mercredi 12 février 2025

« Une femme seule » (Kobieta samotna) d’Agnieszka Holland (1981)

 


Agnieszka Holland est une cinéaste polonaise majeure. Elle a su s'imposer dans une profession d'hommes et porter une voix différente. Il faut noter que cette réalisatrice, dont le père a été assassiné par la police politique, a bénéficié à ses débuts du soutien de plusieurs de ses compatriotes, notamment Andrzej Wajda, Krzysztof Kieślowski ou Krzysztof Zanussi, sans lesquels il lui aurait été difficile de travailler en Pologne, étant suivie de près par le régime communiste.

Mais elle a su trouver sa place et a réussi à garder une vraie indépendance d’esprit tout au long de sa carrière. Elle a réalisé « Une femme seule » en 1981, en même temps que son mentor Andrzej Wajda sortait « L'Homme de Fer », en hommage à Solidarność, dépeignant un pays plein d'espoir.

Avec ce film, Agnieszka Holland osait montrer une autre Pologne. Celle des gens pauvres, laissés pour compte, qui se débattaient dans une vie sans perspectives, luttant contre la misère, la solitude et la maladie. Une autre facette de la Pologne, moins reluisante, qui n'a pas plu aux autorités, alors qu’elles avaient promulgué la loi martiale. Le film a été censuré, et n'est sorti en salles qu'en 1987, six ans plus tard.

Il ne s'agit pas du premier film d'Agnieszka Holland, qui avait déjà réalisé trois longs métrages, mais elle l'a tout de même tourné à ses débuts. Et déjà beaucoup d'éléments typiques de son cinéma étaient en place. Avant tout, le soin accordé aux êtres humains, à ce qu'ils traversent et endurent. A leurs contradictions, dans un refus obstiné de l'idéalisation. Il y a aussi un côté naturaliste dans son cinéma, jetant une lumière crue sur la vie.

Autre constante : la place des femmes est centrale bien sûr, avec ce personnage principal de femme forte, courageuse et vulnérable à la fois, magnifiquement interprétée par Maria Chwalibóg. Les hommes, quant à eux, sont souvent montrés de façon peu reluisante. Sans se revendiquer féministe, Agnieszka Holland exprimait son propre regard de femme sur la vie et les relations humaines, alors que la plupart des cinéastes polonais de l’époque étaient des hommes. Et puis il y a cet humour grinçant, grotesque, qui s'épanouira pleinement dans « Europa Europa », l'un de ses films clés.

« Une femme seule » reste tout de même une œuvre de jeunesse, avec quelques défauts. A l’époque, la cinéaste broyait du noir, ce film est donc très sombre. Il y a aussi quelques maladresses dans l’écriture des personnages, un peu trop caricaturaux, même si ce côté excessif est aussi ce qui fait le charme de son art et de tout un pan du cinéma polonais. Mais la valeur humaine et sociologique de ce long métrage est indéniable.

Si l’on devait résumer l’approche de cette cinéaste en quelques mots, on pourrait dire qu’elle ne cherche pas l’esthétique ou le formalisme. Mais plutôt à filmer avec éthique et exigence, en partant toujours du point de vue de l’être humain. Sa démarche et le fond de ses films semblent plus importants que la forme. Ce qui n’empêche pas certains d’entre eux d’être brillamment exécutés.

« Une femme seule » est la preuve qu'Agnieszka Holland n'a jamais brossé les spectateurs, le monde de l'art ou les politiques dans le sens du poil. Ce qui lui a créé pas mal d'ennuis, qu'elle a encaissés sans faire de compromis. Son dernier film sorti en salles, « Green Border », lui a valu une campagne de calomnie ultra violente... Mais ça ne l'a pas empêchée de continuer à tourner. C'est peu dire que son prochain long métrage, sur Franz Kafka, est très attendu.

[2/4]

vendredi 31 janvier 2025

« Smoke Sauna Sisterhood » (Savvusanna sõsarad) d’Anna Hints (2024)

 

J'ai découvert il y a peu la tradition du documentaire poétique balte, grâce à l’un de ses éminents représentants contemporains, le lituanien Audrius Stonys, à la filmographie extraordinaire. Je ne sais pas si la réalisatrice estonienne de ce film, Anna Hints, s'inscrit consciemment ou non dans cette tradition. Mais j'y retrouve des similitudes, avec notamment cette profondeur du propos, une grande humanité, l’omniprésence de la nature, dans une sorte de vision panthéiste et cosmique, ainsi que l'attention portée à l'esthétique, qui n’hésite pas à s’aventurer vers des expérimentations visuelles et sonores.

Toutefois, je me garderai bien de faire des rapprochements hâtifs. Anna Hints emploie une approche résolument contemporaine, et livre un film épuré, magnifiant la féminité, avec un dispositif simple : on passe la majorité du long métrage à côtoyer des femmes dans un sauna sombre, la lumière perçant à travers la porte et quelques fenêtres. Ces plans dans le sauna sont entrecoupés de brèves séquences oniriques et abstraites, nimbées d’une brume mystérieuse, où l’on croit distinguer de vagues formes, accompagnées d’une bande son mélangeant chants traditionnels et musique électro/ambiant. Et quelques passages se déroulent à l'extérieur, dans une nature sauvage et resplendissante, au fil des saisons. Des passages qui font office de respiration bienvenues, après des discussions parfois bouleversantes.

« Smoke Sauna Sisterhood » est un documentaire qui donne la parole aux femmes, dans un environnement exclusivement féminin, tout en rendant hommage à la tradition ancestrale des saunas à fumée d'Estonie. Dans ce lieu où l’on purifie son corps et son esprit, la parole se libère, et les femmes qui sont filmées dévoilent une part de leur intimité, de leur quotidien ou de leur jeunesse, de leurs espoirs, de leurs peurs, de leurs traumatismes...

On assiste à des confessions vraiment poignantes, certaines légères, d'autres terribles... Toutes disent quelque chose du statut de la femme en Estonie, aux 20e et 21e siècle, mais aussi plus largement en Europe et dans le monde, tant les persécutions contre les femmes sont hélas universelles... Heureusement que cette « sororité », inscrite dans le titre de ce long métrage et dans la démarche de la réalisatrice, leur permet de s’entraider et de trouver du courage pour affronter la dureté de la vie.

Anna Hints livre un film remarquable, à la fois sensible, sensuel et pudique, qui replace les pays baltes, et notamment l’Estonie, sur la carte du cinéma mondial. « Smoke Sauna Sisterhood » a eu une belle trajectoire dans beaucoup de festivals. Il a notamment remporté le prix du meilleur documentaire et le prix spécial du jury au festival américain de Sundance, ce qui n’est que justice.

[3/4]

lundi 11 novembre 2024

« Gladiator II » de Ridley Scott (2024)



Dire que « Gladiator II » de Ridley Scott était attendu (au tournant) est un euphémisme. « Gladiator » est un film culte, particulièrement réussi. On peut ne pas l’aimer, mais force est de constater qu’il a marqué l’histoire du cinéma. L’annonce d’une suite a laissé beaucoup de monde perplexe. Pourquoi ? Si ce n’est pour l’argent ? « Gladiator » est un long métrage qui se suffit à lui-même, et qui a une fin n’ouvrant guère à une suite… Il faut dire aussi, en lisant la page Wikipédia de cette suite, qu’on a échappé à des scénarios complètement délirants, c’est dire à quel point Ridley Scott est capable du pire…

Alors que vaut ce « Gladiator II » ? Le point positif, c’est que ce n’est pas la catastrophe que beaucoup – et moi en premier – anticipaient. C’est un divertissement passable, qui au moins respecte le film d’origine. Le point négatif, c’est qu’à aucun moment cette suite ne se justifie… On sent bien que Ridley l’a avant tout réalisée pour l’argent, tellement ce film est poussif et jamais passionné…

Par où commencer ? Peut-être par le marketing démesuré qui a entouré la sortie de ce film. Et tout d’abord le choix de ce titre. L’avez-vous remarqué ? Il ne s’écrit pas « Gladiator 2 », mais « Gladiator II », en chiffres romains. Waouh, quelle subtilité non ? Car étant donné qu’il n’a pas de sous-titre, contrairement à beaucoup de suites (au moins pour donner le change et masquer l’aspect bassement commercial), ici il fallait bien tenter de faire croire que ce deuxième opus avait été un minimum pensé… On voit le ridicule de la chose…

Passons maintenant aux caractéristiques intrinsèques de ce long métrage. Tout d’abord, la réalisation de Ridley Scott est indigente, (très) loin de ses grandes œuvres. Pour comparer avec un autre de ses péplums plus ou moins récents, « Exodus », bien qu’il soit un film à moitié raté, était bien plus stimulant, car au moins il tentait des choses. Ici, Ridley illustre platement le récit, sans aucune inspiration. Je ne pourrais retenir aucune scène pour la beauté ou la puissance de sa réalisation… Il faut dire que les effets spéciaux disgracieux et fauchés n’aident pas. La photographie est moins laide que dans « Napoléon », mais les effets numériques y sont tout aussi ratés. Ce qui est gênant quand Scott mise beaucoup dessus, notamment pour la bataille inaugurale… Là encore, on est loin de « Gladiator » premier du nom, où les effets spéciaux étaient harmonieusement intégrés à l’image.

Le problème principal de « Gladiator II », c’est le scénario indigent de David Scarpa… déjà scénariste de « Napoléon » (on ne change pas une équipe qui gagne…), qui était un monument de médiocrité. Comme chez Disney avec les Star Wars and co., ce « Gladiator II » est à la fois une suite et un remake/reboot du premier opus. Il commençait par une impressionnante bataille, ici aussi. C’était le récit de l’ascension d’un dignitaire romain qui se faisait gladiateur, ici aussi. Le pouvoir était détenu par un empereur fou, ici aussi. Sauf que dans ce deuxième opus, tous les curseurs sont poussés au maximum. Dans « Gladiator », la bataille de début, vraiment marquante, était à terre… Ici on la filme sur l’eau, dans une débauche d’effets spéciaux (ratés). Dans le premier opus, les combats dans les arènes étaient épiques… Là ils sont encore plus sanglants et plus gores, à la limite du ridicule (le babouin enragé numérique, les requins à la place des tigres du premier volet…). On avait le droit à un empereur complètement taré avec Commode… Ici on en a deux pour le prix d’un : Caracalla et son frère Geta. Et tout est à l’avenant…

Mais tout ceci serait anecdotique si le récit et l’écriture des personnages n’étaient pas aussi mauvais. Comme dans « Napoléon », les événements s’enchaînent sans temps mort, sans avoir le temps de créer une ambiance, avec ces revirements incompréhensibles, et ces intrigues filmées comme dans des soap operas. Toutes les péripéties sont téléphonées. L’exemple parfait c’est ce héros, Lucius, joué par Paul Mescal. Pendant une bonne partie du film, il est complètement fou de rage contre certains personnages, et tout à coup, en un claquement de doigts, il change de comportement. De manière générale, on a du mal à éprouver de la sympathie pour ce personnage pourtant principal. C’est le même problème qu’avec « Kingdom of Heaven » en son temps, où Orlando Bloom avait été une erreur de casting ou mal dirigé (sans doute les deux), ce qui pose problème quand ils sont censés porter le film sur leurs épaules. Même chose ici.

Paul Mescal passe son temps à avoir le regard dans le vide, comme perdu dans ses pensées. Il n’est jamais présent face aux autres acteurs, et jamais présent dans le temps de la scène. On sent juste un acteur qui joue le personnage habité et torturé… Mais qui n’incarne jamais vraiment son personnage. Il faut dire qu’il est très mal écrit : sa trajectoire, de la noblesse impériale, à une enfance passée à l’étranger, avant de devenir gladiateur, est difficilement crédible… Lucius n’a jamais non plus l’humanité de Maximus. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il y ait autant de références au héros du premier opus dans ce film, pour en vampiriser les qualités (et faire tourner le fan service à plein régime). Maximus avait une véritable aura. Qui se souviendra de Lucius/Mescal dans quelques années ? L’acteur irlandais n’a ni la prestance ni la bienveillance de Russell Crowe. Lucius est ici un homme plein de rage, qui ne pense qu’à tuer…

Les autres personnages de ce deuxième opus sont pour la plupart très schématiques. Acacius, joué par Pedro Pascal, est pourtant une bonne idée. Ce nouveau personnage est relativement ambivalent et attire bien assez vite notre sympathie. Dommage qu’il n’ait que quelques scènes, vite expédiées. Mais en quelques moments-clés, il marque le film de sa présence. Connie Nielsen bénéficie aussi d’un rôle important, mais là encore, elle a trop peu de temps à l’écran pour convaincre. Le long métrage est avant tout un festival pour Denzel Washington, qui hérite d’un rôle plutôt complexe et s’en donne à cœur joie. C’est le seul, avec Pedro Pascal, à avoir un minimum de charisme. Il est à la limite du cabotinage, mais son talent lui permet de rester jusqu’au bout un personnage énigmatique, sans qu’on sache s’il penche plutôt du côté du bien ou du mal. Denzel (surtout) et Pedro Pascal volent complètement la vedette à Paul Mescal, que j’ai trouvé éteint. On sait que Ridley Scott n’est pas un bon directeur d’acteurs, souvent laissés en roue libre, surtout ces dernières années : on en a encore une fois la preuve ici.

Malgré tout, il y a quelques pistes intéressantes dans le scénario, notamment quant à son aspect politique. « Kingdom of Heaven » pouvait être considéré comme un film post-11 septembre, où l’Occident n’était pas montré sous son meilleur jour, face à un Orient plus complexe que ce qu’en disaient les Républicains de Bush Junior. J’ai perçu ce « Gladiator II » (peut-être est-ce juste une sur-interprétation de ma part), comme un film post-Trump. A l’instar du « Megalopolis » de Francis Ford Coppola (quand même bien meilleur que ce film de Ridley Scott), qui décrit aussi la décadence de l’Occident, à l’instar de celle de l’Empire romain. Ici, difficile de ne pas voir en ces deux empereurs dégénérés des avatars de Trump, tout comme cette révolte populaire ressemble à la prise du Capitole. La fin de « Gladiator II » vient enfoncer le clou, avec un message de tolérance qui ne laisse pas trop de doutes quant à la sensibilité politique de Ridley Scott. On verra ce qu’en pense le public américain, qui vient de porter Trump une seconde fois au pouvoir…

Ce message politique en filigrane reste discret, mais je salue la prise de position de Scott, qui n’est pas dans l’air du temps… Cela s’ajoute à certains personnages et passages qui emmènent ce long métrage vers une épopée au souffle épique et puissant – trop rare, hélas – qui rappelle par moment cet auguste premier opus, tant célébré et tant aimé. Jamais au point de l’égaler et de soutenir la comparaison, toutefois. Ne nous faisons pas d’illusions, cette suite reste avant tout un objet marketing et commercial. Mais réveiller et rappeler, par moments, ce grand film qu’est (à mon sens) « Gladiator », ça fait quand même du bien, surtout en ces temps troublés…

[1/4]