mercredi 20 mars 2024

« Les Cauchemars de l'amateur de fondue au Chester » de Winsor McCay (1904)


 

Plus on découvre des œuvres de Winsor McCay, plus on mesure son génie, sa virtuosité et sa modernité. « Les Cauchemars de l'amateur de fondue au Chester » est comme l'envers sombre de « Little Nemo in Slumberland », avec beaucoup de points communs, mais aussi des différences fondamentales.

Une planche correspond toujours à une histoire, avec le personnage principal qui rêve et se réveille à la dernière case. Mais dans « Little Nemo », le héros éponyme est toujours le même, un petit garçon attachant. Dans « Les Cauchemars… », en revanche, le personnage est toujours différent à chaque histoire, et c'est toujours un adulte, homme ou femme d’ailleurs.

Mais la principale différence est que si « Little Nemo » nous plonge dans des univers fantastiques et merveilleux, exaltant les pouvoirs de l'imagination, « Les Cauchemars… » met en images les lubies des adultes, leurs fantasmes inassouvis et souvent ridicules avec le recul : la richesse, la gloire, la jeunesse éternelle... Ou leurs peurs les plus primales : le ridicule, la vieillesse, la mort, être cocu...

McCay utilise tous les ressorts de la bande dessinée et tout son talent pour donner vie aux fantasmes les plus communs ou les plus fous. Alors que « Little Nemo » était une plongée dans le monde des rêves, cette série de strips, comme son nom l'indique explicitement, est une immersion dans les cauchemars et la psyché des adultes.

L'auteur arrive à rendre tangible les songes, par le « réalisme » avec lequel il dépeint les chimères oniriques, grâce à sa maîtrise technique impressionnante. On a ainsi l'impression de vivre vraiment ces cauchemars, comme si on y était. Et si le tout est bien ancré dans l'époque d'alors, il y a plus de cent ans, au début du 20e siècle, on s'étonne de retrouver parfois des traits communs avec certains de nos rêves ou cauchemars d’aujourd’hui.

C'est aussi l'occasion pour McCay de livrer une critique sociale, avec un deuxième niveau de lecture. D'ailleurs le concept même de cette série, ce goût immodéré – et amusant – de certains pour la fondue au Chester, est en fait une façon à peine voilée de parler de la dépendance à l'opium et à ses rêveries embrumées – un sujet beaucoup plus grave et inquiétant. Winsor McCay profite de ce prétexte pour livrer une brillante études de mœurs et croquer les travers des bourgeois américains de son époque. Dans des États-Unis déjà très ultra-libéraux...

Sur le fond et la forme, « Les Cauchemars de l’amateur de fondue au Chester » constitue donc un autre chef-d’œuvre intemporel de Winsor McCay, qui étonne par son audace et son effronterie. On retrouve le trait acéré et mordant du caricaturiste et de l'illustrateur de presse que fut pendant un certain temps McCay, parmi ses nombreuses autres casquettes.

Mais maintenant que j'ai découvert cet opus majeur, dans l'œuvre de McCay et dans l'histoire de la bande dessinée, la même interrogation que lorsque j'ai découvert « Little Nemo » demeure. Comment se fait-il que ce génie absolu de la bande dessinée ne soit pas (beaucoup) plus connu ? Car à côté, Walt Disney paraît être un manchot... Je ne sais pas si McCay est davantage (re)connu aux Etats-Unis… J'espère que la série Netflix inspirée de « Little Nemo » permettra au grand public de le (re)découvrir. Même si elle trahit en partie l'œuvre d'origine et a l'air de mauvais goût, quand le « Little Nemo » de McCay était d'un goût parfait…

Pour ce qui est du niveau de connaissance de McCay en France, il a l'air proche du néant du côté du grand public, et même d'un grand nombre d'amateurs éclairés de bande dessinée… Ce qui me chagrine beaucoup. Je ne sais pas si c'est dû au fait qu'il semble difficile d'éditer les œuvres foisonnantes de McCay, notamment en raison de leur coût de publication, qui paraît très élevé devant l'ampleur de la tâche… Mais là aussi, je suis curieux de comprendre la raison de la méconnaissance de cet artiste exceptionnel dans notre pays… Dans tous les cas, je ne peux qu’inciter toutes et tous à se jeter sur ses œuvres !

[4/4]

samedi 24 février 2024

« Adieu Kharkov » de Claire Bouilhac, Mylène Demongeot et Catel Muller (2015)

 


Il m'a fallu du temps pour venir à bout de cette bande dessinée... Il faut dire que devant ce récit fleuve et chahuté de la vie de Claudia Demongeot, mère de Mylène, il y a tellement de choses à raconter et les péripéties inattendues sont tellement nombreuses qu'il faut s'accrocher...

Sans doute que le scénario, un peu trop linéaire, malgré les flashbacks, aurait gagné à adopter une approche plus originale. Malgré tout, le « matériau » est là et justifie de lire cette BD. La vie de Claudia est digne d'un roman : elle a vécu une histoire extraordinaire, aux quatre coins du monde, de la Russie à la Chine, en passant par Singapour, le Vietnam ou la France.

Elle a aussi connu de grandes difficultés, dès son enfance. C'était une femme très courageuse, qui ne s'est pas laissé abattre par un destin qui laissait pourtant peu de place à l'espoir... Son itinéraire de femme libre, à une époque très dure pour la gent féminine, montre tout le chemin parcouru depuis par nos sociétés... et le chemin qu'il reste encore à parcourir.

Je ne peux que saluer et remercier Mylène Demongeot pour nous avoir transmis le récit de sa famille à travers son roman « Les Lilas de Kharkov ». C’est une histoire très touchante : on sent l’amour et l’admiration que Mylène portait à sa mère, même si celle-ci fut parfois rude… Ce que l’on peut comprendre après les épreuves qu’elle a vécues.

L’arrière-plan historique est lui aussi passionnant. On commence dans la Russie tsariste, bientôt renversée par la Révolution bolchevique, avant d’entrer dans les années folles, à l’autre bout du monde, dans la haute société des expatriés, en Extrême-Orient. Puis vient la Seconde Guerre Mondiale… et peu à peu, le récit se décentre de Claudia pour suivre la vie de Mylène. Qui, de jeune fille à l’enfance malheureuse, chahutée en raison de son strabisme, revivra après une opération pour le corriger, avant de devenir la grande star de cinéma que l’on connaît.

Le roman de Mylène Demongeot a été joliment adapté en bande dessinée par Catel Muller et Claire Bouilhac. Un duo talentueux, qu'on a déjà vu à l’œuvre dans d'autres projets réussis, comme l'adaptation de « La Princesse de Clèves » (entre autres). J’ai toujours ma préférence pour le style de Bouilhac, plus abouti et chaleureux, mais Catel s’en sort bien également, même si la mise en couleur de sa partie laisse plus à désirer. C’est toujours un plaisir de retrouver ces deux autrices, qui ont un sixième sens pour dénicher des sujets originaux et forts.

Que l'on soit fan de Mylène Demongeot, brillante actrice… et conteuse, du duo Catel et Bouilhac, ou encore d'histoire, notamment celle si mouvementée du 20e siècle, « Adieu Kharkov » est une bande dessinée très intéressante qui vaut la lecture.

[3/4]

vendredi 16 février 2024

« Anatomie d’une chute » de Justine Triet (2023)


 

Il n'y a pas à dire, c'est un film brillant. Et par conséquent une Palme d'Or solide. En témoignent les nombreuses autres récompenses récoltées par ce long métrage. Non, ce n’est pas juste un effet de mode et un emballement douteux. Était-ce le meilleur film de 2023 ? Pas pour moi. Mais c'est assurément un des films les plus marquants de l'année et de la décennie.

Avant toutes choses, « Anatomie d'une chute » brille par son scénario. Machiavéliquement élaboré pour distiller les informations capitales au compte-gouttes, avec un admirable sens du tempo. Mais aussi pour les thématiques qui sont brassées. Au-delà du potentiel meurtre et de la justice, c'est avant tout le couple et les rapports hommes-femmes qui sont disséqués. Avec un couple « moderne » : c'est la femme qui prend la lumière, et l'homme qui se morfond dans l'ombre.

Le film va alors questionner la place de l'homme et de la femme dans ce couple. Mais aussi la place que nous, en tant que spectateurs, leur attribuons. Cette femme est-elle juste brillante, sûre d’elle, affirmée et libre ? Ou est-elle manipulatrice et violente ? Est-elle absolument dénuée de sentiments ou est-elle une femme et une mère aimante à sa façon, malgré ses maladresses ? Cet homme est-il un mari et un père attentionné, qui donne de sa personne pour sa famille ? Ou poursuit-il des chimères et s’abîme-t-il dans l’autodépréciation et la dépression… tout en manipulant les autres, lui aussi ? Et nous en tant que spectateurs, que pensons-nous ? Ne sommes-nous pas décontenancés par cette femme qui s’affirme à ce point ? Ou par cet homme qui joue la victime ?

Justine Triet et son coscénariste Arthur Harari font le choix de ne pas trancher. Du moins pas totalement : on sent que la balance pèse un peu plus d’un côté à la fin, mais quoi qu’il en soit, le trouble reste total. Qu’a-t-on compris ? Que s’est-il vraiment passé ? Nous sommes finalement placés au niveau de l’enfant malvoyant. Comme lui, nous penchons d’un côté puis de l’autre. Mais nous ne savons pas. Au fond de nous, peut-être pensons-nous savoir qui est coupable.  Mais nous n’avons aucune réelle certitude. Sur le fond et la forme, voilà un scénario magistral.

Il est bien mis en valeur par une mise en scène resserrée, minimaliste, très maîtrisée. Justine Triet joue des focales, des images, des sons, pour mieux rendre le tout à la fois spontané, crédible… et flou, instillant le doute. Nous ne sommes jamais vraiment certains que ce que l’on entend et ce que l’on voit est vrai. Oui, ça semble réel.  Mais aussitôt, une parole, un indice, viennent changer le sens de ce que l’on a perçu, nous troublant encore davantage…

La mise en scène de Justine Triet ne brille pas particulièrement par une originalité et une inventivité extraordinaires, mais au moins est-elle juste, laissant le fin mot de l’histoire en suspens. A aucun moment, on ne peut avec certitude trancher définitivement sur la culpabilité de cette femme. Autre élément de mise en scène particulièrement bien vu : l’usage diégétique de la musique, et justement, les morceaux musicaux employés. Ils sont tous intenses, à leur façon. Et écouter ce jeune garçon jouer des pièces aussi intenses au piano, de façon à la fois maladroite et touchante, renforce cette impression de malaise qui nous étreint. Tout semble à la fois réel et bancal. Il y a toujours un je-ne-sais-quoi de dérangeant, un petit détail qui altère notre jugement.

Pour finir, comme beaucoup, je tiens à saluer les acteurs et les actrices. En premier lieu, bien sûr, Sandra Hüller, qui est éblouissante de maîtrise, avec un jeu naturel et ambigu à la fois. C’est certainement l’une de ses plus fameuses prestations. Et je trouve dommage qu’un Jonathan Glazer l’emploie si mal pour jouer la nazie de service dans « The Zone of Interest » – film intéressant au demeurant, mais le personnage d’Hüller y est très attendu, voire cliché. Quand elle trouve ici un rôle d’une grande finesse et d’une grande complexité, dont elle s’acquitte avec le talent qu’on lui connaît au moins depuis « Toni Erdmann ». Voilà, je ne pouvais pas écrire moins d’un paragraphe sur Sandra Hüller, qui est l’une des meilleures comédiennes des dix dernières années, en Europe et dans le monde.

Je souhaite mentionner ensuite deux acteurs que j’ai trouvé géniaux. Tout d’abord, Swann Arlaud, qui joue avec beaucoup d’aisance, apportant lui aussi de l’ambiguïté, notamment quant à sa relation avec l’héroïne. Mais aussi une certaine fragilité, qui densifie son personnage et le rend attachant… alors qu’on le découvre virtuose de la plaidoirie. Ensuite, le jeune garçon, interprété par Milo Machado-Graner, très convaincant, en enfant fragile lui aussi, mais déterminé et perspicace. Son personnage est très touchant, et en même temps est absolument clé dans l’intrigue. Petite mention aussi pour Antoine Reinartz, qui impressionne en avocat général pugnace et intraitable.

Au total, ce long métrage dispose de belles qualités. Pour ma part, je ne dirais pas qu’il s’agit d’un immense chef-d’œuvre, mais certainement d’un grand film. Cohérent et maîtrisé sur le fond et la forme, il nous embarque dans les méandres et les affres d’un couple, nous interrogeant nous aussi sur cette histoire au fond très banale. Celle d’une femme et d’un homme qui voient leur relation se désagréger, tragiquement…

[3/4]