mercredi 12 octobre 2011

« Minuit à Paris » (Midnight in Paris) de Woody Allen (2011)

Le Paris mythique des années 20, peuplé des grands noms de la peinture et de la littérature, vu par un New-Yorkais. Et bien… c’est désolant. Dans un Paris de cartes postales (on croirait certains plans extraits du Amélie Poulain de Jeunet), peuplé de touristes ultra-riches dont Allen nous dresse un portrait vaguement grinçant, déambule un écrivaillon américain, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue, et qui voudrait refaire du Balzac. Chaque nuit, à minuit, dans un coin de rue, il franchit le temps et se retrouve dans le Paris des années 20, rencontrant dans le premier bar venu Dali discutant avec Buñuel et Man Ray, passant soirée après soirée en compagnie d’Hemingway, Picasso, j’en passe et des meilleurs. Au cours d’une de ces soirées, il rencontre une certaine Adriana, beauté mélancolique (oscar de la minauderie pour Marion Cotillard), amante et muse à ses heures des grands peintres de l’époque. Allen nous propose une visite dans un Paris imaginaire, sous forme de promenade dans le musée Grévin. Il enchaîne ainsi jusqu’à l’écœurement les exhumations de grands artistes, proposant des portraits se voulant caricaturaux mais en réalité se limitant à de grotesques tentatives d’imitations. C’est ainsi que Hemingway est présenté comme un rustre, voulant boxer le premier qui ne reconnaîtrait pas en lui le plus grand des écrivains, que Buñuel a l’allure d’un abruti incapable de comprendre le scénario de son propre film «L’ange exterminateur», que lui suggère notre écrivain de pacotille, que Dali pousse avec exubérance son accent anglo-espagnol (?) pour répéter interminablement son nom, tout en voyant des rhinocéros partout… Chacun de ces illustres artistes, portés par une interprétation dont les comédiens devraient être honteux, est ainsi allègrement tourné au ridicule, sans que la moindre lueur d’humour n’émane jamais de ce grand-guignolesque défilé, d’une crasse vulgarité. Ca en devient même très vite insupportable, car faute d'humour, c'est un sentiment de manque profond de respect qui émerge. Et tout ça pour quoi me direz-vous? Pour une morale surfaite, téléphonée dès les 10 premières minutes du film : il ne faut pas idéaliser une époque antérieure prétendue meilleure, chaque époque se vaut et il faut jouir du présent. Non seulement le propos est d’un cliché frisant le ridicule, mais Allen n’hésite pas à le sur-expliciter, histoire d’être sûr que tout le monde comprenne bien. En voyant «Minuit à Paris», on en vient plutôt à se dire que non, toutes les époques ne se valent pas, et que fut un temps, un certain âge d’or du cinéma (disons les années 60), où une telle daube aurait été l’occasion d’un lynchage en règle du soi-disant cinéaste l’ayant pondue, ou, à défaut, d’une méprisante ignorance. Mais Allen se croit moins conformiste qu’il n’est, et se la joue gentiment rebelle, en parsemant ici ou là son film de quelques piques politiques à destination des républicains américains (bouh les méchants Tea-Party, bouh les guerres de pétrole, bouh les riches pédants, vive la liberté et la démocratie, et vive la vie de bohême !). On appréciera la teneur du propos du cinéaste quand il fait tourner la femme du président français et ce grand défenseur du bouclier fiscal qu’est Gad Elmaleh… Le film s’achève sur une note d’émotion qui fera pleurer les minettes adeptes des guimauves édulcorées. Je crois bien que je viens de voir mon dernier Woody Allen... Consternant.

[0/4]

mardi 4 octobre 2011

« L’œil qui ment » de Raoul Ruiz (1993)

Félicien Pascal, un médecin ayant une approche réfléchie et scientifique du monde, se rend au Portugal pour régler l’héritage de son père. Il se retrouve alors dans un étrange village où les miracles sont choses banales et où son rationalisme est mis à dure épreuve... «L’œil qui ment» est une comédie légère qui traite du conflit entre un esprit scientifique positiviste et une sensibilité spirite, médiumnique. L’opposition entre ces deux appréhensions du monde est renforcée par le bilinguisme du film, le français étant utilisé pour le rigorisme scientifique tandis que l’anglais se place du côté des esprits, de l’absurde (on retrouve une certaine vision de l’humour anglais) et de l’ésotérisme. Entre les deux, il y a l’orthodoxie catholique, qui ne joue aucunement le rôle d’arbitre mais qui est bien plutôt caricaturée et moquée sans vergogne à travers la figure du personnage du prêtre, interprété par un Daniel Prévost fidèle à lui-même. Le choix des comédiens participe d’ailleurs pleinement de la tonalité absurde et décalée du film, avec un Didier Bourdon parfait en médecin ahuri et paumé, tandis que John Hurt colle impeccablement à la folie déguisée du marquis anglais. On a droit à un véritable festival de délires, un mélange de diverses thématiques médianimiques et fantastiques constituant un grand fatras, difficilement digeste il faut bien l'avouer : somnambulisme, hypnose, esprits, androgynie, plusieurs personnages habitant le même corps, apparitions de vierges (assez vilaines visuellement d'ailleurs), réincarnation, lévitation, tableaux sécrétant de la laine blanche et nécessitant des sacrifices humains… Ruiz étant un metteur en scène hors pair, ces thématiques sont servies par une mise en scène très riche, jouant notamment beaucoup sur les reflets de miroir, les effets de transparence et les surimpressions. Certaines situations sont tellement volontairement débiles qu’il semble difficile de contenir son rire (c’est une comédie après tout). Néanmoins, et comme toujours chez Ruiz, ce fatras est bel et bien au service d’une réflexion plus profonde, notamment sur le rapport entre le sens de la vue et la croyance (auquel renvoie le titre du film). On sent bien qu’il est grandement question du rapport de l’homme à ses sens (le toucher est explicitement représenté par un immense doigt de plâtre transperçant le plafond) mais j’ai eu beaucoup de mal à m’y intéresser davantage. La tonalité globale du film fait qu’il est bien difficile de le considérer au sérieux. Le film souffre par ailleurs d’un gros problème de rythme, si bien que j’ai du me faire violence à plusieurs reprises pour rester attentif et concentré. Au final, «L’œil qui ment» ne laissera pas une trace indélébile dans ma mémoire…

[1/4]

lundi 3 octobre 2011

« Le film à venir » de Raoul Ruiz (1997)

«Le film à venir», court métrage de 7 minutes, est à la fois une mise en pratique et une illustration, une explication théorique du concept ruizien de «cinéma chamanique». Le format court correspond bien à l’aspect exercice explicatif du film, intéressant pour celui qui cherche à approfondir sa compréhension de l’œuvre du cinéaste. Ruiz réalise ici un film sur un film (figure de la mise en abyme récurrente chez le cinéaste), film qui serait le prototype parfait du film chamanique. Ce film que l’on ne verra pas, appelé «film à venir», est un fragment vidéo de 23 secondes, adulé par une secte, les Philokinètes, qui parviennent, par le visionnage hypnotique du fragment mis en boucle, à entrer dans un état de transe chamanique leur permettant de communiquer et d’accéder à un autre monde. Ce film est projeté dans une salle souterraine appelée «chambre des horloges», salle remplie d’horloges donnant chacune une heure différente, abolissant ainsi la notion de temps. Le cinéma est ainsi vu comme un médium permettant le voyage spatial et temporel, un autre monde ayant une vie indépendante et dans lequel la vie et la mort coexistent. Le film est conté par la voix off du narrateur, à la recherche de sa fille disparue lors d’une projection du fragment sacré, et qui fera lui-même l’expérience extrasensorielle, décrite comme une euphorie délicieuse, du «film à venir». Chaque séquence se présente ainsi comme une allégorie du cinéma proposant une réflexion sur cet art extraordinairement dense compte tenu de la durée du film. Les plans récurrents sur les réseaux de fils électriques et les avions (les deux s’enchevêtrant parfois) suggèrent la notion de mouvement, de voyage ; l’ombre du narrateur, qui semble prendre son indépendance, traduit la notion de projection, et le double livre sacré que les deux prêtres «lisent sans lire» est la métaphore parfaite du cinéma. En faisant épouser par moments la forme de son film au fragment sacré (mise en boucles de plans d’immeubles, de pages du double-livre etc…), Ruiz place celui qui regarde son film en position de spectateur du «film à venir». Si l’on ne ressort pas hypnotisé de la projection du film et si l’expérience sensorielle du cinéma chamanique n’est pas à vivre ici (on se tournera plutôt vers un film comme «La ville des pirates»), on aura compris néanmoins un peu plus la conception du cinéma de Ruiz à travers cette allégorie, non dépourvue pour autant d’intérêt artistique propre (il y a quand même une ambiance très prenante). Le travail sur le son, notamment, est remarquable. Intéressant.

[2/4]

vendredi 30 septembre 2011

« Le temps retrouvé » de Raoul Ruiz (1999)

Adapter Proust semble logique dans le parcours cinématographique de Ruiz, tant chacun de ses films est hanté par la mémoire et le temps qui passe. Ruiz aurait pu faire sienne la métaphore tarkovskienne du cinéma comme sculpture d’un bloc de temps, ses films en étant la parfaite illustration. Le cinéaste n’en était donc pas à son premier essai pour tenter de retranscrire, par les moyens du cinéma, la logique du souvenir. Il parvient clairement ici à mettre en scène de façon remarquable, grâce à son inventivité et son astuce, certains concepts typiquement proustiens, comme la mémoire involontaire (voir le pavé de Venise ou la scène de rencontre avec Chalus), ou encore comme la marque du temps sur les visages (la scène remarquable du Bal de têtes). Ces effets proustiens sont même, osons le dire, beaucoup plus efficaces dans le langage du cinéma que dans l’œuvre littéraire, où ils sont noyés sous des centaines de pages et ne sont pas toujours forcément bien compris. On peut donc saluer ici la performance de Ruiz qui est parvenu à révéler le potentiel véritablement cinématographique de l’œuvre de Proust. On notera également l’approche du temps fondamentalement proustienne du cinéaste, notamment dans l’éclatement chronologique du film, constitué de différents moments temporels qui se croisent et se télescopent et qui illustrent parfaitement les caprices de la mémoire. Ces moments se succèdent et s’enchaînent selon une logique sensorielle faite d’impressions et de correspondances liées aux différents sens du narrateur. A ce propos, il faut souligner l’utilisation fort judicieuse des sons (à défaut de pouvoir, cinématographiquement, retranscrire les odeurs) pour introduire certaines séquences mémorielles. «Le temps retrouvé» s’impose donc comme un film particulièrement fidèle à l’esprit de Proust et, de ce point de vue, constitue une belle réussite. Mais Ruiz aurait mieux fait de s’en tenir à la méthode proustienne, transposée dans le cadre d’un scénario original, plutôt que de chercher à adapter les histoires de l’œuvre, avec l’ambition d’englober rien de moins que les 7 tomes de la Recherche (!). C’est d’ailleurs l’atmosphère globale de la Recherche (et sa haute société décadente) ou même les séquences complètement inventées par le cinéaste (l’enterrement de Saint-Loup ou l’épilogue final), qui s’avèrent finalement les plus réussies, aux dépens de l’adaptation fidèle des anecdotes du livre. Comment Ruiz a t’il pu imaginer transposer une œuvre aussi colossale en 2h30 de film ? Le voilà alors obligé de choisir des passages, de les trier et de les enchaîner le plus rapidement possible afin d’en présenter le plus grand nombre, si bien que l’on a l’impression de voir une compilation, un «best of» de moments proustiens. Le film perd ainsi toute dimension émotionnelle et une bonne partie de sa portée artistique propre, et ne devient qu’un exercice ludique pour le spectateur, invité à se remémorer certains passages du livre. Ce n’est pas la volonté de Ruiz d’adapter la Recherche dans sa quasi intégralité que je critique, car sur un format beaucoup plus long, étendu (un peu à l’image de son récent «Les mystères de Lisbonne») et grâce à l’intelligence de sa mise en scène, il aurait certainement pu réaliser quelque chose de grand, et proposer son interprétation personnelle de l’œuvre (à n’en pas douter fort intéressante). De ce point de vue là d’ailleurs, je ne peux que critiquer les inconditionnels de l’œuvre littéraire, qui condamnent le film de Ruiz pour de forts mauvaises raisons. Les adaptations cinématographiques des œuvres littéraires mythiques ne conviennent de toutes façons jamais aux «extrémistes de l’original», qui en attendent l’impossible, et surtout l’inutile, à savoir la même œuvre. Il est sans intérêt de refaire ce qui est déjà. Non, ce qui fait du «Temps retrouvé» un film mineur de Ruiz, c’est son ambition démesurée et non suivie d’effets, qui aurait nécessité un film d’une toute autre ampleur. Les moyens mis en place ici ne sont pas à la hauteur du projet. On se retrouve alors face à un film plaisant mais complètement plombé par un sentiment d’inachevé, de superficiel, et même de gâchis. On ne peut dès lors que regretter la disparition du cinéaste, et se contenter, en voyant «Le temps retrouvé», d’imaginer le film proustien parfait, mais qui ne verra jamais le jour.

[1/4]

mardi 27 septembre 2011

« La ville des pirates » de Raoul Ruiz (1983)

On ressort de la projection de «La ville des pirates» tout groggy, comme au sortir d’un sommeil profond, de ces sommes durant lesquels nous sommes complètement engloutis, avalés par des rêves qui effacent tout souvenir du monde réel. Il faut plusieurs minutes pour émerger, sortir de ce monde fantasmagorique, et s’interroger posément sur ce que nous venons de voir. Tenter de résumer le film est chose impossible, en énoncer les thématiques reviendrait à énumérer une série de mots clés qui s’étalerait sur des pages entières, citer des références consisterait à lister les grands noms de l’art et de la poésie surréaliste (Desnos, Breton, Lautréamont, Dali, Buñuel, Dulac, etc) sans pour autant réussir à faire entrevoir la teneur du film… On dira alors que c’est un conte surréaliste, une déambulation somnambulique dans l’imaginaire d’une femme fuyant par le rêve une réalité sordide, une errance à demi éveillée qui s’apparente assez souvent à un cauchemar («La ville des pirates» appartient à la veine macabre du cinéma de Ruiz). Nous sommes ici clairement dans le registre de l’évocation poétique, d’une poésie morbide où chaque plan est une projection mentale, où chaque séquence appartient au domaine de l’imaginaire, où la distorsion du réel devient la forme même du film. On ne recherchera pas ici un quelconque fil narratif, et parler de déconstruction du récit n’a pas de sens puisqu’il n’y a pas récit. Le film adopte plutôt une logique de construction qui relève du domaine de la musique, avec des thèmes récurrents qui reviennent cycliquement, qui circulent dans le film à différents niveaux tissant une trame, un ensemble poétique et suggestif assez saisissant. «La ville des pirates» a ainsi pu être qualifié, très à propos d’ailleurs, de film «polyphonique». Il faut donc oublier tout réflexe rationaliste et se laisser porter par la mélodie du film, se laisser aller aux impressions et aux sensations provoquées par la vision de ces images, se laisser bercer par la musique de Jorge Arriagada, musique qui ne s’arrête presque jamais et constitue un lien entre chacune des séquences. L’univers créé par le cinéaste se révèle alors proprement envoûtant, fascinant, malgré cette pression que l’on ressent dans la poitrine, pression provoquée par la tension omniprésente qui parcourt le film et lui donne son caractère si inquiétant. Le travail proprement ahurissant de Ruiz sur l’image facilite grandement l’immersion dans le film et nous empêche d’éprouver cette sensation de «n’importe quoi» que l’on peut parfois ressentir devant certains films surréalistes. Si l’on est souvent totalement dépassé dans la compréhension de l’œuvre, avec tous les rares appuis que nous trouvons qui se dérobent continuellement sous nos pieds, au moins pouvons-nous toujours nous raccrocher à la beauté impressionnante du film. Ruiz réalise ici certainement son film le plus pictural et fait preuve d’une inventivité remarquable dans la mise en scène : angles renversants, cadrages improbables, perspectives délirantes, couleurs saisissantes avec une utilisation continue des filtres, alternant tons froids et teintes éclatantes… Si le film manque d’un brin de cohérence pour égaler «Les trois couronnes du matelot», il en est en tout cas l’approfondissement formel, creusant davantage le sillon d’une signature cinématographique inimitable. Plus j’approfondis l’œuvre de Ruiz, plus je me rends compte que c’est bien là, dans ce courant halluciné, onirique et sombre de la filmographie du cinéaste, que se cachent les plus beaux trésors. «La ville des pirates», s’il peut laisser un temps perplexe, donne, après coup, l’envie furieuse de s’y replonger. C’est là la marque irréfutable que nous sommes bien en présence d’un grand film.

[3/4]

« Fleur d'équinoxe » (Higanbana) de Yasujirō Ozu (1958)

    « Fleur d'équinoxe » est un film d'une facture remarquable, comme bien des oeuvres de Yasujirō Ozu sinon toutes. Le soin apporté au cadrage fait de chaque plan un saisissant tableau du Japon d'après-guerre, les teintes automnales renforcent le charme suranné de l'ensemble, la mise en scène est dépouillée à l'extrême et pourtant fait montre d'une richesse d'expression étonnante... Il faut dire que c'est avant tout la capacité d'Ozu à saisir les sentiments les plus retenus, cachés, dédaignés, qui donne à sa filmographie cette saveur si particulière, caractérisée par une cohérence thématique et formelle sans pareille. Ici il est question de la difficulté d'un père à laisser sa fille se marier avec l'homme de son choix : histoire fort commune, mais traitée avec une douceur et une mélancolie des plus touchantes. Ozu parvient en effet à retranscrire la douleur du temps qui passe sans jamais le montrer de façon ostensible, toujours dans cet état d'acceptation à regrets de l'évolution des sentiments et de ce moment où les enfants doivent quitter leurs parents... La cellule familiale est en effet une fois de plus au coeur des préoccupations du cinéaste, dépeinte comme à son habitude avec tendresse et pudeur. Toutefois, on pourra objecter que ce n'est pas le long métrage le plus dense du cinéaste japonais, ni le plus original : si tous ses films se ressemblent à peu de choses près, forme et fond se rejoignent avec plus de bonheur dans des films comme « Il était un père » ou le célèbre « Voyage à Tokyo ». Ici, l'humour ne fait pas toujours mouche et les interprètes ne s'avèrent pas tellement inoubliables... Si l'on excepte le fidèle Chishū Ryū, toujours aussi simple et émouvant.

[3/4]

lundi 26 septembre 2011

« Ce jour-là » de Raoul Ruiz (2003)

Loin des œuvres les plus alambiquées du cinéaste, démesurément référencées et aux multiples niveaux de lecture et d’interprétation, «Ce jour-là» est une petite comédie burlesque, un conte macabre diablement efficace. Sans prétention, le film se présente comme une fiction claire et parfaitement lisible (précision importante lorsqu’on présente un film de Ruiz), dans laquelle le cinéaste se fait plaisir à jouer avec les genres (la comédie, le burlesque, le thriller et même le film d’horreur) pour nous offrir un film gentiment délirant, à l’énergie rafraichissante. Ruiz nous montre ici un monde étrange, insolite, contaminé par la folie et où les fous «officiels», ceux qu’on interne, nous apparaissent plus humains et plus sensibles que les puissants et les représentants de l’Etat. C’est une vision artistique profondément ironique et cynique de la Suisse que nous offre Ruiz, qui parvient une fois de plus à exceller dans la création d’atmosphères surréalistes où la bizarrerie et l’absurde sont la règle. Sous la drôlerie de façade et les gags macabres qui font systématiquement mouche, se cache une fable politique grinçante, critique acerbe d’un capitalisme froid et meurtrier dans une Suisse sous la dictature de l’Etat. On peut penser aux intentions d’un cinéaste comme Chabrol (intentions seulement, car le résultat n’a jamais été à la hauteur) et surtout aux derniers films français de Buñuel dans lesquels les situations absurdes permettaient de souligner la barbarie souriante, barbarie de riches d’une bourgeoisie déliquescente. Mais la fraicheur et la précision chirurgicale de la mise en scène de Ruiz donnent à «Ce jour-là» un charme particulier, et une légèreté de ton qui permet au cinéaste d’éviter les écueils récurrents des fables surréalistico-politiques. Chaque mouvement d’appareils, chaque cadrage, tout en se faisant totalement oublier, est d’une subtilité remarquable. Le travail, sous forme de jeu, que le cinéaste réalise sur le langage est un vrai régal et on se délecte de chacune des séquences mettant en scène les deux policiers, à la placidité hilarante. Seul un cinéaste érudit ayant appris le français sur le tard pouvait certainement porter un regard aussi neuf sur cette langue. Alors après, on pourra toujours s’interroger sur la fascination incompréhensible de Ruiz pour Elsa Zylsberstein et tiquer sur le jeu tout en soupirs et décidément exaspérant de l’actrice. Mais miraculeusement, ce jeu colle ici, malgré elle, à la folie du personnage, ce qui aide à faire passer la pilule... Si «Ce jour-là» est indéniablement un «petit» film dans la filmographie de Ruiz, sans grandes ambitions thématiques et formelles, il ne faut pas bouder le plaisir immédiat d’une distraction de qualité que nous apporte cette œuvre.

[2/4]

vendredi 23 septembre 2011

« Généalogies d’un crime » de Raoul Ruiz (1997)

Au départ de presque chaque film de Ruiz, il y a une histoire, d’origine souvent littéraire, parfois légendaire, ou, comme ici, une histoire réelle. Le cinéaste s’inspire donc de l’histoire de Hermine Hug von Hugenstein, cette célèbre institutrice autrichienne qui voulu appliquer la psychanalyse aux enfants. Elle prit alors son propre neveu comme sujet d’étude et diagnostiqua très tôt chez lui des tendances criminelles. Elle finit tragiquement, étranglée par son neveu alors âgé de 18 ans. Cette fin put être considérée comme une validation par les faits des observations de la psychanalyste et alimenta considérablement l’argumentaire des partisans des thèses sur la prédétermination. Ruiz ne propose pas ici une adaptation cinématographique de la vie de Hermine et de son neveu, mais met en abyme cette histoire, la répétant deux fois, avec deux femmes différentes. L’histoire semble ainsi s’incarner dans différentes femmes, les posséder (on pense bien sûr à la fausse possession de Madeleine dans «Vertigo», et le film de Ruiz évoque d’ailleurs à plusieurs reprises l’univers hitchcockien). Le sujet est pour Ruiz, outre de mettre à l’épreuve son érudition pour proposer une réflexion intéressante sur la psychanalyse des enfants et la prétention à déterminer le comportement des gens (dont on observe aujourd’hui les dangereuses dérives), l’occasion surtout de créer de multiples univers fictionnels. On se laisse alors facilement intrigués par ce monde étrange de société psychanalytique secrète (avec un parfait Michel Piccoli en gourou amnésique), de rêves prémonitoires, d’hypnose, et de thérapies familiales. La mise en scène de Ruiz, bien que beaucoup plus académique qu’à l’accoutumée, permet de déployer cette étrange étrangeté, jouant sur les associations d’idées, et qui fait toute la personnalité de son cinéma. Mais si «Généalogies d’un crime» est certainement l’un des films les plus limpides et les plus simples dans sa trame narrative de la filmographie du cinéaste franco-chilien, il en est aussi l’un des moins passionnants. On a ici l’impression que cette limpidité est comme imposée au cinéaste et que celui-ci, contraint dans le cadre d’un cinéma sage et classique qui n’est pas le sien, ne parvient pas à retrouver la poésie et l’originalité de ses autres films. La présence de Catherine Deneuve au casting n’est peut-être pas étrangère à cette impression de film propret, qui contient en permanence sa folie, et qui rappelle la platitude bourgeoise du «Belle de jour» de Buñuel. Pour être encore plus sévère, ce classicisme plat n’est parfois pas sans évoquer le cinéma hollywoodien le plus fade et le plus insipide (je pense notamment à Mankiewicz). Même si le talent de Ruiz est ici encore nettement visible, il semble contrôlé, maîtrisé par la volonté (de Ruiz? des producteurs?) de rester dans les clous d’un cinéma accessible au plus grand nombre. La scène du repas chez la mère par exemple, contient quelques uns de ces plans fantastiques qui, par le décentrement, la surcharge et le grand angle créent une atmosphère très intrigante. Mais là où ces plans impressionnaient et se révélaient saisissants dans «La ville des pirates», là où ils alimentaient le décalage surréaliste de «Trois vies et une seule mort», ils apparaissent ici comme des marques de fabrique, des tentatives un peu vaines d’insuffler de l’étrangeté à un film qui ronronne sa monotonie… Décevant.

[1/4]

vendredi 9 septembre 2011

« Les trois couronnes du matelot » de Raoul Ruiz (1983)

«Les trois couronnes du matelot» est, comme souvent chez Ruiz, un film de fantômes. Affirmant sa fascination pour les fables maritimes, Ruiz revisite ici la légende du «Hollandais volant», le plus célèbre des vaisseaux fantômes. Dès le deuxième plan du film, avec cette vue du pont d’un bateau fendant la mer, une sensation d’irréalité se dégage de ces images noyées sous un filtre violet. La séquence qui suit, en noir et blanc, propose tout d’abord un plan à la perspective sidérante, que l’on croirait avoir déjà vu dans le «Citizen Kane» de Welles, avec cette utilisation fantastique du grand angle pour éloigner les différents plans contenus dans le cadre. La séquence se poursuit dehors, dans la brume, pastichant le cinéma noir américain. Il a fallu moins de 3 minutes à Ruiz pour convoquer plusieurs références et démontrer son talent prodigieux de metteur en scène. La suite ne décevra pas. Le film fourmille d’idées de mise en scène, avec un travail sur l’image remarquable (couleur, noir et blanc, filtres, etc…), offrant au spectateur un voyage magique dans un monde irréel, peut-être le monde des morts. En rendant toute situation potentiellement improbable, en parsemant volontairement son film d’«incohérences» scénaristiques, le cinéaste créé en réalité des failles (spatiales, temporelles, narratives), ne nous laissant aucun autre choix que de nous y engouffrer éperdument. Laissant son esprit vagabonder dans cet univers fantastico-onirique, le spectateur ne peut être que saisi par l’imaginaire poétique du film. Déconstruisant déjà les formes narratives au bulldozer, le cinéaste propose un enchevêtrement ininterrompu de récits, narrés par la voix profonde, comme venue d’outre-tombe, d’un matelot à la recherche mystérieuse de trois couronnes danoises (on trouve déjà ici ce goût pour les énigmes sans solution). L’art de conteur de Ruiz fait encore une fois des merveilles, multipliant les niveaux de mises en abyme. Si le cinéaste convoque ici de nombreuses références, son travail n’est pas qu’un travail de pastiche, mais bien un véritable art de la citation, qui permet de proposer une riche réflexion sur le cinéma. Si l’ombre de Welles plane indéniablement sur le film («Dossier secret» et «Une histoire immortelle» notamment), c’est à un amalgame incroyable de références éclectiques que nous sommes confrontés, illustrant déjà l’érudition remarquable du cinéaste. Mais c’est bien au niveau des sens que le film s’avère le plus fascinant, avec cette manière unique du cinéaste, toute en suggestion poétique, de nous faire sentir l’odeur de la mer, les embruns, l’ambiance inquiétante des ports, la solitude du marin, l’éternel exil… «Les trois couronnes du matelot» est un film superbe, pour l’instant le plus beau que j’ai pu découvrir du cinéaste. Envoûtant.

[4/4]

jeudi 8 septembre 2011

« Combat d’amour en songe » de Raoul Ruiz (2000)

«Combat d’amour en songe» est un film réalisé par Ruiz dans une totale liberté artistique, sans aucune contrainte imposée par la production. Le cinéaste peut alors y pousser jusqu’à ses limites la déconstruction des formes narratives, donnant à voir un film gigogne foisonnant d’idées dans lequel les histoires se croisent et s’emboitent, où le future et le passé se confondent et se mélangent, où les personnages se démultiplient, où les faux indices sont de chaque plan… Ne le nions pas, cela ne se fait pas sans une certaine confusion, si bien qu’il est quasiment impossible, au premier visionnage, de suivre quelconque fil narratif. Le film se vit alors bien plus comme une quantité de petites histoires dont on pressent bien qu’elles appartiennent à un grand tout commun, qui reste cela dit assez obscur. Un deuxième visionnage s’impose (en tout cas, pour moi, cela s’imposait) pour comprendre alors la logique du film (pourtant clairement énoncée dès la première séquence) et percevoir les différents films qui coexistent en parallèle dans l’œuvre. On peut voir deux façons différentes de présenter le film. La première consiste à reprendre le programme énoncé au tout début : 9 histoires simples, associées, ou non, à 9 objets, sont présentées et assimilées à une lettre. Ces histoires se mélangent ensuite selon une logique combinatoire inspirée de l’œuvre de Raymond Lulle («Ars magna generalis et ultima») qui proposait de faire de la métaphysique et de l’art un jeu combinatoire. L’autre façon de présenter le film s’apparenterait davantage au schéma narratif classique: un jeune homme et une jeune femme se rencontrent dans une boîte de nuit puis ont un accident de moto. Sur le chemin de la mort, ils vivent des rêves communs inspirés de leur lecture, faisant intervenir des personnages de leur quotidien et imprégnés de leur amour naissant. Cette deuxième lecture est encouragée par la bande sonore du film. C’est ainsi que dans chacune des histoires, à chacune des époques, on peut entendre des cris, des bruits de dérapage, d’ambulance, les râles d’un mourant… Mais quelque soit la façon d’appréhender le film, l’extraordinaire talent de conteur de Ruiz nous captive, à chaque scène. Même si tout le film peut être vu comme un rêve (ou des rêves dans d’autres rêves), le cinéaste parvient à éviter largement le syndrome «La Clepsydre» de Has, dans lequel le jusqu’auboutisme de l’onirisme finissait par lasser, et endormir. Il faut aussi dire que les images proposées par Ruiz sont autrement plus séduisantes ! «Combat d’amour en songe», comme souvent chez Ruiz, est bourré de références de tous horizons, impossibles à toutes percevoir. On relèvera notamment les nombreuses allusions au «Songe de Poliphile» (le titre du film est l’une des traductions du titre de ce livre), ce mythique ouvrage de la Renaissance, objet aujourd’hui encore de nombreuses études de déchiffrage, et on appréciera les savoureux débats philosophiques sur l’opposition entre prédestination et libre arbitre. Le cinéaste nous régale ici encore de ses touches d’humour et de son goût pour le fantastique et l’absurde. A titre d’exemple, voici un petit d’extrait d’un dialogue qui illustre bien la teneur du film :

« - Oui mais enfin, qu’est-ce que c’est qu’un fantôme ? Un homme comme les autres ?

- Sauf qu’il se rappelle qu’il est mort.

- Vous voulez dire que les êtres normaux ne se rappellent pas qu’ils sont morts ?

- Et c’est tout à leur honneur.

- Pourquoi ?

- Je vais vous répondre avec une histoire… »

Et nous voilà projetés à une autre époque, où il est question d’un homme à tête de chien… Vous l’aurez compris, «Combat d’amour en songe» est un film aux ramifications multiples, difficile à contenir (et donc à critiquer), mais qui n’en finit pas de stimuler notre imaginaire.

[3/4]