Avec «Il était une fois en Anatolie», Ceylan rassure sur sa capacité à réinventer son cinéma et propose son meilleur film depuis le remarqué «Uzak», en 2002. Après «Les trois singes», mélodrame familial non dépourvu de qualités mais souffrant d’un certain maniérisme vain et d’effets pesants qui laissaient craindre la routine d’un cinéma lorgnant vers le «social-bobo», et «Les climats», brillant exercice formel qui pêchait par sa superficialité, le cinéaste turc revient avec un film ambitieux, dense, retrouvant un souffle poétique absent de ses précédents films. «Il était une fois en Anatolie» est une vaste fresque qui cherche à sonder l’âme humaine en révélant la condition absurde de l’humanité. Le premier tour de force a lieu dès le générique et annonce, en le condensant au maximum, le style et le contenu du film à venir. Nous voyons une fenêtre embuée à travers laquelle se dessinent vaguement les silhouettes de trois personnages discutant et buvant. La mise au point s’effectue lentement, révélant clairement ce petit groupe d’humains. Puis le titre du film apparaît et, après ce générique, nous retrouvons ces mêmes personnages mais ils ne sont plus que deux : nous comprenons rapidement que le troisième a été assassiné. Tout «Il était une fois en Anatolie» est dans cette première séquence : la mise au point comme métaphore de la lente et progressive révélation de l’intériorité des personnages, et un art subjuguant, érigé en véritable figure de style, du hors champ. Dans une première partie, nous suivons une troupe d’enquêteurs, accompagnés des deux suspects, à la recherche du corps de la victime. Cette partie se déroule de nuit, entre l’intérieur de la voiture et les arrêts répétés du convoi dans la campagne anatolienne. Progressivement, entre les discussions les plus triviales sur les yaourts de buffle ou la prostate du procureur, et celles plus intimes sur la famille et le sens de la vie, cette nuit revêt un côté fantomatique, presque irréel, parfois menaçant (avec l’apparition inquiétante d’un visage sculpté dans la pierre). Nous sentons bien que ce périple va prendre des allures de conte, faisant écho au titre du film, et que les différents personnages n’en sortiront pas indemnes, une certaine ivresse semblant les envahir (toute relative, hein, nous sommes chez Ceylan quand même!). Ce glissement progressif du film est accentué par le travail époustouflant réalisé sur la lumière et la photographie, créant une ambiance onirique propice à la distanciation poétique. Les personnages sont baignés par les lumières des phares de voitures, dans de superbes paysages d’automne balayés par le vent et furtivement éclairés par l’orage qui menace. On pourra un peu plus tiquer sur la lumière à l’intérieur du véhicule, vraiment trop artificielle, Ceylan n’ayant visiblement pas réussi à trouver une formule convaincante... Mais passons. Les vérités se feront jour petit à petit avec l’aube naissante et la découverte du cadavre. C’est alors que les drames vécus par les différents personnages seront discrètement révélés au milieu de leurs discussions et dans les interstices apparaissant entre les affres du quotidien. Si la vérité naît ici, c’est en dehors de là où elle est recherchée : tandis que l’enquête n’est que mensonge et dissimulation, les personnages qui gravitent autour se voient confrontés à la vérité de leur inconstance, de leur négligence et du gâchis de leur vie. L’autopsie éminemment symbolique du corps devient une autopsie des personnages, dont l’intériorité est mise à jour et dont la psychologie apparaît comme extrêmement travaillée. Ceylan nous dresse le portrait d’une humanité déchue, égarée, qui ne peut que bégayer sa douleur. Certes, les personnages parlent beaucoup durant le film, mais ils ne disent presque rien. Ceylan capte intelligemment cette incapacité, cette impuissance à exprimer la vérité que l’on dissimule continuellement, plutôt que de l’affronter (le médecin préfèrera ainsi falsifier le rapport d’autopsie, pour alléger les souffrances des hommes). Si le cinéaste ne parvient pas à dépasser ou même égaler ses références (Tarkovski et Antonioni pour le cinéma, Dostoïevski et Tchékhov pour la littérature), c’est que cette autopsie peine à accéder à l’universel et ne débouche presque que sur de l’intime. On peut également ne pas être convaincu par quelques séquences trop démonstratives, à la poésie quelque peu surfaite (la pomme qui dévale, déjà vu chez Kiarostami et ailleurs), ou encore cette mystification un peu dépassée de la femme (la séquence de la fille du maire, se voulant moment de grâce, ne fonctionne pas totalement et laisse mitigé). Au final, on garde surtout une certaine impression de mélancolie et on sent que le film ne mérite peut-être pas d’être fouillé davantage. Mais passées ces quelques réserves, il reste un très beau film, à la mise en scène totalement maîtrisée et échappant à tout maniérisme, film avec lequel Ceylan parvient à trouver un ton propre, un ton étrange alliant exploration de l’âme humaine, dans la lignée de la littérature russe, et bouffonnade (avec un humour noir qui rappelle le cinéma finlandais). La lueur d’espoir que le cinéaste nous laisse entrevoir à la toute fin, avec cet enfant qui renvoie le ballon à ses camarades, donne une épaisseur émotionnelle conséquente au film, et mérite toutes les louanges.
[3/4]
Il me tarde de le découvrir !!!
RépondreSupprimerOui, ça vaut vraiment le coup. Il faudra réaviser ce jugement dans quelques temps, après un second visionnage, mais c'est peut-être le meilleur film du cinéaste (je dois aussi revoir Uzak pour en juger).
RépondreSupprimerCeylan me fait penser à Zviaguintsev. On a là deux cinéastes qui maîtrisent parfaitement leur outil et proposent des films remarquables, sans réussir pour l'instant à vraiment se délester de leurs imposantes références (c'est aussi le cas dans une moindre mesure, de Reygadas).
Une chose que j'ai oublié de souligner dans cette critique est la parfaite maîtrise du temps dont fait preuve Ceylan. Les 2h40 que dure le film filent à toute allure, alors qu'il ne se passe presque rien. C'est quasiment une performance.
N'oublie pas de me donner tes impressions quand tu l'auras vu.
Bonjour max6m, tu as raison, il y a une sorte de timidité de ces cinéastes à l'égard des grands maîtres. Mais n'y a-t-il pas aussi une réelle difficulté chez eux à retrouver l'ampleur de vue qui était celle des aînés. On parlait de Bergman, il y a deux ou trois jours ... Chez quel cinéaste d'aujourd'hui trouve-t-on la profondeur de contenu, la capacité à sonder les profondeurs de l'âme humaine, la capacité à dire le mystère, qui étaient celles des Bergman, Tarkovski, Dreyer ou Bresson ? En dépit d'une réelle valeur cinématographique, beaucoup de films de ces jeunes réalisateurs pèchent par un manque de souffle ... De ce point de vue, des films comme Les climats, Les trois singes, ou même Uzak que j'aime pourtant beaucoup, sont exemplatifs...
RépondreSupprimerDès que je pourrai voir «Il était une fois...», je te dirai ce que j'en ai pensé. Ce qui me rappelle que je dois encore livrer mes impressions sur Melancholia que j'ai pourtant visionné en septembre .... Je suis en retard :-))