mardi 27 septembre 2011

« La ville des pirates » de Raoul Ruiz (1983)

On ressort de la projection de «La ville des pirates» tout groggy, comme au sortir d’un sommeil profond, de ces sommes durant lesquels nous sommes complètement engloutis, avalés par des rêves qui effacent tout souvenir du monde réel. Il faut plusieurs minutes pour émerger, sortir de ce monde fantasmagorique, et s’interroger posément sur ce que nous venons de voir. Tenter de résumer le film est chose impossible, en énoncer les thématiques reviendrait à énumérer une série de mots clés qui s’étalerait sur des pages entières, citer des références consisterait à lister les grands noms de l’art et de la poésie surréaliste (Desnos, Breton, Lautréamont, Dali, Buñuel, Dulac, etc) sans pour autant réussir à faire entrevoir la teneur du film… On dira alors que c’est un conte surréaliste, une déambulation somnambulique dans l’imaginaire d’une femme fuyant par le rêve une réalité sordide, une errance à demi éveillée qui s’apparente assez souvent à un cauchemar («La ville des pirates» appartient à la veine macabre du cinéma de Ruiz). Nous sommes ici clairement dans le registre de l’évocation poétique, d’une poésie morbide où chaque plan est une projection mentale, où chaque séquence appartient au domaine de l’imaginaire, où la distorsion du réel devient la forme même du film. On ne recherchera pas ici un quelconque fil narratif, et parler de déconstruction du récit n’a pas de sens puisqu’il n’y a pas récit. Le film adopte plutôt une logique de construction qui relève du domaine de la musique, avec des thèmes récurrents qui reviennent cycliquement, qui circulent dans le film à différents niveaux tissant une trame, un ensemble poétique et suggestif assez saisissant. «La ville des pirates» a ainsi pu être qualifié, très à propos d’ailleurs, de film «polyphonique». Il faut donc oublier tout réflexe rationaliste et se laisser porter par la mélodie du film, se laisser aller aux impressions et aux sensations provoquées par la vision de ces images, se laisser bercer par la musique de Jorge Arriagada, musique qui ne s’arrête presque jamais et constitue un lien entre chacune des séquences. L’univers créé par le cinéaste se révèle alors proprement envoûtant, fascinant, malgré cette pression que l’on ressent dans la poitrine, pression provoquée par la tension omniprésente qui parcourt le film et lui donne son caractère si inquiétant. Le travail proprement ahurissant de Ruiz sur l’image facilite grandement l’immersion dans le film et nous empêche d’éprouver cette sensation de «n’importe quoi» que l’on peut parfois ressentir devant certains films surréalistes. Si l’on est souvent totalement dépassé dans la compréhension de l’œuvre, avec tous les rares appuis que nous trouvons qui se dérobent continuellement sous nos pieds, au moins pouvons-nous toujours nous raccrocher à la beauté impressionnante du film. Ruiz réalise ici certainement son film le plus pictural et fait preuve d’une inventivité remarquable dans la mise en scène : angles renversants, cadrages improbables, perspectives délirantes, couleurs saisissantes avec une utilisation continue des filtres, alternant tons froids et teintes éclatantes… Si le film manque d’un brin de cohérence pour égaler «Les trois couronnes du matelot», il en est en tout cas l’approfondissement formel, creusant davantage le sillon d’une signature cinématographique inimitable. Plus j’approfondis l’œuvre de Ruiz, plus je me rends compte que c’est bien là, dans ce courant halluciné, onirique et sombre de la filmographie du cinéaste, que se cachent les plus beaux trésors. «La ville des pirates», s’il peut laisser un temps perplexe, donne, après coup, l’envie furieuse de s’y replonger. C’est là la marque irréfutable que nous sommes bien en présence d’un grand film.

[3/4]

2 commentaires:

  1. Salut Maxime!

    Cela fait un moment que je suis avec intérêt tes critiques des films de Ruiz (je ne connais pour ma part que « Klimt »). Y a t-il une rétrospective en ce moment, ou t'es-tu procuré ses longs métrages en DVD?

    Bien à toi,

    Arthur

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  2. Salut Arthur.

    Non, pas de rétrospectives à ma connaissance, mais n'habitant plus Paris, je ne suis plus au fait de ce qui s'y passe! Mais il est vrai que pour l'occasion de sa mort, quelque chose aurait pu être fait. Peut-être que cela se prépare... Je rêverai de voir certains films sortir en DVD!

    Sinon, oui, il y en a quelques uns disponibles en DVD et notamment un coffret regroupant "Les trois couronnes du matelot", "L'hypothèse du tableau volé" et la "vocation suspendue". Pour le reste, ce sont principalement les films plus récents du cinéaste qui sont accessibles et c'est fort dommage....

    Autant dire qu'il y a une ribambelle de grands films qui attendent de sortir des placards... Ruiz n'était pas un fainéant!

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