dimanche 20 octobre 2024

« Le Meurtre de l’ingénieur diable » (Vražda ing. Čerta) d’Ester Krumbachová (1970)

 

Film rare, « Le Meurtre de l'ingénieur diable » est l'unique long métrage réalisé par Ester Krumbachová, célèbre artiste polyvalente qui a travaillé en tant que co-scénariste, directrice artistique et costumière pour certains des plus grands films de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, comme « Les Petites Marguerites » de son amie Věra Chytilová ou « Les Diamants de la Nuit » et « La Fête et les invités » de son mari Jan Němec.

Ici, elle peut exprimer pleinement ses nombreux talents, et livre une satire drôle et féroce des rapports hommes/femmes. Elle dénonce les travers des hommes, dans un geste féministe, même si à l'époque elle ne se revendiquait pas comme telle. On retrouve donc bien des similitudes avec « Les Petites Marguerites », dans son esthétique mais aussi et surtout dans cette attaque en règle contre le masculinisme et le patriarcat. Mais ce long métrage a un style bien à lui, complètement délirant, avec une bonne dose de surenchère et d'absurde.

Conforme visuellement au style d'Ester Krumbachová, il fait très années 1960 et est un peu daté sur la forme, mais c'est aussi ce qui fait son charme. Son propos est en tout cas très moderne et avant-gardiste, anticipant de 50 ans les combats féministes d'aujourd'hui (on a – entre autres – un très bel exemple de mansplaining).

Ce film doit beaucoup à son acteur masculin, Vladimír Menšík. Son physique particulier et son jeu le rendent génialement horripilant : il joue le diable en personne, un homme particulièrement glouton (vorace même !), égoïste, imbu de lui-même… Et il martyrise l’héroïne principale, jouée par une excellente Jiřina Bohdalová, assez ambivalente : on sent qu’elle veut se libérer, mais elle est complètement sous l’emprise de cet « ingénieur diable » (ing. Čerta en tchèque), soumise presque à cet homme malfaisant avec lequel elle veut se marier.

Si Ester Krumbachová dénonce la toxicité masculine, elle dénonce aussi la passivité des femmes, prêtes à tout pardonner à leur homme, pourvu qu’il leur montre un attachement, même feint… S’affirmer pour une femme revient donc à lutter, contre la société patriarcale, mais aussi contre ses propres biais de femme, alimentés par une éducation mettant l’homme au centre de tout.

« Le Meurtre de l’ingénieur diable » évoque tout cela, mais sans être jamais pontifiant ou didactique. Tout passe par l’image, des dialogues savoureux et la suggestion. Il s’agit d’un film très drôle, avec pas mal de sous-entendu, tout en ayant un côté absurde et surréaliste typique du cinéma d’Europe Centrale de ces années-là. Il est d'ailleurs étonnant que ce long métrage n'ait pas été censuré, car son propos est très osé ! Mais la censure d'état rattrapera après coup Ester Krumbachová, qui ne pourra plus réaliser de film...

S’il n’est pas un grand chef-d’œuvre du genre, « Le Meurtre de l’ingénieur diable » est une petite pépite de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, qui vaut le détour. La récente restauration par les Archives Nationales du Film de Prague (Národní filmový archiv – NFA) devrait nous permettre de redécouvrir ce film oublié, qui fut également un jalon dans l’histoire des films réalisés par des femmes.

[3/4]

samedi 19 octobre 2024

« Photophobia » (Světloplachost) d’Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík (2023)


 

« Photophobia » est un beau et émouvant documentaire des réalisateurs slovaques Ivan Ostrochovský et Pavol Pekarčík. Ils nous plongent dans le quotidien des Ukrainiens vivant à Kharkiv et réfugiés dans les souterrains du métro, privés de la lumière du soleil (d’où le titre du film). Au moment du tournage, cela faisait 2 mois que les habitants de la deuxième plus grande ville du pays vivaient sous terre, abattus et désespérés...

Malgré cette détresse immense, malgré les bombes et les missiles qui tombent sur la ville sans discontinuer, malgré les morts et les blessés, les réalisateurs parviennent à faire un film lumineux, avec un peu d'espoir, en suivant deux enfants, Nikita et Vika, qui jouent dans les dédales du métro, ou en filmant un vieux musicien, Vitali, espiègle et drôle.

Des inserts en Super 8, avec des plans d'habitants en surface, devant les décombres de leurs habitations, complètent le tout et viennent apporter un autre regard, à la fois familier et tragique, avec une esthétique plus nostalgique et onirique, à l'image de souvenirs de vacances.

Ce documentaire est vraiment courageux et remarquable. Pavol Pekarčík était présent lors de la séance, il force le respect par son engagement total. Habitant l'Est de la Slovaquie, limitrophe de l'Ukraine, il a aidé beaucoup d'Ukrainiens à traverser la frontière (surtout des femmes et des enfants), à acheminer du matériel vers l'Ukraine (dont une soixantaine d'ambulances)... N’oublions pas ce qui se passe en Ukraine, et n'abandonnons pas les Ukrainiens, c'est l'un des messages de Pavol Pekarčík. Puisse-t-il être entendu…

[3/4]

dimanche 6 octobre 2024

« Personne ne va rire » (Nikdo se nebude smát) d’Hynek Bočan (1965)


« Personne ne va rire » (ou « Personne ne rira ») est un film étonnant, adapté de la nouvelle éponyme de Milan Kundera, qui ouvre son recueil « Risibles Amours ». Étonnant de constater ici l'influence aussi flagrante d'autres cinéastes occidentaux : Federico Fellini par exemple, qui était une référence assumée de Kundera. Ou encore Jacques Tati, pour ces scènes très visuelles, drôles et absurdes, mais qui relèvent sans doute davantage des influences du réalisateur Hynek Bočan, qui s'est pas mal émancipé de la nouvelle d'origine avec son adaptation cinématographique. 

Ce film est moins fort et maîtrisé que « La Plaisanterie » de Jaromil Jireš, qui était un grand cinéaste et qui a bénéficié du scénario rédigé par Kundera en personne. Même si Kundera avait procédé à des coupes par rapport à son roman, et édulcoré un peu son propos, le résultat restait éminemment corrosif.

Ici, le film est plus multiple esthétiquement, et se perd un peu dans plusieurs pistes, quand « La Plaisanterie » était très resserré sur la forme, tout en étant très riche sur le fond. « Personne ne va rire » atténue également la subtilité de la nouvelle d'origine, en modifiant sensiblement le récit et les personnages, même si la trame principale demeure.

Néanmoins, c'est un film réussi, très années 60, à la fois élégant, drôle, léger, mélancolique... et une fois encore très critique du régime communiste, où tout le monde s'épiait, ce qui flattait les plus bas instincts de l'espèce humaine... Il y a tout de même beaucoup de Kundera dans cette histoire et ces personnages, notamment cet anti-héros intellectuel, dandy, misogyne et cynique... Il y a aussi beaucoup de Kafka, écrivain interdit sous l’ère communiste, dans cette dénonciation des rouages absurdes et inhumains de la machine totalitaire, qui s’infiltre partout : au travail, dans la rue, chez soi, dans la tête des gens… 

Quant à Hynek Bočan, c'est un cinéaste peu connu en France, qui a pourtant fait partie lui aussi de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, dont il fut même le plus jeune membre : il est d'ailleurs toujours en vie. Il livre un long métrage de qualité, avec plein de moments très réussis. « Personne ne va rire » n'est pas un grand chef-d’œuvre de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, mais c'en est une belle pépite méconnue, qui mériterait de bénéficier d’une vraie diffusion en France.

[3/4]