samedi 25 mai 2024

« Bushman » de David Schickele (1971)


 

Le « Bushman » éponyme, c’est Paul Eyam Nzie Okpokam, qui joue le rôle principal de Gabriel... écrit par le réalisateur David Schickele, en grand partie en s’inspirant de la vie de Paul. Gabriel / Paul est un jeune nigérian qui a fuit la guerre du Biafra pour trouver un (fragile) refuge aux Etats-Unis, en dispensant des cours à l’université de San Francisco, peu de temps après que Martin Luther King, Bob Kennedy et Bobby Hutton aient été assassinés (« Bushman » est tourné en 1968).

Tout le film joue de ce mélange entre la réalité et la fiction, oscillant entre cinéma-vérité à la Jean Rouch (ces plans de Paul interviewé face caméra, racontant des anecdotes de son passé au Nigéria) et esthétique Nouvelle Vague, française (Godard, Rozier…) et américaine (Cassavetes, Bogdanovich…). On pourrait même filer la métaphore, en avançant que tout le long métrage est en constant équilibre, réconciliant les contraires et en faisant le pari de la subtilité, allant à rebours de bien des clichés. Tout en étant toujours juste, traitant de sujets graves avec une intelligence rare et un humour désarmant.

Ainsi, « Bushman » a beau être un film en partie politique et engagé, il s’en dégage une grande douceur, qui doit beaucoup à son acteur / héros Paul, loin du militantisme coup de poing. On déboule dans ce film à travers son regard : les premières minutes débutent avec Paul qui porte ses chaussures sur la tête, marchant pieds nus le long d’une autoroute, avant d’être pris en stop par un biker affable… et raciste. Schickele a construit son film autour de la trajectoire de Paul et des rencontres surprenantes qu’il fait, dressant un portrait contrasté des Etats-Unis des années 1960 et de la contre-culture de l’époque.

Tout d’abord, la caméra suit le couple formé par Paul et Alma, une afro-américaine charismatique et engagée, qui pousse Paul dans ses retranchements. « Tu ne sais pas parler noir » lui reproche-t-elle, tentant dans une séquence amusante de lui faire adopter l’accent du ghetto, qu’il a toutes les peines du monde à imiter… Où l’on comprend qu’être Afro-Américain et Africain est très différent. Paul concède par exemple que n’ayant pas l’accent local, il est directement identifié comme un étranger par les policiers, qui auront tendance à être davantage bienveillant avec lui (ça ne durera qu’un temps)… David Schickele ose ainsi introduire de la nuance et mettre en avant les contradictions des activistes afro-américains, qui rêvent d’une Afrique fantasmée, alors qu’il n’en connaissent pas grand-chose.

Mais Schickele renvoie aussi l’Amérique blanche d’alors à ses défauts ou à ses fantasmes coloniaux. Après qu’Alma ait quitté Paul pour rejoindre ses compagnons de lutte à Los Angeles, notre héros se retrouve à errer dans le San Francisco hippie. Il couche avec une jeune femme blanche, étudiante en sociologie (on retrouve là l’humour de Schickele, qui se joue des clichés), avec qui il va passer une tendre soirée… Avant qu’elle ne le chasse de chez elle au petit matin, son « africanité » semblant dépasser son seuil de tolérance et son masque de bienveillance (factice). Elle a pu ainsi satisfaire son fantasme d’exotisme en épinglant un Africain à son tableau de chasse…

Mais Paul ne se laisse pas démonter, avec un naturel et un flegme savoureux. S’il évite de justesse de se faire embarquer dans un traquenard, un jeune dandy hippie essayant de coucher avec lui grâce à une annonce ambiguë dans un journal, il finit par côtoyer un groupe de jeunes qui partent à la montagne, où il découvre ce qu’est la neige. L’occasion de tomber amoureux de nouveau et de se mettre en couple avec une autre jeune femme blanche (merveilleuses séquences)… qui a déjà un amant et qui va donc, elle aussi, le rejeter…

On le comprend rapidement, Paul / Gabriel peine à trouver sa place, dans cette Amérique qui cherche à le définir et à le mettre dans des cases, sans jamais réussir à le prendre tel qu’il est : un être humain comme un autre, digne d’estime et d’amour, avec des racines qui comptent pour lui, des fêlures, des rêves et des espoirs…

A la fin du film, la réalité rattrapera la fiction et Paul, qui va subir dans sa chair et moralement la violence de la police et de l’Etat américain, particulièrement durs avec les personnes ayant des origines africaines…

« Bushman » vaut pour la finesse de son écriture, d’une acuité inouïe pour l’époque, ce qui explique sans doute son triste parcours : tourné en 1968, prêt à être distribué en 1971 aux Etats-Unis, il ne le sera qu’en festivals, les circuits de distribution classiques en salles de cinéma ayant refusé de diffuser ce film, pas assez commercial et trop inclassable…

Aujourd’hui on savoure d’autant plus ce côté « inclassable » : film d’auteur réalisé par un cinéaste-musicien blanc, c’est probablement l’un des meilleurs films évoquant l’Afrique et les Afro-Américains. Il faut dire que David Schickele sait de quoi il parle : pacifiste, il a été coopérant au Nigéria au sein du Peace Corps pendant plusieurs années plutôt que de partir faire la guerre au Vietnam, et c’est au Nigeria qu’il a rencontré Paul Eyam Nzie Okpokam, qui va jouer dans un premier film de Schickele, sorte de docufiction intitulée « Give Me a Riddle ».

Dans « Bushman », on ressent toute l’affection de Schickele pour Paul, qui occupe la majorité des plans, offrant son visage sculptural au spectateur. Une sorte d’énigme vivante et attachante, que personne n’arrive décidément à percer. Et c’est peut-être ça la magie de « Bushman » : un film formellement éblouissant, avec des prises de vue magnifiques, une sublime BO (pop et soul), un montage organique et poétique… et Paul Eyam Nzie Okpokam, visage d’une humanité blessée et incomprise.

[4/4]

vendredi 10 mai 2024

« Blaga’s Lessons » (Уроците на Блага) de Stephan Komandarev (2023)

 

 

« Blaga’s Lessons » met du temps à s'installer, mais captive tout du long. Porté par Eli Skorcheva, extraordinaire interprète de la septuagénaire Blaga, ce long métrage peut compter sur une certaine maîtrise de la réalisation de la part du cinéaste bulgare Stephan Komandarev. Les prises de vues sont élégantes et réussies, tout en étant naturalistes, dans un souci de réalisme, sans esthétisation malvenue. Komandarev se révèle également un bon directeur d'acteurs, et il possède un vrai sens du rythme, faisant monter la tension lentement mais sûrement.

Là où il pèche un peu, c'est côté scénario. L'idée de base est bonne : Blaga, professeure intègre et pointilleuse à la retraite, se fait arnaquer et perd une somme importante d'argent. Après bien des déconvenues, elle finit par travailler pour ceux qui l'ont arnaquée, afin de se refaire.

A partir de cette trame originale mais néanmoins plausible, Komandarev se révèle parfois maladroit. On se demande plusieurs fois comment un personnage si droit peut renier ses principes aussi rapidement... Mais la fin, particulièrement réussie et cruelle, vient remettre le tout en perspective.

Au-delà d'un portrait de personnage, ce film dépeint la situation de la Bulgarie, pays dévasté, comme tant d'autres, pas le joug communiste, gangrené par la corruption, et dont l'entrée dans l'Union Européenne n'a pas mis fin à tous ses problèmes... La trajectoire finale de Blaga démontre combien des années de dictature puis l'ultra-libéralisme ont détruit la société civile, les Bulgares faisant ce qu'ils peuvent pour survivre, d’un point de vue matériel et moral...

En cela, malgré ses quelques défauts, « Blaga's Lessons » est un film très réussi, terrible car lucide, dressant un portrait sans fard de la Bulgarie d'aujourd'hui. Mais attention, bien des situations représentées ici peuvent se retrouver en France, gardons-nous de donner des leçons, car nous risquons de tomber de haut, comme Blaga...

En effet, le titre du long métrage, qui est identique en anglais et en bulgare, est à double sens : Blaga, professeure de bulgare, enseigne aux autres… Mais elle « apprend » aussi : elle se prend une leçon de vie de façon bien ironique, avec ce qui lui arrive. Et elle qui donnait des leçons aux autres, au sens propre comme figuré, avec son caractère méticuleux et un peu autoritaire, voit sa vie et ses repères s’effondrer. La pauvreté et la corruption peuvent mener à bien des excès, en Bulgarie… comme en France.

Le réalisateur bulgare Stephan Komandarev signe un long métrage à la fois maîtrisé sur la forme et engagé sur le fond, avec beaucoup de courage. Malgré quelques maladresses, « Blaga's Lessons » est donc un film hautement recommandable, puissant, et particulièrement d'actualité, à un mois d'élections européennes qui n'auront peut-être jamais été aussi importantes pour notre continent...

[3/4]

lundi 29 avril 2024

« Köllwitz 1742 » de Sergio Toppi (2020)


Superbe recueil de bande dessinée. Avec cette BD, je découvre enfin Sergio Toppi, dont les dessins ambitieux et virtuoses m'impressionnaient lorsque je feuilletais ses albums. En plus d'être un brillant dessinateur, c'est un conteur talentueux. Cet album rassemble 4 histoires courtes d'une douzaine de planches chacune, créées par Toppi entre 1977 et 1993, qui dénoncent l'horreur et l'absurdité de la guerre.

Celle qui m'a le plus scotché est la première, qui donne son titre au recueil, et qui se déroule en 1742, sur un champ de bataille prussien. La chute de l'histoire est tout bonnement géniale. Il n'y a pas d'autre mot, c'est du pur génie. Je n'en dis pas plus. Le second récit prend place dans le désert égyptien, en 1943. C'est une méditation sur le respect des traditions, la guerre, la cupidité... et l'âme. Très belle histoire aussi, avec une fin particulièrement mélancolique.

Les deux derniers épisodes évoquent l'innocence bafouée par la guerre. La troisième histoire a lieu pendant la guerre du Vietnam, le héros est un jeune garçon de 8-10 ans. Une histoire où la violence est hors champ, à la fois très belle dans ce qu'elle dit de l'enfance, et très dure, dans ce paradis est-asiatique souillé par les armes et la mort. Enfin, la dernière histoire traite de la guerre en Yougoslavie, dans les années 1990. Le héros est un pré-adolescent qui voit son amitié avec un jeune de l'autre camp brisée par la guerre.

Ces quatre récits, maîtrisés à la perfection, donnent à penser sur la guerre, tout en ayant chacun un contexte précis et en offrant des pistes de réflexions différentes. Le fait de passer d’une époque à l’autre en changeant d’histoire n’est pas dérangeant, c’est même très bien vu, d’autant que c’est chronologique. Cela montre combien les conflits sanglants ont existé de tout temps, sous des formes diverses, mais de façon toujours aussi terrible et funeste pour l’humanité. Ce sont des méditations pleines de gravité, à la fois sublimes et déchirantes, qui résonnent longtemps en nous une fois la lecture achevée...

Cet album est à la fois très sombre par son sujet et ses dessins… Et en même temps, derrière le désespoir, surgit toujours quelque part une lueur d’humanité. En cela, Toppi, comme ses condisciples Pratt, Battaglia et Micheluzzi, est un humaniste, qui dénonce le mal sans perdre espoir, même si celui-ci est bien fragile. Je commence seulement à découvrir – enfin – l’immense œuvre dessinée de Sergio Toppi et je ne compte pas m'arrêter de sitôt.

[4/4]