuvre parvient à incarner l’âme espagnole, noire, rude et torturée, même si quelques clichés ne nous sont pas épargnés. Les pérégrinations de notre Don Quichotte et de son Sancho Panza d’écuyer sont convaincantes : on se croirait plongé dans le roman de Cervantes, même si je ne l’ai pas lu. Disons qu’au moins, Gilliam réussi à donner vie et corps au mythe tel qu’on peut se le représenter.

Maintenant, « L’Homme qui tua Don Quichotte » n’est pas exempt de défauts. Le premier et le plus dommageable est la maladresse de son rythme. Si la première partie du film est réussie et savoureuse, notamment en prenant le temps de dépeindre le quotidien d’un tournage de film centré sur la figure d’un réalisateur désinvolte et imbu de lui-même (Adam Driver), le long métrage vire rapidement au grand n’importe quoi, et n’en finit plus de finir, au gré de scènes qui s’enchaînent pour semble-t-il conclure l’intrigue… et finalement la relancer. Il en résulte une impression de fatigue : on se demande où Gilliam veut en venir alors qu’il semble tourner en rond et ne pas savoir quoi faire des enjeux qu’il a fait naître.

Deuxième défaut de taille : le scénario terriblement confus et à moitié raté tant « L’Homme qui tua Don Quichotte » ressemble à un soufflé qui gagne en envergure avant de se dégonfler progressivement, devenant une espèce de coquille vide purement visuelle. C’est la marque de certains autres films de Gilliam, mais là ça devient particulièrement prégnant : une fois passée la satire du monde cinématographique et de ses bassesses, et une fois entamée la fable sur la folie un peu trop appuyée à mon goût, il ne reste plus grand chose à se mettre sous la dent, et les personnages finissent d’ailleurs par enchaîner les incohérences. D’autant que Gilliam se fait lourd quand il cherche à nous perdre avec les tribulations de ses personnages. Passer des gitans aux terroristes islamistes puis aux réfugiés en quelques minutes, ça reste un peu sur l’estomac tant le cinéaste fait preuve de balourdise, même si mettre ces sujets sur la table ne manque pas d’intérêt ni de courage. Dommage qu’ils soient complètement survolés et qu’on peine à comprendre pourquoi ils surgissent tout à coup dans l’intrigue.

Enfin, la réalisation et certains choix esthétiques m’ont déconcerté, à savoir ce goût pour le sordide, qui là aussi fait partie du style si particulier de Gilliam, mais qui prend trop de place et finit par écœurer (ceci explique sans doute cela). Ce défaut est lié à la thématique de la folie longuement abordée dans ce film, sous un angle qui n’est ni humaniste ni poétique, mais plutôt tragique et douloureux. Le Don Quichotte du film passe clairement pour un fou à lier, et ne fait pas franchement sourire, même si certains passages sont très drôles. Le jusqu’au-boutisme des personnages de Gilliam fait un peu froid dans le dos, et met quelque peu mal à l’aise. Preuve sans doute de l’efficacité du film, mais également de son ton assez monolithique, sorte de sombre bad trip de 2 heures parcouru de quelques rares éclairs de lumière.

« L’Homme qui tua Don Quichotte » est donc un film assez éprouvant, parfois appréciable, mais pas aussi pertinent ni généreux que je l’aurais souhaité. Il ne s’agit pas non plus d’un plantage, plutôt d’un entre-deux, un long métrage moyen qui n’est que l’ombre de ce qu’il aurait pu être. Mais au vu de ses  terribles conditions de réalisation, on ne peut que s’estimer heureux qu’il ait pu être achevé et apprécier un film tout à fait honorable, réalisé par un réalisateur talentueux, qui a encore des choses à dire.

[2/4]

dimanche 27 mai 2018

« L'Homme qui tua Liberty Valance » (The Man Who Shot Liberty Valance) de John Ford (1962)

    « L'Homme qui tua Liberty Valance » est précédé par une glorieuse réputation. Au point qu'on le cite régulièrement comme l'un des tous meilleurs, sinon le meilleur film de John Ford. Hélas, ce genre de réputation est souvent à double tranchant : j'en ai fait l'amère expérience, et de ce que je lis ici et là, il me semble que je suis loin d'être le seul. Car j'ai eu le malheur de me jeter sur ce long métrage pour pouvoir découvrir « mon premier » John Ford. Sûr de taper dans le mille, il y a une dizaine d'années j'ai emprunté le DVD... mais quelle ne fut pas ma surprise, et surtout ma déception...

Car « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas un western classique à proprement parler. Terriblement déçu, j'ai donc laissé la filmographie de John Ford de côté pendant des années – à tort, mais aujourd'hui l'erreur est heureusement réparée, ce qui n'est pas le cas pour tout le monde hélas... En effet, il n'y a pas ici de grands espaces à l'horizon, et encore moins la présence majestueuse de la fameuse Monument Valley. Il n'y a pas non plus de chevauchées endiablées, ni d'attaques d'Indiens ou de charges de cavalerie Yankee ou Confédérée... Car ce long métrage est avant tout un méta-western. Un film qui pense, qui analyse, qui déconstruit pour reconstruire ce genre cinématographique. C'est à ma connaissance peut-être le seul. En tout cas, il reste inégalé, notamment grâce à ses différents niveaux de lecture, d'une grande richesse.

Tout d'abord, c'est le récit d'un trio de personnalités qui s'affrontent : James Stewart joue Ransom Stoddard, un jeune avocat courageux mais littéralement démuni dans l'Ouest violent ; John Wayne incarne Tom Doniphon, un cow-boy roublard et physique, généreux mais craint pour l'agilité de sa gâchette ; et Lee Marvin est Liberty Valance, bandit personnifiant le mal à lui seul : la méchanceté, la brutalité, la cruauté. Si Stoddard ne craint pas Valance, même après que celui-ci l'ait laissé pour mort après avoir attaqué sa diligence, seul Doniphon est réellement en mesure d'affronter ce dernier.

Mais Stoddard ne l'entend pas de cette oreille. Résolu à se venger de l'affront que Valance lui a infligé, mais aussi à défendre la population de son village contre les grands propriétaires terriens et leur homme de main : Liberty Valance, encore et toujours lui, Stoddard veut faire respecter la loi. Si Doniphon ne croit qu'en la vertu d'un revolver chargé pour se défendre, Stoddard estime que le droit vaincra, et qu'une nation civilisée sortira du Far West aux mœurs sauvages. Ainsi nos trois personnages principaux incarnent-ils trois idéaux-types : l'idéal civilisé, non violent, pacifié ; l'idéal de la virilité guerrière, se battant pour l'honneur et le bien, quitte à faire usage de la violence ; le mal et la violence déchaînée, toujours à l'affut pour prendre la place du bien et soumettre les faibles.

Qui plus est, l'intrigue repose également sur l'opposition entre Stoddard et Doniphon, tous deux épris de la belle Hallie, qui tantôt préfère la force de Doniphon/Wayne, quand sa rusticité ne l'exaspère pas, tantôt préfère la vive intelligence et le courage inconscient de Stoddard/Stewart, et même sa touchante faiblesse. « L'Homme qui tua Liberty Valance » n'est pas seulement un affrontement viril, c'est donc aussi un triangle amoureux tragique.

Mais on ne peut oublier enfin la grande dimension historique et sociologique de ce long métrage. A l'instar de « Princesse Mononoké » de Miyazaki (je sais, la comparaison peut sembler hardie), ce film est le récit du passage du mythe à la réalité plate et pragmatique, du passage d'un monde merveilleux à un monde désenchanté, épris de raison et privé de la magie de l'Ouest et de ses contrées ouvertes à l'aventure la plus pure. Deux éléments en sont la manifestation la plus évidente.

Premièrement, c'est la loi qui a le dernier mot. Le héros de l'histoire, voire de l'Histoire, c'est Ransom Stoddard, avocat devenu un célèbre sénateur, révéré voire déifié pour avoir tué Liberty Valance, ironie de l'histoire pour un pacifiste consciencieux comme lui. Et celui qui a tout perdu, honneur, femme, patrie, c'est Doniphon, le vieux cow-boy vigoureux, mort dans l'anonymat et le dénuement le plus total. Là encore, ironie de l'histoire quand on connaît la vérité. La loi a domestiqué la violence, peut-être a-t-elle aussi fait taire l'honneur et le courage. Comme dans « Mononoké », John Ford nous fait comprendre que le nouveau monde a perdu quelque chose de l'ancien, et quelque chose d'important, peut-être même son âme, même s'il n'est pas explicite et reste mesuré, donc subtil. 

Deuxièmement, et pour parachever le tout, le dernier plan vient illustrer à merveille ce basculement vers une nouvelle ère : un train s'échappe dans le paysage, dans une courbe gracieuse, s'élançant dans des terres là aussi domestiquées. Ça y est, le citoyen Américain est en territoire conquis, il ne s'aventure plus dans l'inconnu, les États-Unis sont finis, au sens limités et connus, il n'y a plus grand chose à découvrir, et les grandes étendues d'hier ressemblent plus à un jardin anglais qu'au terrible Far West de la légende... Et l'instrument de cette victoire est le train, le rail, la technologie en somme.

« L'Homme qui tua Liberty Valance » est donc un film très riche, profond, mais également parfois très drôle. Car pour finir je ne peux pas ne pas évoquer un des sommets drôlatiques de ce long métrage : le monologue quasi shakespearien de Peabody quand il est totalement ivre, dans son bureau, qui vaut presque à lui seul le visionnage de ce film. Et j'oubliais la scène du steak, proprement dantesque et elle aussi mythique – et tant d'autres passages bien sûr !

Bref, je vous conseille de regarder d'abord une bonne dizaine de films de Ford, notamment ses westerns admirés à raison (« La Chevauchée Fantastique », « La Prisonnière du Désert », « La Poursuite Infernale », « Rio Grande »...) ou ses grands films plus contemporains (« L'Homme Tranquille » ou « Qu'elle était verte ma vallée »), et je vous assure qu'après vous apprécierez d'autant plus « L'Homme qui tua Liberty Valance », merveilleux long métrage et véritable testament spirituel et artistique de John Ford.

[4/4]

dimanche 20 mai 2018

« La Griffe Noire » de Jacques Martin (1959)

    Je suis en train de relire les bandes dessinées Alix, signées Jacques Martin, comblant par la même occasion mes lacunes en la matière, car si cette série a suscité très tôt mon intérêt, ce qui fait que j'ai gardé longtemps le souvenir d'albums de très grande qualité, avec des histoires fortes, je connais finalement très mal voire pas du tout la majeure partie des opus de la série. Et je commence à écrire dessus en ayant fait le choix de « La Griffe Noire », seul album que nous possédions dans la famille et que j'ai donc pu lire et relire de nombreuses fois.

Vous vous en douterez, cet album ne pouvait que frapper l'imagination d'un jeune lecteur : tout comme « Les Dix Petits Nègres » d'Agatha Christie, cette histoire de morts (ou paralysies, mais le résultat est quasi le même) qui s'accumulent, provoquées par un mystérieux individu, bizarrement accoutré et muni d'une arme effrayante, ne pouvait que me saisir d'effroi, et c'est avec un plaisir mêlé d'appréhension que je relisais ce récit fascinant. D'autant que l'arrière plan antique, mettant en scène des Romains contemporains de César, est tout bonnement passionnant.

Aujourd'hui, avec le recul, j'apprécie d'autant plus cet album, tellement riche par bien des aspects. Visuellement, il faut tout d'abord noter que c'est le premier réellement maîtrisé de bout en bout par Jacques Martin. Les cases se font moins nombreuses par planches, qui sont donc plus aérées, avec de très belles couleurs vives mais harmonieuses. Signe de la maturité de son art, il se permet des cases introductives ou de transition qui s'attardent sur les lieux, une atmosphère, un aspect particulier qui ne rend que plus crédible l'histoire et plus grande l'immersion (ah Pompéi...). Le genre de digressions particulièrement appréciables dans le Septième ou le Neuvième Art, quand l'intrigue ne se résume pas à de l'action pure (et stupide) ou à des courses poursuites à n'en plus finir.

Ici, Jacques Martin prend le temps de poser les éléments de son scénario l'un après l'autre (ah ces fameuses 64 pages qui permettent le plein épanouissement d'un récit), et l'on découvre peu à peu les ressorts de l'intrigue. Celle-ci est finalement moins le récit d'une vengeance que celui, terriblement tragique, d'une bavure sanglante. J'ai perçu chez Jacques Martin deux grandes tendances dont j'ai rarement vu mention dans les critiques ici et là.

Il est de bon ton – à raison en un sens – de moquer Enak et ses maladresses (souvent exaspérantes il faut bien le dire) et de s'attarder sur l'homo-érotisme refoulé des deux personnages principaux. Signe de notre époque sans doute, obsédée par le ridicule et la sexualité... Mais je regrette ce passage obligé car on omet de parler de tout le reste ! Notamment, j'y reviens, cette grande mélancolie et ce sens inouï du tragique qui n'appartiennent qu'à cette série, les albums de Lefranc ayant une autre tonalité, pas aussi subtile et profonde à la fois.

Cette grande geste tragique qui est celle des grandes figures de l'Antiquité, est inaugurée dans « Alix l'Intrépide » avec le récit qui nous est fait de la mort de Crassus : un général Parthe, Suréna, lui fait couler de l'or en fusion dans la bouche, pour le « récompenser » de son avidité. D’emblée le ton nous est donné ! Et l'image, violente, est particulièrement frappante. C'est la même chose ici, dans « La Griffe Noire », les 5 amis au passé lourd sont sans doute déjà morts des années auparavant, et ne vivent plus qu'en sursis, rattrapés par la folie barbare de leur jeunesse. La vengeance – est-ce de la justice ? – est alors inexorable. Et rien ne semble l'arrêter, comme dans toute grande tragédie antique.

En somme, « La Griffe Noire » n'est pas seulement une enquête policière antique, c'est aussi une vive dénonciation de l'hubris et de la folie des hommes, qui trouvent leur accomplissement dans la guerre et d'autres méfaits qui déchirent l'humanité. Contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là (là encore ça devient un passage obligé déconcertant de facilité et de bêtise), Jacques Martin est pleinement conscient de l'horreur qui pouvait régner pendant l'Antiquité, et il n'a jamais masqué ses aspects les plus noirs. D'autant qu'il a su également faire renaître certains de ses plus beaux aspects. Mais c'est une autre histoire...

[4/4]

dimanche 6 mai 2018

« Rush » de Ron Howard (2013)

    « Rush » et moi, c'est une rencontre improbable. Rien ne me prédestinait à regarder et encore moins à apprécier ce long métrage. Un film sur la Formule 1, sport auquel je ne connais rien, qui plus est au format biopic, genre souvent lénifiant et académique au cinéma, de surcroît réalisé par Ron Howard, pas franchement un réalisateur passionnant ni extraordinairement doué, et avec Chris Hemsworth, l'acteur qui incarne le super héros Thor de Marvel à l'écran, dans l'un des rôles principaux : il n'y avait pas grand chose qui aurait pu retenir mon attention. Mais... car il y a un mais : tout d'abord la présence du talentueux Daniel Brühl à l'affiche, voilà déjà un premier argument. Et puis surtout le bouche à oreille très positif dont bénéficie ce film sur internet a fini par me convaincre de jeter un œil sur ledit long métrage.

Et quelle bonne surprise ! « Rush » c'est l'histoire vraie d'un duel entre deux pilotes de Formule 1 : le Britannique James Hunt (Chris Hemsworth) et l'Autrichien Niki Lauda (Daniel Brühl). Deux pilotes et surtout deux hommes que tout oppose, notamment une vision de la vie radicalement différente. Hunt est un playboy hédoniste, qui enchaîne les conquêtes féminines et la prise de substances illicites, la vie ne valant pour lui que si elle vraiment vécue, en faisant la fête autant que possible. Et sa conduite est à cette image : vivre vite et mourir jeune semble être sa devise. Il n'hésite pas à prendre les risques les plus fous, il se joue de la mort, totalement inconscient qu'il est. Et pourtant, avant chaque course l'anxiété le gagne, et il vomit à chaque fois tellement il a peur de mourir un jour.

Lauda est quant à lui un personnage froid, sérieux et calculateur. S'il prend des risques, ils sont toujours mesurés, il se fixe une ligne jaune à ne pas franchir. C'est également un mécanicien de génie, capable de bricoler ses voitures pour leur faire gagner des secondes voire des minutes précieuses, jouant lui aussi avec la mort, mais semblant tout maîtriser. Sa vie est à l'image de son attitude au volant : il ne laisse pas transparaître ses émotions et il n'est guère doué pour séduire les femmes.

Pour autant, ce qui est intéressant, c'est que ces deux pilotes ont en commun d'être rejetés par leur famille et la société, et malgré tout ils s'accrochent : ils ne pourraient pas faire autre chose que de la Formule 1. A leurs débuts, ils vivotent grâce à de petits boulots et peinent à financer leurs premières voitures et courses. Lauda se révèlera un peu plus malin que Hunt à ce petit jeu, et Hunt un peu plus doué dans leurs premiers duels, même s'ils comprennent rapidement que leur rivalité ne fait que commencer et qu'ils seront amenés à se revoir et à se côtoyer encore longtemps, au plus haut niveau.

Et leurs confrontations sur la piste sont épiques, sublimées par les prises de vues survoltées de Ron Howard. Mais loin d'une réalisation stroboscopique ou tape-à-l’œil, « Rush » est filmé avec une lisibilité exceptionnelle pour un tel long métrage, un réalisateur hollywoodien contemporain n'aurait pas hésité à en faire des tonnes et à s'en donner à cœur joie dans le genre film de voitures sous testostérone. Si la réalisation est ici électrique, elle est toujours au service du propos, Howard s'intéressant moins aux courses en tant que telles qu'à ses personnages.

Car ce duel vire rapidement à l'affrontement métaphysique tant Hunt et Lauda sont élevés au stade d'idéaux-types : la passion contre la sagesse, mais aussi la chaleur humaine contre une vie de calcul, voire étriquée, ou encore l'immaturité contre la profondeur, la ligne de partage entre ces deux pilotes peut être prise sous bien des angles différents, et l'on s'aperçoit rapidement de la richesse de ce long métrage, sous ses atours de banal film de genre.

Les péripéties sont nombreuses et les retournements scénaristiques prenants. De plus, les dialogues sont savoureux, la plupart tirés des vraies paroles échangées par Hunt et Lauda. Et on fini ainsi par s'attacher à ces deux personnages hauts en couleur, brillamment interprétés par deux bons acteurs, notamment un Daniel Brühl transfiguré, incarnant véritablement l'Autrichien Niki Lauda et sa personnalité si complexe. En somme, « Rush » est une vraie réussite, dépassant l'exercice de style pour atteindre le niveau de quasi classique instantané.

[3/4]

lundi 30 avril 2018

« Largo Winch – L'Héritier » de Philippe Francq et Jean Van Hamme (1990)

    Peu de gens le savent, Largo Winch a d'abord été créé par le célèbre scénariste belge Jean Van Hamme au format roman. Il a ensuite décidé d'adapter ces ouvrages en bande dessinée avec Philippe Francq au dessin. Si je n'ai pas lu lesdits romans, j'ai lu tous les albums BD de Largo Winch à ce jour au moins une fois, et ces derniers temps je me suis lancé dans une relecture de la série depuis le début. J'ai toujours bien aimé cette série, synonyme pour moi de bon divertissement, à prendre au second voire au troisième degré. De fait, j'imagine que les bouquins d'origine relèvent du roman de gare, car les ingrédients de la série sont action, aventure, intrigues politico-financières, attrait pour le billet vert, mais aussi filles faciles (et facilement dénudées) ainsi qu'humour sous la ceinture. Difficile donc de vraiment prendre cette série au sérieux.

Pour autant, je la regarde aujourd'hui avec un œil un peu nouveau. Je me demandais dernièrement, en réfléchissant à un héros tel que Lefranc (ici), quelle pourrait être la profession d'un héros du XXIème siècle. Et je pensais fortement à Largo Winch, car le héros d'aujourd'hui semble être le chef d'entreprise, qu'il soit héritier ou entrepreneur. Il n'y a qu'à voir le succès qu'ont auprès des jeunes des personnes comme Mark Zuckerberg (PDG de Facebook), Elon Musk (PDG de Tesla ou de Space X, ayant le projet de coloniser Mars ou d'implanter des émetteurs dans le cerveau), Jeff Bezos (PDG d'Amazon) ou encore les PDG d'Airbnb, Uber ou Snapchat.

Dans un monde fini comme le nôtre, où quasiment tout le globe est connu, où l'aventure épique semble avoir disparu, quelques années après qu'un pseudo-intellectuel américain (Francis Fukuyama pour ne pas le nommer) ait parlé de « fin de l'histoire » pour qualifier notre époque, une époque gavée d'images, ou le narcissisme règne en maître et où l'argent est roi, érigé comme valeur suprême (au sens propre comme figuré), l'entrepreneur à succès est naturellement le héros auquel (presque) tout le monde veut ressembler. On ne demande plus à notre héros d'être cultivé ou magnanime, juste d'être un bon opportuniste, prêt à tout pour arriver à ses fins.

Tel pourrait être le portait robot de Largo Winch... sauf que Van Hamme est un auteur de « l'ancien monde », du XXème siècle, et qu'il a doté Largo de certaines qualités appréciables. Ainsi c'est un beau gosse volage et casse cou, mais il est également généreux, courageux, fidèle en amitié, et tient à utiliser son argent à bon escient, même s'il n'est pas dupe de la difficulté pour un PDG multi-milliardaire de conserver jusqu'au bout son éthique. Mais ce qui caractérise peut-être le plus Largo est qu'il est quelqu'un de responsable. Il se sent responsable envers ses amis, mais aussi ses salariés et ses clients finaux. La charge de PDG est lourde, très lourde, et il le sait mieux que quiconque. 

D'autant que sa fortune comme sa puissance attirent les requins de tous bords... même – et surtout – au sein de son comité exécutif ! Et c'est là tout le sel de cette série. Son intérêt ne réside pas dans les montages financiers complexes que Van Hamme se plaît à échafauder (et qui nous perdent un peu), mais dans cette lutte de tous les instants entre Largo et ses fourbes top managers, qui ne rêvent que de le faire disparaître pour prendre sa place. Le monde de l'entreprise est ainsi, c'est un véritable panier de crabes où l'on n'est jamais à l'abri de se prendre un coup de poignard dans le dos...

Par conséquent, les aventures de Largo sont souvent palpitantes et pleines d'imprévu. Et si Largo doit beaucoup à Van Hamme, son véritable géniteur... il doit aussi beaucoup, au format BD, à Philippe Francq et à son dessin d'une limpidité exemplaire (« j'essaie de faire du "fouillé-simple" » indique Francq lors d'une interview). Le trait de Francq arrive en effet à concilier deux extrêmes : souci du détail et parfaite lisibilité, le tout grâce à cet héritage de la fameuse ligne claire. Le résultat est bluffant : si Francq s'améliore d'album en album, les premiers étant encore un peu maladroits, il atteint vite une certaine virtuosité, lui permettant de dessiner des plans improbables et de spectaculaires scènes d'action, renforçant le caractère trépidant de la vie mouvementée que mène Largo.

Aventure et rebondissements, complots et trahisons, amitiés et amours d'un soir, grivoiserie et humour... et cette gravité propre à Largo, sorte de mix entre Corto Maltese, James Bond et Thorgal. Voici les caractéristiques d'une série portée par un héros au grand cœur et attachant. Une série bien plus intéressante qu'il n'y paraît au premier abord, comme un miroir de notre époque actuelle et de ses contradictions... mais aussi de ses idéaux.

[3/4]

samedi 28 avril 2018

« Virtue » de The Voidz (2018)

    « Virtue » est une vraie bonne nouvelle en ces temps de rock moribond, à une époque où les charts sont gangrenés par le rap et une immonde soupe commerciale diffusés sur tous les supports possibles et inimaginables. Qui plus est, The Voidz et plus précisément Julian Casablancas font figure de revenants. On pensait que leur premier album « Tyranny » n'était qu'une insolite parenthèse pour un Casablancas fatigué, lassé des Strokes, s'aventurant dans un bruitisme et un lâcher prise total, comme un défouloir, un essai récréatif, un retour aux sources d'un rock'n'roll crasseux, les Strokes étant devenus presque trop lisses et convenus. De fait, « Tyranny» était signé « Julian Casablancas+The Voidz », ces derniers semblant cantonnés au rôle de simple backing band sans importance, le tout jouant une musique difficilement écoutable, même si sous le verni hardcore on sentait poindre de belles mélodies. 4 ans plus tard, la surprise est totale, « Virtue » sonne comme un nouvel album des Strokes (version bad boys humoristique), gorgé de mélodies imparables et The Voidz apparaît comme un vrai groupe, cohérent et talentueux en diable.

The Voidz se paient même le luxe de prendre de sérieux risques... gagnants. « QYURRYUS » en est le parfait exemple : une mélodie totalement improbable, entre techno, métal et bad trip noisy avec un soupçon d’auto-tune réjouissant. Sur le papier ça fait peur et on n'a qu'une envie : fuir. Dans les faits, c'est une chanson géniale, mi sérieuse à l'excès, mi drôlatique, profondément originale, bien trop courte hélas. Et sur scène les Voidz semblent s'en donner à cœur joie pour l'interpréter, avec ce qu'il faut de théâtralité rock, comme dans leur passage au « Late Late Show with James Corden », visible sur Youtube ici. Et tout l'album alterne entre titres relativement difficiles d'accès, rappelant « Tyranny », et chansons mélodieuses, sortes de tubes immédiats. De plus, « Virtue » comporte 15 titres, et il est très rare (les connaisseurs ne devraient pas me contredire) de trouver des albums réussis avec autant de morceaux. Ici il n'y a guère de remplissage, les Voidz sont véritablement inspirés, et c'est tant mieux !

Nul doute que « Virtue » est voué à devenir un classique tant la plupart de ses titres sont réussis, avec des mélodies accrocheuses qui restent en tête. J'ai ma petite préférence pour Permanent High School, avec ses paroles désenchantées et surtout son refrain final digne des meilleurs chansons des Strokes, typique de cet art de la mélodie mélancolique et virtuose à la fois, comme si Casablancas était une sorte de Jean-Sébastien Bach du rock (j'exagère un peu... mais pas tant que ça). D'autres grands titres parcourent cet album : Leave It in My Dreams, tout à fait « strokien », QYURRYUS donc, le politique Pyramid of Bones, le vaporeux ALieNNatioN, Pink Ocean et la voix haut perchée de Casablancas, Lazy Boy, et j'en passe...

Bien évidemment « Virtue » est moins mainstream que les albums des Strokes et ne plaira pas à tout le monde. Toutefois il est bien plus accessible que « Tyranny » et conserve tout du long une qualité et une cohérence dans la diversité qui forcent le respect. C'est pour moi un vrai bon album de rock, avec une personnalité propre, un disque qui vaut largement bien des classiques du genre. Je fais le pari qu'on n'a pas fini d'entendre parler de Casablancas, alors qu'on ne pouvait pas en dire autant il y a quelques années. Et cette résurrection du chanteur new-yorkais n'est pas pour me déplaire...

[3/4]

dimanche 22 avril 2018

« Le Mystère Borg » de Jacques Martin (1965)

    Troisième et ultime aventure de Lefranc dessinée par Jacques Martin, elle clôture une série de trois albums de bande dessinée de grande qualité, denses, haletants, virtuoses même. « Le Mystère Borg » voit une fois de plus le reporter Guy Lefranc aux prises avec le mystérieux « méchant » éponyme, l'insaisissable Axel Borg, riche industriel peu scrupuleux. Je me suis concentré sur le personnage de Lefranc dans une autre critique (ici), je peux donc à présent m'étendre sur le personnage de Borg.

On avait fait la connaissance de cet homme peu recommandable dans « La Grande Menace ». Comme dans tout récit bien construit, on entendait d'abord parler de lui avant de le rencontrer, comme pour mieux matérialiser son aura, qui s'étend rien qu'en évoquant son nom. D'ailleurs, le titre du « Mystère Borg » est bien choisi, car tout ce qui fait l'attrait de ce personnage est justement le mystère qui plane sur lui. Et il est intéressant de noter que si les titres des deux albums précédents se référaient à l'intrigue en elle-même, sur les enjeux matériels et les dangers à venir, le titre de cet album délaisse le sujet de l'attaque bactériologique dont il est pourtant question, pour porter sur la figure d'Axel Borg. Comme s'il était le véritable héros de cet opus.

Et de fait, c'est lui qui donne tout leur sel aux trois premières aventures de Lefranc. Sans cet antagoniste brillamment machiavélique, on aurait eu plus de peine à s'intéresser aux pérégrinations de l'élève modèle Lefranc. Car Axel Borg est doublement dangereux : il est aussi intrépide et athlétique que Lefranc, mais il a en plus un avantage sur le reporter : son immense fortune, qui lui sert à asseoir son emprise sur le monde.

D'ailleurs, dans « La Grande Menace », on ne pouvait qu'être impressionné par l'immensité de ses moyens, de quoi tenir tête à une armée de soldats aguerris. Borg est un personnage trouble, mais aussi charmeur, qui tente de convertir Lefranc à sa vision du monde, souvent dans de belles bâtisses, un verre à la main, lui promettant richesse, confort et pouvoir, au gré de conversations pleines de verve et de piquantes réparties.

Mais ce qui est plus étonnant dans « Le Mystère Borg », c'est cette séquence qui vient densifier ce charismatique personnage, lorsqu'il quitte son palais vénitien et laisse derrière lui, à contrecœur, les magnifiques œuvres d'art qu'il a patiemment amassées. Quoi, un « méchant » doté de sentiments, et même d'une grande culture ? Une séquence hors du temps, comme une adresse pleine de rage au lecteur, venant de cet anti-héros finalement attachant. Je ne pense pas avoir pu lire beaucoup de séquences de ce type dans les bandes dessinées de l'époque, et c'est ce qui confère à cet album un charme particulier. Et à ce personnage une aura décidément fascinante...

[4/4]

« L'Ouragan de Feu » de Jacques Martin (1961)

    Cette critique ne portera pas tant sur l'intrigue en elle-même de « L'Ouragan de Feu », excellent album signé Jacques Martin, que sur le personnage de Lefranc, bien plus intéressant qu'on ne pourrait le croire, malgré ses défauts de « jeune premier » idéal.

Lefranc est un héros typique de la bande dessinée classique franco-belge, façon Journal de Tintin. C'est un héros athlétique, jamais à court de ressources, courageux et droit. Je dois dire qu'un tel héros, s'il peut sembler démodé aujourd'hui, conserve une part d'intérêt et de saveur que l'on ne retrouve plus guère dans les BD d'aujourd'hui, nombrilico-centrées sur la petite vie d'auteurs en mal de psychanalyse et aux névroses envahissantes. A l'époque, on savait faire des bandes dessinées palpitantes, illustrées de main de maître, avec parfois même plusieurs niveaux de lecture, que ce soit dans le registre comique (Astérix en est le plus bel exemple) comme dramatique. 

Je concède en même temps que le côté propre sur lui de Lefranc, habile dans les domaines les plus improbables qui soient et qui plus est un brin arrogant lui donnent un côté agaçant. L'irrévérence d'un Corto Maltese viendra nuancer d'une manière fort bienvenue ces héros en deux dimensions d'un autre temps. Néanmoins je me répète, je trouve des qualités au personnage de Lefranc.

L'une d'entre elles notamment, due précisément à Jacques Martin, est sa profession et l'époque à laquelle Lefranc l'exerce. Lefranc est en effet journaliste, et il est frappant de noter que pendant longtemps, au XXème siècle, le journaliste était perçu comme une sorte de héros des temps modernes. Jacques Martin a su, en son temps, répondre à cette question qui me taraude : comment donner naissance à un héros vivant des aventures à notre époque contemporaine ? Comment rendre le quotidien dense et intéressant, sans céder à la facilité de proposer un héros de l'Antiquité, du Moyen-Âge, ou de toute autre époque passée convoyant son lot de fantasmes, de mythes et de magie ?

On pourra m'objecter que nous ne sommes plus tout à fait contemporains de Lefranc, et que les années 50-60 étaient bien plus intéressantes qu'aujourd'hui. Il y a une part de vrai dans cette affirmation, mais n'exagérons rien : chaque époque a ses enjeux, la nôtre n'est finalement pas si dénuée d'intérêt. Mais au milieu du XXème siècle, la profession de journaliste était prisée par les auteurs en tous genres. Il n'y a qu'à voir l'un des plus célèbres d'entre eux : Tintin, reporter au Petit Vingtième.

Les auteurs de l'époque ont su percevoir tout le côté aventureux que pouvait comporter la vie de reporter, leur quête de vérité pouvant les mener aux quatre coins du monde, en affrontant les pires dangers, que ce soit dans des contrées reculées, aux côtés de policiers pour mener une enquête, ou sur le front en temps de guerre.

Le métier de journaliste a aujourd'hui un peu perdu de sa superbe, même si d'éminents représentants de cette profession lui font toujours honneur. Je me demande donc maintenant quelle profession mènerait un héros actuel... Je laisse volontairement cette question en suspens, car je n'ai pas la réponse... Même si j'ai ma petite idée.

[4/4]

lundi 2 avril 2018

« L'Homme Tranquille » (The Quiet Man) de John Ford (1952)

    « L'Homme Tranquille » est un véritable exploit. Personne, pas une seule compagnie cinématographique ne voulait financer ce film, dont tous méprisaient le scénario : trop simple, trop intimiste, trop Irlandais... L'une d'entre elles a finalement accepté de le produire, mais à reculons. Résultat... Ce fut l'un des plus grands succès populaires et critiques de John Ford. Romance intense et symbolique, Ford y exprime tout son amour pour l'Irlande de ses ancêtres, et en filigrane pour la terre d'immigration que sont les États-Unis. Ford délaisse ici le western pour un film contemplatif, où l'action n'est mue que par les sentiments, notamment amoureux. Dans ce long métrage il n'y a pas de réel méchant, pas d'échanges de coups de feu, et pourtant il y a de la tension, du suspense. Une tension incarnée par Maureen O'Hara, aux cheveux d'un roux flamboyant. Personnifiant la fougueuse et traditionnelle Irlande à elle seule, elle donne bien du fil à retordre à son partenaire, l'inimitable John Wayne. Ils forment tous les deux un couple tonique et magnifique, à l'image de la rugueuse Irlande : ses bocages, ses collines, ses averses torrentielles, ses vieilles pierres... Une Irlande sublimée par un Technicolor somptueux, qui ne rend la rousseur de Maureen O'Hara que plus éclatante.

John Ford arrive à retenir notre attention, à nous passionner pour ce qu'il filme, par la seule puissance de l'image, assistée ici et là de la parole. Entre Wayne et O'Hara, c'est le coup de foudre immédiat. Mais leur amour reste irrésolu, leur union n'est pas consommée. Et c'est cette tension qu'exploite Ford, ce manque profond qui déchire nos deux héros. La tradition un peu bête et méchante est alors incarnée par le truculent Victor McLaglen, qui joue le frère de O'Hara... et qui ne manque pas de bravoure, en personnifiant également l'honneur de la famille, auquel devra se frotter John Wayne. L'image, je le disais, a ici une force phénoménale. Une force tellurique, presque primitive, quasi biblique, comme dans les meilleurs films de Ford et de son disciple Kurosawa. Il suffit d'un plan sur le verdoyant paysage ou sur O'Hara et sa robe bleu azur et rouge vif, les cheveux au vent, pour nous faire fondre. Tout est dit avec une grande économie de moyens. Le moindre tressaillement, le moindre regard en dit plus que de vaines paroles. La demande en mariage de Wayne envers O'Hara devient alors irrésistible, un moment de poésie et d'humour rares.

Mais toute cette énergie ne serait pas aussi joyeuse sans un autre de ses exutoires : la chaleur et l'humanité des personnages « secondaires ». Ward Bond y est exceptionnel en prêtre au physique (et au caractère) de rugbyman, tout comme Barry Fitzgerald en entremetteur de mariage malicieux. Même Mildred Natwick nous donne le sourire, en châtelaine plus humaine qu'il n'y paraît, ne serait-ce que par son honneur blessé. « L'Homme Tranquille » est tout autant un film intimiste qu'un film épique... voire homérique (clin d’œil à une séquence qui m'a fait rire aux éclats : Fitzgerald devant le lit nuptial) ! Si nous retrouvons deux héros dignes à leur façon de l'Iliade ou de l'Odyssée, nous sommes également face au chœur antique, à la foule passionnée, parfait reflet des sentiments du couple principal. Ces personnages qui sont tout sauf secondaires, qui font tout le charme du film, qui démultiplient l'intrigue en dizaines de sous intrigues, qui viennent donner davantage de corps à un film qui n'en manquait pourtant pas. Il en résulte une séquence finale réjouissante, avec cette foule curieuse et avide d'action, qui ne fait que grossir à mesure que la perspective d'un affrontement mémorable se fait de plus en plus plausible.

En somme, « L'Homme Tranquille » est un long métrage qui déborde de générosité, comme une choppe de Guinness remplie à ras bord, avec laquelle on trinque entre amis en partageant un grand sourire. John Ford signe là un film onirique et réaliste à la fois, comme un rêve éveillé, improbable et pourtant si réel, si vrai. Un très beau film.

[4/4]

samedi 24 mars 2018

« Madadayo » (Maadadayo) d'Akira Kurosawa (1993)

    Si vous ne saviez pas que Kurosawa n'était pas seulement l'homme des « Sept Samouraïs » ou de « Ran », alors passez votre chemin. Vous risquez d'être surpris, puisque « Madadayo » constitue bien le parfait aboutissement de la carrière de ce géant du 7e art que fut Akira Kurosawa. Sa filmographie impressionnante (pour qui se donne la peine de réellement la considérer : 30 longs métrages et pas un seul pour lequel il aurait eu à rougir) s'achève avec un dernier regard en arrière, pour mieux franchir le seuil de la mort. Mais loin de cultiver la nostalgie ou le fatalisme, « Madadayo » s'avère être un film d'une simplicité et d'une humilité admirables (simplicité apparente bien sûr). Dépouillé mais comme d'habitude sublime, il s'agit d'une fable sur la vieillesse, et plus encore sur l'humanité.

Comme le fut la vie du cinéaste nippon,  « Madadyo » est traversé par deux grandes thématiques : la transmission du savoir par la relation maître / élève et l'affirmation du pouvoir de l'imagination humaine (d'où l'importance de l'enfance, enfin retrouvée par le vieillard). C'est d'ailleurs l'occasion pour Kurosawa de rendre un dernier hommage à ceux qui furent ses maîtres, qui l'ont forgé enfant ou plus tard lors de ses débuts au cinéma, en particulier Kajiro Yamamoto, celui qui lui apprit son métier. Et Kurosawa, étant devenu  « Sensei » à son tour, profite de l'occasion pour remercier ses élèves (et spectateurs) qui l'ont tout autant construit. Notamment ceux qui l'aidèrent à remonter la pente après cette période noire (cette fameuse perte ?) s'achevant par une tentative de suicide. Mais surtout « Madadayo » est l'occasion pour le maître de délivrer ses derniers enseignements. Parmi tant d'autres, un est particulièrement mis en avant : mais je vous laisse le soin de le découvrir par vous même. Ultime cadeau : ce long métrage se termine par l’un des plus beaux plans de toute la filmographie du grand A. K., et quand on y réfléchit, par l’un des plus beaux plans de toute l’histoire du cinéma.

Merveilleusement riche, subtil et poétique,  « Madadayo » est certainement l'un des adieux les plus émouvants et les plus généreux qu'un artiste ait pu laisser à la postérité, toutes époques et tous arts confondus. A voir absolument, de préférence après avoir visionné une bonne partie de l’œuvre du Sensei !

[4/4]

mercredi 7 mars 2018

« La Grande Menace » de Jacques Martin (1954)

    Lefranc a toujours été pour moi – à tort – un personnage de BD de second plan. Tout le monde connaît Alix, la série phare de Jacques Martin, beaucoup moins connaissent son alter ego du XXème siècle. Et de fait, si dans la famille nous avons la collection complète des Alix, nous n'avons que 3-4 albums de Lefranc, qui plus est période Bob de Moor et Gilles Chaillet, soit pas franchement les plus réussis (surtout en ce qui concerne Chaillet). J'ai donc longtemps oublié cette série, avant de retourner récemment à la bande dessinée franco-belge (« Jo, Zette et Jocko » par exemple) et de me dire que je ne connaissais pas  la genèse des aventures du reporter, les tous premiers albums. J'ai franchi le pas, et j'ai été agréablement surpris.

Nous sommes en terrain connu : le style graphique est un parfait exemple de la fameuse ligne claire si chère à Hergé et au Journal de Tintin, dont Jacques Martin fut l'un des piliers. Ce qui veut dire un dessin d'une grande clarté et d'une grande élégance, réaliste sans être naturaliste, avec de beaux aplats de couleur. Certes, à cette époque Jacques Martin ne dessinait pas aussi bien qu'au moment de l'âge d'or graphique d'Alix, mais le dessin est tout de même bien plus assuré que dans les toutes premières aventures du jeune Gaulois. J'entends par là que c'est un vrai régal. Qui plus est nous sommes plongés dans une atmosphère désuète avec un charme certain (avec le recul) : la France des années 50, férue de positivisme et de science-fiction à la fois, à la manière des aventures de Blake et Mortimer, quoiqu'en plus réaliste.

Mais il y a également et avant tout beaucoup de suspense ! A l'époque, la majorité des bandes dessinées étaient publiées dans des journaux et autres magazines avant d'être éditées au format album. Seules une ou deux planches (ou pages) étaient livrées à l'appétit du lecteur, selon le rythme de publication défini (hebdomadaire, mensuel...). Il fallait donc accrocher le lecteur pour qu'il en redemande, et à la fin de chaque page, dans les deux ou trois dernières cases en bas, il y a toujours un effet de surprise, l'intrigue est comme mise en suspens sans que l'on sache ce qu'il va advenir. Et ceci le long des 62 pages de l'album. Ce qui fait que le rythme est trépidant et que nous sommes happés par les aventures de nos héros. Impossible d'arrêter de lire l'album avant d'en connaître la fin !

Revenons à Lefranc. Si j'en crois Wikipedia, Jacques Martin a été inspiré par une visite dans les Vosges, découvrant des installations de la Seconde Guerre Mondiale qui tiendront lieu de décor à la première aventure du jeune reporter. J'y apprends également que ce ne devait être qu'un album, pas une série. Mais devant son succès, Jacques Martin a fort heureusement dessiné d'autres bandes dessinées sous l'étiquette Lefranc. Et je comprends enfin pourquoi ce dernier ressemble tant à Alix : la direction du Journal de Tintin voulait qu'il reprenne Alix et Enak en les transposant à l'époque actuelle. Ce furent donc Lefranc (blond comme Alix, passant de Gaulois à Franc, d'où son patronyme) et Jeanjean, alter ego d'Enak assez dispensable, Jacques Martin s'empressera d'ailleurs de le faire disparaître de la série par la suite.

Je ne vais pas m'appesantir sur l'intrigue, à la fois classique et un peu tirée par les cheveux, mais néanmoins palpitante. Je préfère mentionner l'apparition de l'antagoniste de Lefranc, soit dit en passant l'un des meilleurs méchants de l'histoire de la banque dessinée : Axel Borg. Un mystérieux industriel dont nous savons peu de choses, digne d'Arbacès (Alix) ou d'Olrik (Blake et Mortimer). Un méchant très élégant et sans le moindre scrupule, parfait pour donner du fil à retordre à Lefranc et pour nous tenir en haleine.

En somme, cette BD a été réalisée au moment de l'âge d'or de la BD franco-belge. Elle en possède toutes les qualités, et si certains la trouveront démodée, personnellement je trouve qu'elle conserve tout son intérêt, surtout quand on la compare à la production actuelle, réservant un excellent moment de lecture. 

[4/4]

samedi 24 février 2018

« Mary et la Fleur de la Sorcière » (Meari to majo no hana) de Hiromasa Yonebayashi (2018)

    Manifestement, il ne suffit pas de reprendre l'esthétique d'un maître pour l'égaler. C'est ce que les suiveurs et autres académistes apprennent à leurs dépens depuis la nuit des temps en matière d'art. Certes oui, l'apprentissage, qu'il soit artistique ou autre d'ailleurs, se fait en recopiant inlassablement ses prédécesseurs, en se plaçant dans leur sillage, en reprenant leurs gestes et leurs méthodes. Le mythe de la table rase... n'est qu'un mythe. Mais vient toujours le moment où il faut s'éloigner de ses maîtres. Et c'est un moment crucial : certains y arrivent et deviennent à leur tour des artistes dignes de ce nom, avec un art, une personnalité propres. D'autres n'y arriveront jamais. Hiromasa Yonebayashi se retrouve ainsi à la croisée des chemins. Après un premier long métrage sous le haut patronage d'Hayao Miyazaki, tout à fait honorable mais probablement réussi du fait de la présence du Sensei à l'arrière plan, puis un second long métrage beaucoup plus audacieux mais bancal, Yonebayashi est rentré dans le rang. Avec « Mary et la Fleur de la Sorcière », c'est indéniable, « il fait du Miyazaki ».

De fait, il reprend la petite sorcière Kiki avec son chat noir, lui adjoint la chevelure flamboyante d'Arrietty en forçant sur l'orange, et la fait évoluer dans un monde entre « Le Château dans le Ciel » et « Le Château Ambulant ». Mais à bien y regarder, la mayonnaise ne prend pas. Comme une façon éclatante de prouver à ceux qui en doutaient que l'art de Miyazaki ne se résume pas à des explosions de couleur dans tous les sens, ni à une imagination fertile purement visuelle. Les longs métrages de Miyazaki ont tous un souffle, une âme. Tous. Et même ses premiers essais dans l'animation avaient a minima de l'humour et une bonne dose de second degré, mais aussi un brin de poésie. Ici nous avons le droit à un banal film d'action typiquement de notre époque, c'est à dire très premier degré, manichéiste, sans le moindre temps mort... et donc sans les moments de respiration miyazakien, ces fameuses séquences contemplatives (la scène du train dans « Le Voyage de Chihiro » ou encore celle de l'avion en papier dans « Le Vent se lève »).

« Mary et la Fleur de la Sorcière » plaira sûrement aux enfants qui n'en demandent pas tant, mais l'adulte que je suis ne se considère pas satisfait. Je range ce long métrage davantage à côté des « Contes de Terremer », qui possède à peu près les mêmes défauts même si « Mary... » est plus réussi, que d'un film signé Miyazaki père ou d'un Takahata. Sans compter que « Mary... » lorgne également du côté d'Harry Potter, sans retrouver la cohérence ni le charme des premiers opus du sorcier aux lunettes. En fait le monde de « Mary et la Fleur de la Sorcière » peine à exister, il reste en deux dimensions. Il demeure tout à fait fictif, ce n'est qu'un décor, une sorte de faire-valoir sans profondeur. Alors bien sûr, visuellement, le film est digne d'un Ghibli. Il n'a pas la beauté d'un Miyazaki, mais le coup de crayon est toujours aussi splendide, tout comme l'animation, toujours aussi fluide. 

En somme l'avenir dira si Yonebayashi a fait le bon pari. Nous verrons si le film a du succès et s'il permettra au cinéaste de repartir de plus belle, à l'assaut du meilleur de l'animation. Ou s'il le confortera dans l'académisme, en lui faisant prendre la voie de la facilité, celle d'une formule éprouvée. Oui, Yonebayashi, mais aussi le monde du dessin animé sont bien à la croisée des chemins. Et Miyazaki n'a toujours pas trouvé son digne héritier. Peut-être que l'animation japonaise a donné tout ce qu'elle pouvait, et qu'il faudra s'aventurer sur d'autres continents pour retrouver quelqu'un de sa trempe. L'avenir nous réserve sans doute encore bien des surprises !

[2/4]

dimanche 18 février 2018

« Equatoria » de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero (2017)

    Un trésor à trouver, des villes exotiques et mystérieuses, des femmes fières à la répartie implacable, l'Afrique, dans toute sa beauté et son âpreté, et notre marin au grand cœur et au flegme inimitable... Tout semble être réuni pour que Corto revive l'espace d'un album de BD une aventure extraordinaire dont Hugo Pratt avait le secret, pour notre plus grand bonheur... Mais le cœur n'y est plus. Je viens seulement de comprendre. Pratt était un érudit, doublé d'un aventurier, doublé d'un humaniste polyglotte, doublé d'un globe trotteur, et je n'ai sûrement pas fait le tour de ses nombreux talents. En fait Pratt a vécu une dizaine de vies en une. Pratt EST Corto Maltese. Ou plutôt était. Corto est mort avec lui. Plus personne ne pourra faire revivre ses contradictions, entre anarchie et sens du devoir, entre subtilité, poésie, onirisme et trivialité, cette irrévérence dont Corto est l'incarnation même. D'ailleurs je viens de découvrir sur Wikipédia que l'arbre généalogique de Pratt suffirai à remplir des dizaines d'albums de bande dessinée.

C'est ainsi, certains héros de fiction ne peuvent survivre à leur auteur, quand d'autres, sans doute plus schématiques, le peuvent. Non seulement car Corto est un personnage complexe, mais aussi car le contexte dans lequel il évolue et les personnages qu'il rencontre sont tout aussi complexes, du moins dans la série d'origine. Il faut vraiment avoir vécu pareilles situations pour les coucher avec vraisemblance sur le papier. Ce fut le cas de Pratt, qui a vraiment vécu la vie de Corto Maltese. Ce n'est manifestement pas le cas de Juan Díaz Canales, habile moine copiste quand il s'agit de recréer un film noir en bande dessinée, beaucoup moins à l'aise dès qu'il s'agit d'évoluer dans les hautes cimes du neuvième art, à la suite du maestro italien. Je concède pourtant avoir souri à la lecture de certains bons mots de Corto dans « Equatoria ». Pour le reste, que c'est fade et scolaire ! Rien de vraiment surprenant, comme un cahier des charges dont on coche les cases une à une... D'autres que moi l'ont mieux dit, comme Maz ici ou comme Step ici. Et hormis Corto, le dessin est d'une paresse et d'une laideur ! D'autant que la version colorisée est ici tout aussi dispensable que pour la série d'origine, Corto se savoure d'autant mieux en noir et blanc.

Je ne peux pas conclure sur ce dernier opus sans évoquer le travail de fossoyeur de Casterman, qui repackage la série Corto Maltese de façon tout à fait grotesque. Maz l'a très bien noté, donc je ne vais pas faire de la redite, mais tout est fait pour que le fan naïf vide son portefeuille : albums numérotés, doubles versions couleur (complètement inutile au risque de me répéter) et noir et blanc. Et le coup de grâce : certainement un prochain méfait de Juan Díaz Canales et Ruben Pellejero l'année prochaine. L'art au XXIème siècle est dans un bien triste état : au cinéma comme en bande dessinée, la finance règne en maître, et les suites pullulent comme de la mauvaise herbe. Prime à la sécurité et non à l'audace. Comment tant de grandes bandes dessinées ont-elles pu naître par le passé ? Il semble que l'on en ait perdu le secret, hélas, à trop regarder dans le rétroviseur et à préférer la rentabilité à tout prix à la création digne de ce nom...

[1/4]

samedi 17 février 2018

« Taxi Téhéran » (Taxi) de Jafar Panahi (2015)

    Un film réjouissant et courageux ! Jafar Panahi reprend le dispositif formel que son compatriote Abbas Kiarostami avait mis en place dans « Ten » : une intrigue se déroulant principalement dans un taxi truffé de caméras, dont les allées et venues des différents clients – et leurs conversations – font tout le sel. Jafar Panahi est le conducteur et donc le principal acteur de ce long métrage, mais ce sont vraiment les personnes qu'il accueille à bord qu'il met en valeur. Pour autant, sa personne en est le reflet, et on en apprend tout autant sur la situation actuelle de l'Iran que sur Jafar Panahi. Notamment sur la poésie de son approche et de son art. Les différents protagonistes qui montent dans le taxi sont comme autant « d'idéaux types », mais dotés d'une personnalité propre, et éclairant à leur façon l'Iran d'aujourd'hui, à mi chemin entre tradition et modernité, entre liberté... et dictature. Les thématiques abordées sont nombreuses, de l'école à la justice en passant par la politique ou la société iraniennes. La profondeur de ce film est conséquente, mais la forme est tout aussi louable : en l'ayant simplifié à l'extrême, Panahi montre d'autant mieux l'intensité et la beauté de la vie et du monde qui nous entoure. J'ai trouvé beaucoup de plans très beaux, alors qu'ils sont tous presque anodins. L'art de Panahi est subtil, mais plus charnel que celui d'un Kiarostami, voire plus appuyé, surtout dans ses revendications politiques. Là où Kiarostami était passé maître dans l'art de jouer avec la censure, Panahi n'hésite pas à afficher les contradictions du système politique iranien et le dégoût qu'il lui inspire. Clairement Panahi ose, et je ne peux que craindre les représailles auxquelles il s'expose... Il faut donc louer la Berlinale, où il a obtenu l'Ours d'Or. Non il ne s'agit pas là que d'une récompense politique, car son long métrage est pour moi totalement réussi, mais oui, si l'on ne soutient pas ce genre de cinéastes engagés, personne ne le fera, surtout pas Cannes, qui préfère s'engager pour des causes sans intérêt et surtout sans danger... et encore, quand Cannes s'engage ! Il ne faut pas s'attendre à un film époustouflant sur la forme, c'est au contraire un film très simple et modeste, qui en déroutera plus d'un. Pour ma part j'ai été conquis par l'humanité, la finesse et le courage de Jafar Panahi !

[4/4]

samedi 10 février 2018

La Vie rêvée de Walter Mitty (The Secret Life of Walter Mitty) de Ben Stiller (2013)

    « La Vie rêvée de Walter Mitty » est un film sympathique, dans l'air du temps en ce qu'il questionne sur le sens de la vie, à travers le récit de l'existence morne et solitaire du héros éponyme, employé au service négatifs du magazine Life. Le magazine en question prône le dépassement de soi, la découverte de nouveaux horizons, une vie vraiment vécue... celle de Walter Mitty est à l'exact opposé : il n'est personne, et la restructuration du magazine n'arrange pas les choses. En effet, une nouvelle équipe arrive aux manettes, notamment un petit chef détestable au possible. Mais Walter a pour particularité d'être un rêveur très imaginatif, et nous assistons à ses rêves éveillés avec bonheur, surtout lorsqu'il s'agit de remettre le chefaillon en question à sa place.

Toutefois, la vie de Walter Mitty semble être condamnée à la vexation et à la frustration... lorsqu'un évènement va tout bouleverser. Sean O'Connell, un reporter star, lui envoie une série de photographies, dont l'une d'entre elles, particulièrement réussie, doit faire la une du dernier numéro papier du magazine, avant qu'il ne devienne exclusivement numérique. Problème : Walter a bien reçu la pellicule, il manque juste une photo... justement celle qui doit faire la couverture ! Or la pression est immense : le nouveau management tient à faire de ce dernier numéro papier un moment exceptionnel, ce doit être l'aboutissement de leur démarche, la réussite du magazine numérique à venir y est directement liée. Mais rien n'y fait, la photo est introuvable...

Walter décide alors de partir à la recherche d'O'Connell, fameux baroudeur qui l'emmènera à sa suite aux quatre coins du monde. L'air de rien, Walter commence alors à mener la vie d'aventures dont il a toujours rêvé. Et l'histoire se finit en beauté, avec une dernière séquence touchante. « La Vie rêvée de Walter Mitty » est ainsi un long métrage cohérent qui réserve même certains passages émouvants, et pose la question de ce qui fait une vie digne de ce nom : que demander de plus ?

Pourtant, devant des qualités certaines, pourquoi ne lui ai-je pas attribué une note plus élevée ? La raison est que du début à la fin, le film baigne dans une sorte de conformisme visuel et scénaristique qui l'empêche de prétendre, à mon sens, au titre de réel chef-d’œuvre, si tant est que ce fut son ambition. La vision de la vie « idéale » qu'il dépeint, faite de voyages façon National Geographic, est presque de l'ordre du cliché et peine à percer derrière la surface de ce qui devient comme une injonction aujourd'hui : si tu n'as pas fait le tour du monde (en parfait touriste la plupart du temps), tu as raté ta vie... Une vision un peu étriquée de l'existence humaine il me semble... Toutefois, je le répète : la fin du film vient lui donner une dimension supplémentaire et enfin cette pincée d'âme qui lui faisait tant défaut tout du long. Et tout compte fait, à défaut de grand film, nous avons affaire ici à un bon long métrage. Je suis tout de même curieux de découvrir la version de 1947, elle-même également tirée de la nouvelle éponyme d'origine !

[3/4]

dimanche 14 janvier 2018

« A Voix Haute : La Force de la parole » de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (2017)

    « A Voix Haute » est un excellent documentaire, à la fois sur l’éloquence, sur la force de la parole comme son sous-titre l'indique, mais aussi et surtout sur une bande de jeunes de Seine Saint-Denis, qui malgré les épreuves de leur courte existence se tiennent debout, la tête – et la voix – hautes. Dans une démarche assez classique, le réalisateur nous conte l’itinéraire d’une trentaine de jeunes s’étant inscrits au concours Eloquentia, et bénéficiant d’un accompagnement dans plusieurs domaines pour le préparer et tenter de le gagner. Nous découvrons des jeunes attachants, aux personnalités riches dans leur diversité et aux histoires personnelles qui forcent le respect. Ils sont entourés par des coachs bienveillants, parfois rudes, mais qui les poussent à donner le meilleur d’eux-mêmes. « A Voix Haute » est un film très simple, un documentaire qui délaisse les effets de manche douteux, à la caméra discrète, au service de ces jeunes, pour mieux livrer leur témoignage revigorant. Le long métrage nous fait passer du rire aux larmes le plus simplement du monde, avec beaucoup de franchise et de pudeur. On se met à suivre avec attention leur parcours au sein du concours, et on se prend à espérer qu’ils aillent jusqu’au bout, pour le gagner. Il s’agit d’un bel éloge de la parole et de la jeunesse, une jeunesse non pas centrée sur elle-même, comme on nous la montre trop souvent depuis des décennies, mais une jeunesse qui sort d’elle-même, exprimant la justice et le beau, une jeunesse au service d’idéaux qui la dépassent, et qui se forge au gré du chemin vers la maturité. Vraiment je ne peux que saluer ce film rafraichissant et touchant, réservant un moment de cinéma simple et émouvant, une très belle réussite qui se démarque du paysage audiovisuel français contemporain, plus volontiers tourné vers la médiocrité et l’auto-complaisance que vers la profondeur et l’humanité du propos.

[3/4]

dimanche 24 décembre 2017

« Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi » (Star Wars, Episode VIII : The Last Jedi) de Rian Johnson (2017)

    Je ne m'en rendais pas compte jusqu'à ce jour, mais Star Wars déchaîne véritablement les passions. Ce qui est compréhensible au vu du succès de cette saga, et de son omniprésence au cinéma ou à travers des objets dérivés depuis une trentaine d'années. Au risque que ça en devienne vraiment ridicule... Surtout quand des fan hardcore font preuve d'une mauvais foi certaine.

Pourquoi cette introduction ? Car je m'étais poliment ennuyé devant l'épisode 7, « Le Réveil de la force », le réalisateur et les scénaristes livrant un service minimum faisant passer « Rogue One » pour audacieux, voire révolutionnaire. En bref, c'était du foutage de gueule : on prend l'épisode 4 originel, et on ressert la même chose pour garantir le fan service, aucune prise de risque... et aucun intérêt. L'épisode 8, « Les Derniers Jedi » m'a au contraire bien plus intéressé, les deux personnages principaux prennent enfin de l'épaisseur, bien plus que ceux de la prélogie signée Georges Lucas, plus proche du soap opera que du space opera... Dans l'épisode 7 je trouvais le choix d'Adam Driver comme « méchant de service » particulièrement désastreux : je le trouve ici terriblement pertinent. Et après « Silence » de Scorsese et ce dernier Star Wars, j'en viens à le considérer maintenant comme un bon, voire un très bon acteur. 

En fait, scénaristiquement comme visuellement, en passant par l'interprétation, tout ici prend du corps, jusqu'à un Mark Hamill qu'on avait quitté insipide dans la trilogie d'origine, et qu'on retrouve ici transformé, littéralement habité, assez charismatique je dois bien le dire. Les enjeux sont bien plus forts : est-ce que le bien va verser du côté obscur, et est-ce que le mal va revenir vers la lumière ? Beaucoup de questions sont laissées en suspens, c'est frustrant et peut-être involontaire, mais ça attise d'autant plus notre intérêt. Il y a tout de même des volte faces scénaristiques agréablement surprenantes et des séquences visuellement époustouflantes. En bref, pour moi cet épisode est une réussite, surtout que les avis négatifs me faisaient attendre le pire. Peut-être aussi qu'avec des attentes relativement basses je ne pouvais qu'être conquis.

Car il est vrai qu'il y a aussi des séquences assez ridicules et improbables, et des choix scénaristiques douteux. Il est vrai également qu'il y a à boire et à manger, et que le rythme du long métrage est assez erratique, comme si le réalisateur et les scénaristes avançaient en marchant, sans trop savoir où aller. Certains personnages intéressants ne sont pas assez creusés (celui de Benicio del Toro et Maz Kanata notamment), quand d'autres moments semblent interminables (les batailles stellaires).

Mais je dois dire que cet épisode a bien plus de saveur que les 4 derniers de la saga, c'est du moins mon impression à chaud. Sans doute qu'en le revoyant mon impression et ma note s'émousseront, pour autant cette première vision a emporté mon adhésion. A vous de vous faire votre avis !

[2/4]

samedi 16 décembre 2017

« Nuits blanches » (Le notti bianche) de Luchino Visconti (1957)

    « Nuits blanches » de Visconti, adapté d'une nouvelle de Dostoïevski également portée à l'écran par Robert Bresson, ne figure pas à mon sens parmi les plus grandes réussites du cinéaste italien. Le principal reproche que j'ai à lui faire c'est son actrice principale, au jeu tout sauf subtil, beaucoup trop larmoyante et excessive pour ne pas agacer. Or le problème, c'est que c'est véritablement elle qui est censée porter tout le film : le toujours excellent Marcello Mastroianni, n'est qu'une sorte de faire valoir, un homme quelconque perdu dans ses rêves, il est volontairement complètement effacé, et complètement fasciné par cette femme qui attend sur un pont la nuit.

Malheureusement cette femme perd tout mystère à mesure que le film avance et qu'elle fond continuellement en sanglots, tout en faisant l'effarouchée alors que le pauvre Marcello ne lui demande pas grand chose. Elle ne paraît plus inaccessible, mais timorée et infantile, ce qui dessert totalement le long métrage en amenuisant son enjeu principal. Dommage, car ce film comporte une réelle atmosphère onirique, comme si Visconti avait quitté le Néo-réalisme italien pour mieux se plonger dans le Réalisme poétique français. Même si j'en doutais au début, je trouve que le choix fait par Visconti de rendre le tout volontairement artificiel mais en l'ancrant dans un minimum de la réalité, ne rend le long métrage que plus fort, en exacerbant sa portée poétique et son caractère de conte.

Je n'ai pas lu la nouvelle de Dostoïevski ni vu le film de Bresson, mais je suis certain qu'il y avait matière à en tirer bien davantage. Je dois dire également que les décors font un peu trop étouffants, on se sent trop à l'étroit, et ce pont n'est pas bien majestueux, difficile de se mettre à rêver totalement comme le personnage principal. Finalement c'est ce dernier qui m'a le plus touché, cet homme anonyme, qui perd son âme à mesure qu'il voyage pour son travail, devenu sans attaches, il n'est plus personne. Et pourtant il a besoin d'amour, de chaleur humaine, il aime cette femme... mais est-ce qu'elle l'aime en retour ? La fin, terriblement cruelle, vient donner au film une dimension autre, profondément mélancolique, mais qui contribue à son charme évanescent, vaporeux, halluciné.

En somme, un long métrage avec de belles qualités, mais quelques défauts qui l'empêchent d'être pleinement abouti et à la hauteur des ambitions de Visconti.

[3/4]

dimanche 10 décembre 2017

« Coco » de Lee Unkrich et Adrian Molina (2017)

    « Coco » est plaisant, mais comme tout blockbuster, il faut raison garder et faire abstraction du grand spectacle qui nous est proposé, afin de prendre du recul et analyser les qualités et les défauts de ce long métrage. Certes, visuellement plusieurs passages sont bluffants et magnifiques. Certes, c'est probablement l'un des Disney / Pixar les plus profonds, l'un des seuls à traiter de l'au-delà et de la transmission d'une génération à une autre, voire à plusieurs autres. Pourtant nous sommes en terrain connu : Pixar fait du Pixar, et même plus : Pixar fait du Disney. Car si esthétiquement parlant « Coco » étonne par la qualité de ses graphismes et ses couleurs chatoyantes, la trame scénaristique est très convenue, notamment l'histoire principale qui est cousue de fil blanc.

J'apprécie le personnage de Miguel, plein de vie et qui doute, ainsi que plusieurs autres personnages secondaires. J'avoue que j'ai plus de mal avec Héctor, qui joue l'habituel faire-valoir censé être drôle sans l'être tout le temps, un peu lassant à force de gags répétitifs. Certains animaux sont magnifiques, et le monde des morts est splendide, vraiment. Certaines chansons sont agréables, d'autres moins, mais un film qui vante à ce point la musique et la culture hispanique, ça me parle ! Par contre les ponts de pétales font un peu too much et pas des plus originaux. Et surtout, les bons sentiments et l'humour un peu facile font que Pixar n'arrive toujours pas à rejoindre un Miyazaki, celui auquel qui je me réfère tout le temps en matière d'animation. Car si « Coco » est un excellent divertissement, est-il vraiment une œuvre d'art ? Oui, je peux l'affirmer, car malgré quelques défauts, c'est globalement une réussite, avec plusieurs niveaux de lecture, et un visuel convaincant, notamment la belle introduction dans du simili papier découpé. 

Pour autant, je ne ressens toujours pas la poésie et le souffle des œuvres du maître Japonais. « Vice Versa », par son inventivité foisonnante, s'en rapprochait sans toutefois y arriver totalement, la faute à des tics scénaristiques et visuels typiquement hollywoodiens. Je me demande si ça ne vient pas du fait que Miyazaki s'adresse aux enfants comme il le ferait avec des adultes (c'est sans doute la raison de son succès auprès de ces derniers), alors que Disney et ses filiales s'adressent quasi exclusivement aux enfants, en leur tenant un langage « adapté ». « Coco » ne fait donc pas exception, c'est à se demander si Pixar arrivera un jour à jouer dans la cour du Studio Ghibli... Sans doute faudra-t-il attendre le prochain Hiromasa Yonebayashi, du nouveau Studio Ponioc, ou bien sûr le prochain Miyazaki, pour revivre encore un grand moment de cinéma animé.

[3/4]

dimanche 26 novembre 2017

« Jeux d'été » (Sommarlek) d'Ingmar Bergman (1951)

    « Il fait partie de ma propre chair. Je préfère « Jeux d'été » pour des raisons d'ordre intime. J'ai fait « Le Septième Sceau » avec mon cerveau, « Jeux d'été » avec mon cœur. Pour la première fois, j'avais l’impression de travailler d’une façon personnelle, d'avoir réalisé un film qu'aucun autre ne pourrait refaire après moi. »  — Ingmar Bergman, Cahiers du cinéma n°84, juin 1958

De fait, « Jeux d'été » est un film éminemment solaire et chaleureux, même s'il est également triste. Solaire car tourné pour partie en plein été suédois, quand le jour est sans fin. C'est l'un sinon le long métrage de Bergman où la nature est la plus mise en valeur : ces plans où le soleil se reflète dans l'eau, où la végétation est épanouie, où les personnages jouent dans une nature rayonnante, sont absolument sublimes. Et l'histoire en elle-même est profondément touchante. Une danseuse étoile de 28 ans (« son visage en paraît 45, son corps 17, elle en a 28 » nous dit-on), se remémore un été où elle rencontra son premier amour. Et par l'entremise d'un flash back, nous retournons vers ce fameux été, où Marie et Henrik filaient alors le parfait amour. Elle, jeune et effrontée, légère et insouciante. Lui, maladroit et fou d'elle, accompagné d'un sympathique chien tout aussi attachant que son jeune maître. 

Et l'on suit ainsi leur découverte mutuelle, leur amour si jeune et si fragile, leurs sentiments parfois tourmentés, mais dans une joie quasi constante, une sorte de fête de tous les instants. « Jeux d'été » comporte des passages parmi les plus réjouissants de l’œuvre d'Ingmar Bergman, sans compter que c'est l'un des tous premiers films où l'on sent sa personnalité réellement poindre derrière les images. En cela, c'est à mon sens tout sauf un long métrage mineur dans la filmographie du Suédois. Qui veut comprendre Bergman ne peut faire l'impasse sur ce film. Il comporte tout son talent : un talent visuel, avec des prises de vues enchanteresses ; un talent scénaristique, avec des sentiments qui jouent aux montagnes russes, un côté terriblement tragique ; un talent de direction d'acteurs, avec une interprétation remarquable, du couple d'acteurs principaux aux seconds rôles.

J'ai personnellement beaucoup de tendresse pour le jeune héros, Henrik, un peu gauche et peu sûr de lui. Il est vraiment l'âme de ce long métrage, par cette fragilité qui lui confère une grande humanité. Marie quant à elle est par moments particulièrement vivante, avec un regard de feu, rieur... et tantôt éteinte, meurtrie par les évènements et un passé douloureux, meurtrie par une absence inconsolable... Avant de larguer les amarres de ce passé envahissant, et ainsi tenter de renaître.

Bref, « Jeux d'été » est un film sensible et complexe, gorgé de qualités. Il augure toute la richesse de l’œuvre de Bergman à venir. Parfois lumineux, parfois sombre, c'est l'un des premiers grands longs métrages du cinéaste suédois, et en cela il vaut largement le coup d’œil !

[4/4]

« Le Corbeau » d'Henri-Georges Clouzot (1943)

    D'emblée, ce qui frappe dans « Le Corbeau », c'est sa photographie remarquable. Les plans du tout début sont magnifiques, dans un noir et blanc contrasté qui illumine de belles prises de vues d'un petit village. Mais très rapidement, Clouzot filme des murs, des fenêtres, bref : l'enfermement. Le fond se coule alors dans la forme : nous sommes au cœur d'un épisode éprouvant, un corbeau fait chanter les notables de ce village. Ce qui fait froid dans le dos, c'est que si personne n'est épargné par les racontars du délateur, tout le monde semble coupable, de la jeune adolescente aux personnes âgées. Tous ont quelque chose à se reprocher, et les lettres du corbeau deviennent comme un jeu visant à faire ressortir toute l'ignominie, les moindres petits défauts de l'être humain. 

Clouzot se fait bien sombre et pessimiste quand à l'humanité, qui s'entredéchire ici dans une spirale qui semble sans fin. Le contexte du tournage de ce long métrage n'y est pas pour rien : sorti en 1943, sous l'Occupation, la délation était à l'époque un sport national, et Clouzot dépeint ici tout le mépris qu'il avait pour ce procédé. Mais il en profite aussi pour mettre en lumière les ambiguïtés de la société d'alors : l'avortement était moralement réprouvé, mais dans les faits pratiqué, parfois de façon horrible, au risque d'y perdre la vie, parfois avec l'aide d'un médecin. Il est aussi question de drogue et d'adultère, des sujets abordés assez frontalement et qui ont dû choquer à l'époque. D'ailleurs Clouzot fut inquiété pour avoir tourné pour la Continental, une firme allemande, sans doute car au fond il dérangeait trop l'hypocrisie ambiante, mais il en est ressorti complètement blanchi.

Si l'on peut qualifier Clouzot de misanthrope, par l'entremise de son héros le Docteur Germain (magistral Pierre Fresnay), il se fait le chantre d'une humanité blessée mais conservant une part irréductible de dignité et de grandeur. Germain n'est pas un héros monolithique, tout d'un bloc et d'un blanc pur. Il est entre deux, courageux, intègre, mais parfois lâche et faible. Pour autant c'est un homme estimable, car voué aux autres. Et s'il peut être dur avec les autres et surtout lui-même, il finit par s'ouvrir étonnamment, dans une situation qui peut sembler un peu bancale mais tellement réaliste et plus humaine que dans bien des films.

Le corbeau de ce long métrage, tout comme Clouzot, finit par révéler la vraie nature des protagonistes de cette histoire. Certains, attaqués violemment, tels Germain et Denise (magnifique Ginette Leclerc, toute en nuances et contradictions), se feront d'autant plus combatifs. D'autres, plus ambigus, montreront leur vrai visage, un visage d'une noirceur effroyable. Outre le fond de ce long métrage, je ne peux que saluer la forme, avec cette mise en scène qui réserve bien des morceaux de bravoure, où tout est dit dans un regard, une attitude, une parole. C'est visuellement l'un des plus beaux films de Clouzot, l'un des plus terribles aussi. Il faut dire qu'il est servi par des acteurs exceptionnels, Pierre Fresnay et Ginette Leclerc en tête, mais également ces fameux seconds rôles de l'époque, particulièrement savoureux : Pierre Larquey et Noël Roquevert notamment, mais aussi Héléna Manson, peut-être moins connue, et finalement toute la galerie des autres personnages.

Clairement, on ne fait plus des films comme ça de nos jours en France, aussi courageux et ambitieux, aussi brillants sur le fond comme sur la forme. Et c'est bien dommage, espérons que l'avenir nous réserve d'agréables surprises et que la France retrouve un savoir faire qui fut bien réel.

[4/4]

dimanche 29 octobre 2017

« Sandra » (Vaghe stelle dell'Orsa...) de Luchino Visconti (1965) – (2)

    Enfin ! J’ai pu découvrir à l’occasion d’une rétrospective Visconti à la Cinémathèque de Paris ce long métrage tant loué par des personnes que je tiens en haute estime (Anaxagore et Max6m) et que j’attendais de regarder depuis une bonne dizaine d’années. Et je peux dire que le résultat fut à la hauteur de mes attentes. Du titre magnifique (« Vaghe stelle dell'Orsa » - « Pâles étoiles de la Grande Ourse », tiré d'un poème de Leopardi) en passant par le générique de début puis par le film en lui-même, tout concourt à en faire le véritable chef-d’œuvre de Luchino Visconti, soit le film qui condense toutes ses préoccupations artistiques et personnelles, servi par une esthétique exceptionnelle.

Un peu de contexte d’abord : Visconti est l’héritier de l’une des plus anciennes familles aristocratiques d’Italie. Il fut donc aux premières loges de la décadence progressive de cette caste, minée par les transformations sociales, économiques et militaires. Ses films portent ainsi la marque de cette grandeur en perdition, dépassée par les évènements, sonnant comme la fin d’un monde, du « Guépard » en passant par « Les Damnés ». Deuxième information de taille pour comprendre sa filmographie : il était homosexuel. Son œuvre porte donc la marque de la honte, du non dit, de la culpabilité, à l’image des « Damnés », encore, ou de « Mort à Venise ».

« Sandra » rassemble tout cela : il est question d’un frère et d’une sœur, héritiers d’une riche famille italienne, dont le père, Juif, mourut à Auschwitz, et dont la mère est psychologiquement instable. A ces tourments, s’ajoute une trame scénaristique tragique, puisque la sœur, Sandra, est victime de l'amour incestueux et possessif de son frère depuis leur adolescence. Fort heureusement, Visconti ne s’attarde pas sur les détails sordides d’une telle histoire, tout au contraire, avec beaucoup de retenue, de pudeur et de suggestion (des valeurs qui semblent totalement impensables par la plupart des cinéastes, voire des artistes d’aujourd’hui), il se penche davantage sur les sentiments douloureux de ses personnages.

Visconti joue beaucoup sur le temps qui passe et qui charrie son lot de souvenirs inconsolables. Un temps qui semble d'ailleurs arrêté dans le palais familial des Luzatti, lieu austère et inquiétant, alors que paradoxalement on entend tout du long le tic-tac d'une horloge, qui vient matérialiser ce temps si cruel pour notre héroïne. Dans ce long métrage, Luchino Visconti dépeint des sentiments subtils, contrariés, abimés, tel un scientifique ou un fin psychologue examinant des êtres humains se débattre dans la toile du destin, à l'image des héros de la tragédie grecque antique. Le cinéaste italien disait d'ailleurs se référer dans ce film aux personnages d'Electre ou d'Oreste. Il montre également combien il peut être difficile de s'extraire d'un passé éprouvant, lorsque le présent ne se tourne pas vers le futur mais sans cesse vers ce qui a été.

Il est terrible de voir tout le remord de Sandra, tout ce qu’elle endure sous la coupe de son frère, pervers et manipulateur. Mais ces évènements ne seraient pas ce qu’ils sont sans l’esthétique époustouflante de ce long métrage, de loin le plus beau visuellement parlant de toute la filmographie de Visconti… et sans la beauté envoûtante de Claudia Cardinale, absolument magnifique dans ce long métrage, avec une présence physique extraordinaire, presque animale et proche de la statuaire grecque. Le noir et blanc de la photographie y est contrasté et renforcé par de somptueuses prises de vues de Genève et Volterra, une petite ville de la Toscane italienne, ainsi que de la nature environnante (ces arbres qui ploient sous le vent…).

Véritable astre noir, traversé sur la fin d’un mince rayon d’espoir, « Sandra » est un film choc, aussi bien sur le fond que sur la forme, avec une économie de moyens qui force le respect. Heureusement tout de même que le dénouement apporte un peu d’air, car la majeure partie du long métrage s’avère étouffante, entre ces sentiments refoulés, cette culpabilité oppressante, cette menace sourde, une noirceur tout de même contrebalancée par la luminosité des prises de vues. Nous sommes donc loin de la grandiloquence et de l’académisme des œuvres ultérieures du cinéaste italien, injustement préférées et plus connues que ce chef-d’œuvre crépusculaire qui mériterait enfin une sortie en DVD digne de ce nom !

[4/4]