« Fanny et Alexandre » est une œuvre somme, imposante, le point
d'aboutissement de la carrière d'un metteur en scène et d'un cinéaste de
talent. J'aurai donc beaucoup à en dire. Est-ce pour autant un
chef-d’œuvre ? Peut-être. Pas pour moi. Je vais tenter d'expliquer
pourquoi. Tout d'abord, je tiens à préciser que dans cette critique je
ne parlerai que de la version longue d'un peu plus de 5h, originellement
destinée à la télévision (mais d'une qualité tout à fait «
cinématographique »).
En fait, tout « Fanny et Alexandre » tient dans le prologue et
l'épilogue. Le film commence sur les deux images et obsessions de
Bergman, qui l'ont poursuivies toute sa vie : la volupté charnelle et la
mort. Puis, le long métrage déroule ses entrelacs, et s'achève sur un
éloge de l'imagination, en passant par un discours un peu maigre sur le
sens de la vie selon le cinéaste suédois (semble-t-il)... Je ne partage
pas tout à fait sa vision. Pour lui l'imagination, ou l'art, est un
refuge (en témoigne la coupure quasi totale de l'intrigue et de ses
personnages par rapport au contexte historique de l'époque : c'est comme
s'il n'existait que le « petit monde » de la famille Ekdahl), et le sel
qui permet à la vie de briller de tout son éclat. Je pense que l'art au
contraire doit permettre de mieux revenir à la vie, et non de la fuir.
Mais c'est là une question de tempérament. C'est là aussi que je me suis
rendu compte que Bergman (du moins un certain Bergman) n'était pas
vraiment ma tasse de thé. Et comment s'en rendre compte avec autant
d'évidence qu'en découvrant l’œuvre totale – et totalement
représentative de Bergman – qu'est « Fanny et Alexandre » ?
Comme tous les artistes, Bergman et son œuvre son multiples. Ses
premiers films sont très différents de ses derniers, même si l'on
retrouve des similitudes. Et je dois dire que je préfère de loin les
premiers grands Bergman (« Jeux d'été », « Monika », « Les Fraises
sauvages » ou encore « Le Septième Sceau ») aux derniers (« Les
Communiants », « Cris et chuchotements », « Sonate d'automne » ou « En
présence d'un clown »), proprement inhumains. Pour tout dire, je préfère
ses films solaires, juvéniles, certes souvent graves, mais pas d'une
désespérance criante et terrifiante. Je n'oublie pas « Persona » et «
L'Heure du Loup », deux chefs-d’œuvre à part, véritables sommets du
Septième art, mais ne révélant qu'une facette de Bergman, peut-être la
plus géniale(ment tourmentée).
Je pense que « Fanny et Alexandre » fait la jonction entre ces
différentes tendances du cinéma bergmanien. Certains voient en lui un
film apaisé. Pas moi. On sent derrière la surface des fêtes familiales
et de la bonhommie une vraie inquiétude, une véritable crainte de la
mort, littéralement omniprésente. Non, Bergman n'est pas vraiment un
joyeux drille : quand il fait le bouffon... c'est pour mieux (tenter de)
vaincre sa peur. « Fanny et Alexandre » réserve par ailleurs des
moments terribles, comme cette figure absolument détestable, subtilement
démoniaque, de l'évêque protestant (ce plan génial où l'on voit
l'évêque assis, en train d'écrire à son bureau, sur lequel se trouve un
éloquent chat noir qui nous dévisage mystérieusement). Apparemment,
c'est peu ou prou la figure du père véritable de Bergman : on comprend
qu'il ait été tourmenté par la suite s'il a vécu sous le toit d'un père
d'une telle méchanceté... et fausseté!
Mais à cette noirceur sans fond, Bergman oppose une joie un peu
timide (au premier abord), mais qui vainc finalement le Mal : celle de
la bonté humaine. Celle du père d'Alexander, Oscar, la figure même de la
bonté naïve et simple, ou encore celle de l'oncle Gustav-Adolf, satyre
insatiable. Mais plus fort, encore, à l'opposé du pasteur Vergerus,
Bergman place le sage Isak Jacobi. Et lorsqu'il se révèle dans le long
métrage, c'est peu dire qu'il nous offre un moment jubilatoire
(extraordinaire Erland Josephson !). C'est, de plus, le maître de
l'imagination, des faux semblants. Et il faut bien un tel homme pour
lutter contre l'hypocrite tyrannique qu'est Vergerus. L'antre de
l'israélite recèle de merveilles mi-inquiétantes, mi-fascinantes, et est
à ce titre le « passeur de l'imagination » pour Alexander, son
véritable « initiateur » (car « Fanny et Alexandre » est aussi une œuvre
initiatique). Oui, Isak Jacobi se révèle être un personnage d'une
grande humanité, et c'est sûrement celui qui m'a plu le plus, peut-être
avec le rêveur Oscar. Mais nombreux sont les personnages de ce film à
être marquants.
« Fanny et Alexandre » est une vaste fresque, une farce tragique ou
une tragédie bouffonne, à l'image dirait-on de ce que fut la vie pour
Ingmar Bergman. Il y aurait beaucoup à dire sur l'onirisme dans ce long
métrage. La maîtrise de ce domaine par le cinéaste suédois fait
indéniablement de lui l'un des maîtres du cinématographe. Je serai par
contre plus réservé sur le fond de « Fanny et Alexandre », et somme
toute de l’œuvre de Bergman (si l'on gratte jusqu'au bout le sens avoué
et caché de la filmographie du suédois). Ce dernier à quelque peu
tendance à replier son art sur lui-même, à faire de certains de ses
films un système clos qui s'auto-stimule et reproduit. Parfois c'est
manifeste (et pas nécessairement déplaisant), mais parfois c'est plus
sourd... quoiqu'assez rapidement détectable. J'entends par là qu'on ne
retrouve pas chez Bergman, à mon goût, cette ampleur du propos qui ouvre
sur la vie : ici tout est (ou semble) factice, tournant autour des
obsessions et des fantasmes du cinéaste, qui n'engagent – et
n'intéressent – parfois que lui. Certes il s'agit d'une « pièce » de
choix, hardiment et talentueusement jouée. Mais je ne retrouve pas la
force des plus grands artistes de mon panthéon personnel.
J'émets cette petite réserve car il n'est pas rare de voir Bergman se
faire qualifier de plus « grands cinéaste de tous les temps » ou de «
plus grand artiste du XXème siècle »... Hum. C'est aller un peu vite en
besogne me semble-t-il. Certes Bergman est un géant, comme Fellini. Mais
ils ont tous deux fait de l'art (l'art comme artifice) l'alpha et
l'oméga de leur vie... au lieu de s'effacer devant la vie, plus belle
qu'on ne le pense dans sa simplicité, si l'on sait y regarder. Mais
c'est une autre histoire. Quant à « Fanny et Alexandre », oui c'est une
œuvre fleuve, ample. Un chef-d’œuvre ? Non, je ne pense pas.
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