«L’année des 13 lunes» est un mélodrame désespéré, d’une terrible noirceur. C’est l’histoire d’un homme devenu femme par amour pour un autre homme qui ne l’aime pas. Le film fonctionne sur la base d’un processus de remémoration. On découvre progressivement le passé de ce transsexuel, Elvira, et lorsqu’on a reconstruit son histoire, qui s’apparente à un chemin de croix, c’est pour assister à sa mort. Fassbinder montre là une vision très sombre de l’existence. La quête d’amour du personnage l’accule à la souffrance et le condamne à l’indifférence. En contrepoint, la cruauté conduit au succès et à l’estime (même redoutée). Il semble que l’individu sentimental n’ait pas sa place en ce monde. Il n’en connaît pas ou en refuse les règles, et sa seule issue est dans le suicide (vu comme un désir insatisfait de vivre et non comme un désir de mort). C’est un véritable cri de détresse que lance Fassbinder à travers le personnage d’Elvira. Ce personnage permet de retrouver une figure récurrente du cinéma de Fassbinder, celle de l’individu pur dans ses intentions, de l’individu bon et aimant, généreux, rejeté et bafoué par une société (capitaliste en l’occurrence) qui ne s’est pas construite sur les valeurs d’amour et de fraternité. Une société qui dans son principe et ses présupposés (en s’appuyant notamment sur l’anthropologie pessimiste de Hobbes) a profondément changé l’homme, sa nature, pour en faire un individu insensible, égoïste et calculateur. Tel est le malaise profond de Fassbinder qu’il traduit dans ce film par la souffrance d’Elvira. «L’année des 13 lunes» est une réflexion sur la souffrance de celui qui aime sans retour. Fassbinder, en abordant également la thématique, peu traitée à l’époque, de la transsexualité, condamne le sort inlassablement réservé aux minorités et aux plus faibles (ceci concerne également le cancéreux et les deux personnages noirs du film, condamnés à être serviteur ou à finir pendu au bout d’une corde). Si l’on juge du degré d’évolution d’une civilisation à sa façon de considérer et de s’occuper des plus fragiles et des plus démunis (les enfants, les fous, les malades, etc…), le constat de Fassbinder est sans appel. Pour éviter de sombrer dans le pathos et le sentimentalisme, le cinéaste joue des décalages entre le côté terrible des faits filmés et la manière dont ils sont représentés. Fassbinder, par ces décalages, cherche à déréaliser certaines situations extrêmement dramatiques, épargnant de ce fait au spectateur d’harassantes scènes d’hystérie, de pleurs, d’apitoiement, etc… Cette manière de créer du décalage n’est cela dit pas toujours très finement rendue, notamment lors d’une scène dans un abattoir venant en illustration d’un texte de Goethe, et qui joue un peu trop facilement la carte de l’image choquante. Cette séquence crue dans laquelle nous assistons au spectacle insoutenable de bouchers égorgeant des bovins se présente également comme une métaphore un peu trop appuyée de l’existence d’Elvira. Mais l’intention n’est pas mauvaise. Par ailleurs, l’intrigue, sous forme d’enquête sur le passé d’Elvira, progresse par monologues successifs (la bonne sœur, le cancéreux, Elvira elle-même), monologues parfois un peu trop écrits, lus. Le cinéaste, qui préfère ne pas utiliser le flash back, peine à trouver des solutions narratives cinématographiques originales pour dévoiler ce passé, et se réfère à des moyens de mise en scène empruntés au théâtre. Dans la seconde partie, le film change de ton et bascule dans l’absurde et l’abstraction. On a là de toute évidence les meilleurs passages du film, très étranges et qui font de «L’année des 13 lunes» est un film éprouvant, plombant, mais traversé de quelques belles fulgurances.
[2/4]
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