lundi 1 septembre 2025

« Chronique des années de braise » (Waqâ'i' sinîn al-jamr) de Mohammed Lakhdar-Hamina (1975)


« Chronique des années de braise » est une magnifique fresque historique, qui a longtemps été oubliée et qui est parfois victime d'un certain mépris que j'ai du mal à m'expliquer. Certes, ce film n'est pas un chef-d’œuvre absolu, Mohammed Lakhdar-Hamina manque un peu de maîtrise ça et là. Mais qu'on dise que ce film n'a pas de souffle, ou pire qu’il n’a aucun intérêt, j'ai de la peine à le comprendre.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche pas à faire de ce film un simili « Lawrence d'Arabie », même si ces deux longs métrages ont beaucoup de points communs. Le cinéaste algérien s'attache avant tout à filmer des personnages modestes, pris dans le tourbillon de l'Histoire, qui se mêle intimement à leur propre existence. L’approche de Mohammed Lakhdar-Hamina se veut beaucoup plus simple, même si son film possède à mon sens une réelle ampleur. 

« Chronique des années de braise » est un film que j'ai trouvé bien écrit, et intelligent ne serait-ce que par son approche : au lieu de filmer la Guerre d'Algérie et ses massacres sanglants, les attentats, etc. Mohammed Lakhdar-Hamina prend le parti de ne filmer la violence qu'à la marge. Le cœur de son propos est de retracer les longues années de douleur et de spoliation du peuple algérien, qui ont mené à sa révolte et à sa quête de liberté.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche donc pas le spectaculaire à tout prix, le premier tiers du film est une longue chronique de la vie paysanne, mise à rude épreuve par un manque absolu d'eau et par une sécheresse qui détruit élevages et récoltes. Plus tard, on apprend que les exploitations des colons sont beaucoup plus prospères, les Français bénéficiant par ailleurs de retenues d'eau, mais aussi de tout un tas d’avantages, comme de soins médicaux de qualité, de nourriture en abondance, etc.

Dans le deuxième tiers du film, on voit combien populations française et algérienne se croisent sans se mélanger, la vie confortable des premiers étant refusée aux seconds, relégués dans des quartiers pauvres, à l'hygiène déplorable et sans ressources. Alors que les Algériens triment très dur, pour gagner une misère. Une situation profondément injuste, qui a poussé les Algériens à bout.

Dans le troisième et dernier tiers du film, le réalisateur nous montre les préparatifs lents et laborieux de la révolution : le peuple est divisé, ses chefs et ses politiciens aussi, alors que l'Etat français est très organisé, et mate toute révolte dans le sang. Néanmoins le cours des choses est inexorable, et le film s'arrête en novembre 1954, date à laquelle commence officiellement la Guerre d'Algérie.

Si « Chronique des années de braise » dure 3 heures, c’est un temps nécessaire pour nous plonger dans le quotidien des Algériens de l’époque et nous mettre à leur place : on comprend leur révolte après des décennies de dépossession et de persécution. Mohammed Lakhdar-Hamina a construit un personnage-clé fictif pour nous conduire dans ce récit : le paysan Ahmed, incarné par l’acteur grec Yorgo Voyagis, au visage rayonnant de bonté (il a aussi joué Joseph dans le « Jésus de Nazareth » de Franco Zeffirelli). On ressent beaucoup d’empathie pour ce personnage et ses proches, et ses malheurs nous serrent le cœur.

L’autre personnage central du long métrage est Miloud, le prophète fou (shakespearien), interprété brillamment par le cinéaste Mohammed Lakhdar-Hamina en personne. C’est une sorte de conteur, qui se fait le passeur de la mémoire algérienne, entre les vivants et les morts. Mais c’est aussi quelqu’un d’entier et d’intègre, qui dit tout haut ce que les gens pensent tout bas. Pour les autorités françaises il est fou, on le laisse donc s’exprimer, mais il n’a de cesse d’inciter ses compatriotes à la rébellion. Pendant des années, il n’est pas entendu, tout le monde le méprise. Mais quand vient l’heure de la révolte, les Algériens comprennent enfin que c’est lui qui avait raison dès le début. Miloud est véritablement l’âme du long métrage, il n’est pas étonnant que ce soit Mohammed Lakhdar-Hamina qui l’incarne, même si j’ai été bluffé d’apprendre après le film qu’il s’agissait de lui, car Miloud a un charisme extraordinaire dans le long métrage.

« Chronique des années de braise » est donc bien à mon sens un grand film, qui mérite vraiment d’être redécouvert aujourd’hui, alors que le sujet de la Guerre d’Algérie est encore tabou en France. Par ailleurs, si certains dénoncent le fait que ce film ait reçu la Palme d’Or en 1975, je ne peux là encore qu’y trouver une forme de condescendance inexplicable, car beaucoup de Palmes d’Or ont été décernées à des films nettement moins bons avant et après 1975. Et quand je considère la sélection cannoise de 1975 (dont je n’ai vu qu’une petite partie, mais dont je connais de réputation beaucoup des films qui la composent), je me dis que décidément cette Palme d’Or est tout à fait légitime. En effet, « Chronique des années de braise » est un film visuellement beau et déchirant sur le fond, qui a gardé toute sa force après toutes ces années.

[3/4]

mercredi 6 août 2025

« Alouettes, le fil à la patte » (Skrivánci na niti) de Jiří Menzel (1969)


« Alouettes, le fil à la patte » est plutôt considéré comme un Menzel mineur. Or c'est tout le contraire. Il se hisse largement à la hauteur de « Trains étroitement surveillés » à mon sens. C'est une critique frontale et très drôle du régime communiste. Incroyable de se dire que ce film a été tourné en 1968... L'époque était au dégel et au Printemps de Prague... avant l'invasion soviétique. Le film sera terminé en 1969. Jiří Menzel le dit lui-même dans son autobiographie, il pensait que le régime avait appris de ses erreurs et était prêt à l'auto-critique. Hélas, il n'en était rien... Le film sera interdit de diffusion, et ne ressortira qu'en 1990, année où il gagnera l'Ours d'Or ex-aequo à Berlin, un prix amplement mérité.

Ce long métrage est un peu comme un mix entre le cinéma de Philippe de Broca, léger et gentiment grivois, et l'ironie mordante de Milan Kundera, dont le film « La Plaisanterie » de Jaromil Jireš, adapté de son œuvre avec lui-même au scénario, sera un exemple éclatant de son génie littéraire et comique.

« Alouettes, le fil à la patte » est un portrait collectif de prisonniers politiques et de prisonnières, enfermées car elles ont tenté de quitter le pays. Chaque personnage masculin effectuait un métier considéré comme bourgeois et a sa propre personnalité. Ils sont tous ostensiblement critiques du régime, mais il ne peut pas leur arriver grand-chose de plus – en principe – vu qu'ils sont déjà prisonniers. Alors ils se lâchent, pour notre plus grand bonheur. Mais le régime veille.

Le film est adapté de nouvelles de Bohumil Hrabal, qui fut l'autre grand auteur tchèque de l'époque avec Kundera. Hrabal a écrit le scénario de ce long métrage : on retrouve son humour omniprésent et burlesque, son humanisme profond, son goût pour l'anticonformisme. Jiří Menzel a travaillé à de nombreuses reprises avec lui, et le tandem nous a offert de merveilleux films, dont le plus connu est bien sûr « Trains étroitement surveillés ».

Notons que la mise en scène de Menzel est magnifique ici, dès les premiers plans sur une décharge de métaux, qui semble sans fin. La photographie en couleur de Jaromír Sofr est somptueuse, et la restauration récente du film rend justice aux sublimes images qu'il a tournées. Jiří Menzel était en outre un excellent directeur d'acteurs, et il nous gratifie encore ici d'une réjouissante galerie de personnages.

Le film est complètement jubilatoire, du début à la fin. C'est une œuvre profondément attachante, avec plein de saynètes tendres et amusantes. Il y a aussi des passages beaucoup plus lourds et terribles, comme avec ce petit chef communiste qui révèle à la fin sa perversité, ou ce final, où les personnages gardent espoir malgré le sort qui s'abat sur eux violemment.

Je n'hésite donc pas à parler de chef-d’œuvre pour ce film. C'est un long métrage profondément original, qui démontre que Jiří Menzel n'était pas juste un amuseur, mais un artiste talentueux et engagé. Un protagoniste essentiel de cette miraculeuse Nouvelle Vague tchécoslovaque.

[4/4]

jeudi 31 juillet 2025

« Confusion chez Confucius » (獨立時代) d’Edward Yang (1994)


« Confusion chez Confucius » forme une sorte de diptyque avec « Mahjong ». Tous deux sont des films choraux, qui à travers une galerie de personnages dont les liens sont entremêlés, brossent le portrait d’une jeunesse désemparée, alors que Taïpei et Taïwan sont en plein boom économique.

Si « Mahjong » est plus drôle, mais aussi plus tragique, « Confusion chez Confucius » est plus constant et plus grave, même si l’humour y fait régulièrement irruption. Il y a notamment ce jeu formel très littéraire où des cartons sont affichés fréquemment, avec des aphorismes (issus de Confucius ?), qui annoncent parfois ce qui va suivre, et qui diffusent souvent une certaine ironie et un décalage, typiques du style d’Edward Yang.

Le long métrage commence par une citation de Confucius, qui énonce que la paix sociale réside dans la richesse. Mais que se passe-t-il une fois ce niveau de richesse atteint ? C’est là tout le problème et le propos du film : dans une société taïwanaise qui s’enrichit à vitesse fulgurante, l’argent semble tout corrompre, que ce soit dans la société, à titre politique, économique et public, ou dans les relations entre les gens, à titre privé. Les promesses de bonheur dues à l’argent semblent s’éloigner… Il semble que la vie soit plus complexe que cela.

La complexité est un terme qui caractérise bien le cinéma d’Edward Yang. Il nous plonge souvent dans ses films in medias res. Il nous met face à un certain nombre de personnages, dans leur quotidien, sans que l’on sache qui ils sont. Ce n’est que peu à peu, à mesure que le film avance, que nous discernons des personnalités, qui est qui, qui est lié à qui et de quelle façon, et quels sont les enjeux du long métrage. Le cinéaste et auteur n’hésite pas à tisser une trame narrative et fictionnelle dense : aux spectateurs de s’y frayer un chemin.

Edward Yang montre aussi la complexité de la société taïwanaise d’alors : dans les grandes entreprises, les relations entre les employés sont faites de subtils rapports de domination, où les sentiments sont utilisés au profit de l’argent et du pouvoir. Cela dit, dans l’administration publique ce n’est guère mieux, entre les jalousies et la corruption quasi omniprésente…

« Confusion chez Confucius » est également très intéressant car Edward Yang y parle beaucoup d’art, notamment à travers des écrivains et des hommes et femmes de théâtre. L’artiste y est parfois vu comme une personne hors du monde, qui atteint une sagesse peu commune et qui permet d’éclairer la conscience des êtres humains, dans un rôle social, presque politique. Mais l’artiste est décrit aussi, avec beaucoup d’humour, parfois comme un arnaqueur, quelqu’un qui sait manipuler les sentiments pour arriver à ses fins, en gagnant facilement de l’argent grâce à la crédulité des gens. Yang montre souvent l’endroit et l’envers d’une même chose, il n’est pas du genre à suivre aveuglément des chimères. Même si bien sûr, étant lui-même un artiste, il sait pertinemment combien l’art est important et même central pour nos sociétés humaines. La société taïwanaise étant perdue entre traditions et modernité, entre Orient et Occident…

Avec « Confusion chez Confucius », comme avec « Mahjong », Edward Yang dépeint un pays qui se réveille avec la gueule de bois. Et pour le cinéaste taïwanais, c’est aussi l’affaire de toutes et tous. Il y a comme une exigence morale chez Yang. Bien sûr, dans ses films il y a beaucoup de personnages pleins de défauts, dont un certain nombre sont carrément dysfonctionnels. Mais il place aussi dans ses longs métrages des personnages droits, honnêtes, qui illuminent la vie de celles et ceux qui les côtoient. Comme pour indiquer à ses contemporains la direction à suivre : celle de l’éthique personnelle, qui permettra de bâtir un pays vertueux.

Je pense notamment ici au personnage de Qiqi, une jeune femme rayonnante et solaire, aussi bien pour sa patronne et amie Molly, riche héritière et codirectrice d’une grande agence de publicité, que pour son amoureux Ming. Mais même Qiqi se met à douter : elle a beau se plier en quatre pour ses proches, peu à peu elle perd pied et comprend qu’à trop s’effacer face aux autres, elle se ment à elle-même et risque de perdre ainsi leur amitié.

Or même dans la difficulté, c’est un personnage qui reste debout, fidèle à ses idéaux, sans jamais trahir personne. C’est bien la seule d’ailleurs. A ce propos, il y a un passage dans le film où elle indique que même si les gens sont jaloux d’elle, elle continuera à être bienveillante. C’est un des personnages centraux du film, elle est profondément intègre, au même titre que Marthe et Luen-Luen dans « Mahjong », ou que N. J. et sa fille Ting-Ting dans « Yi Yi ». Edward Yang a beau être pessimiste, il y a toujours une lueur d’espoir dans ses films, et une certaine foi dans l’humanité. Ce qui les rend d’autant plus bouleversants…

[4/4]