«Le moindre geste» est un film bien singulier, sans réalisateur et sans auteur au sens où on l’entend usuellement, sans comédien non plus (personne n’y joue un rôle) et, presque, sans trame scénaristique. Dès le début du film, il y a bien quelques cartons qui annoncent toute l’histoire, mais plus à la manière d’une tâche à expédier et dont on cherche à se débarrasser, que comme une introduction à un récit à venir. Il est donc question de Yves et Richard qui s’évadent de l’asile où ils sont suivis. Richard tombe dans un trou en voulant se cacher tandis qu’une jeune fille d’ouvrier trouve Yves déambulant et le ramène au centre. Le film joue plus ou moins le jeu de son scénario durant les premières minutes puis l’abandonne totalement sur les ¾ du film, avant de s’y raccrocher de manière bien anecdotique dans les dernières minutes, simplement pour pouvoir prétexter une fin au film. Celui qui guide les images, c’est bien Yves. Le déroulement du film n’est que le déroulement du fil de ses pensées et de ses expériences. Comme le titre l’annonce, il y a une attention extrême apportée aux gestes de ce garçon. L’un d’eux est récurrent : le motif du nœud et du laçage que Yves ne parvient jamais à accomplir, malgré son obstination. Ce motif devient symbole de la maladie mentale de Yves : cette impossibilité de relier, de reconnecter deux éléments irrémédiablement disjoints (lui et la société). Cette maladie peut parfois ressembler à un refus obstiné de se socialiser dans un monde humain qui à ses yeux n’a aucun sens. "Bande de cons!" jette t’il au visage de cette société. Le travail de Deligny n’est pas de chercher à insérer par divers moyens Yves à la société mais de le laisser marcher, et de marcher à ses côtés. C’est un cinéma de l’errance, et d’un vagabondage sans autre justification que lui-même, traçant ces fameuses lignes d’erre, ces trajets qui inspireront le travail de Deleuze et Gattari. «Le moindre geste» donne à observer l’expérience d’un corps. On y voit Yves regarder, toucher, sentir. C’est une fascinante expérience de captation de la vie dans son essence sensorielle, qui invite le spectateur à ressentir et à se plonger dans une sorte d’état primal, cherchant ainsi à le connecter, par les sens, au monde dans lequel évoluent les autistes. Deligny n’est pas un cinéaste, et il reste ici un pédagogue qui cherche les moyens d’utiliser l’image cinématographique comme outil et en tant qu’expérience pour prolonger son travail sur l’autisme. Le passage de ce non cinéaste dans le cinéma permet alors de questionner le cinéma car celui-ci y est ramené à l’état de page blanche. Cela nous vaut des images, des intuitions et des instants extrêmement précieux. Formellement, le film se présente dans un noir et blanc très contrasté avec une bande son totalement asynchrone. C’est un film muet par dessus lequel viennent se superposer des enregistrements sonores de Yves, mais ces enregistrements ne cherchent aucunement à coller de près ou de loin au mouvement des lèvres du personnage. Ce décalage n’en illustre que mieux encore cette impossibilité pour les autistes de se synchroniser à un monde régi par le langage. Comme chez les Staub, le plus important réside ici dans la parole. La parole de Yves est omniprésente et s’exprime dans une sorte de diatribe qui rappelle les éructations poétiques d’Antonin Artaud («Pour en finir avec le jugement de Dieu») mais qui peut aussi évoquer une version oralisée de l’écriture sonore et exclamative de Céline. Cette parole n’est pas insensée et traduit même une grande cohérence. Yves semble condamner, parfois avec cynisme et ironie, d’autres fois sous la forme de la lamentation, la guerre, la technologie, la politique, la religion, l’asile… Il singe un commentateur de radio, nous renvoyant au ridicule de nos conventions. Il apparaît alors comme profondément inadapté au monde qui l’entoure et ne peut trouver du réconfort que dans une nature souveraine. Cette nature semble la seule à même de pouvoir le sauver : il s’y comporte en enfant, susceptible de s’émerveiller sur un simple tas de pierre, de jouer à casser des branches d’arbre ou à sauter dans l’eau. «Le moindre geste» est un film difficile à cerner car il ne répond pas aux canons habituels du cinéma. Je n’ai pas la prétention à juger d’un tel travail par une note, mais je peux dire que c’est une expérience unique, importante sans aucun doute, et qui, en cette époque où le cinéma semble désespérément tourner en rond sur lui-même, mériterait que l’on s’y intéresse de près.
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