mercredi 29 octobre 2025

« A la recherche d’Ester » (Pátrání po Ester) de Věra Chytilová (2005)


Un documentaire très intéressant de Věra Chytilová sur sa consœur et amie Ester Krumbachová, figure centrale de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, et pourtant méconnue, réalisé un peu moins de 10 ans après son décès. Ester fut la muse de nombreux cinéastes, mais plus encore, la scénariste de certaines des plus grands films de ce mouvement, comme « Les Petites Marguerites » de Chytilová ou « La Fête et les invités » de son ex-mari Jan Němec.

« A la recherche d’Ester » est dense et complet, balayant la jeunesse d'Ester jusqu'à ses dernières années. On apprend qu'elle fut dès son plus jeune âge très charismatique, embarquant tout le monde dans sa folie créatrice, alors qu’elle provient d’un milieu modeste, avec une mère qui ne l’aimait pas et un père dandy et fantasque. Au sommet de sa gloire, elle a contribué (sans toujours être créditée) à beaucoup des grands films de la Nouvelle Vague. Puis elle a réalisé un unique long métrage, « Le Meurtre de l'Ingénieur Diable » (1970)... avant d'être interdite de tournage et brisée par le régime communiste. 

Dans les années 1970 et après, elle a vécu très modestement, en faisant des choses par ci par là, et continuant à contribuer un peu à des films, toujours sans être créditée. Elle a continué à recevoir et rencontrer beaucoup de monde, influençant des générations de Tchèques et de Slovaques jusqu'à son dernier souffle. L’après Révolution de Velours lui a permis d’être réhabilitée, mais sa vie est restée compliquée, tout comme pour les cinéastes de la Nouvelle Vague, dans une Tchéquie et une Slovaquie avec une production de films capitalistes, ces derniers étant particulièrement difficile à monter sans disposer de beaucoup d’argent.

Il était indispensable de rendre hommage à cette femme si talentueuse et à l'importance si déterminante. Il est intéressant d’ailleurs que ce documentaire soit signé de Věra Chytilová. S’il est plutôt classique, certains moments relèvent d’expérimentations formelles typiques de cette cinéaste avant-gardiste et frondeuse. Il est aussi passionnant de voir une artiste rendre hommage à une autre artiste, surtout quand il s’agit des deux figures féminines majeures d’un mouvement si brillant et prolifique. C’est très beau de voir ce témoignage reconnaissant de Věra envers Ester, qui n’occulte rien de ses faiblesses et de ses défauts, mais qui met avant tout en avant sa personnalité lumineuse et si généreuse, ainsi que son inventivité constante. Un an avant sa mort elle travaillait encore sur un film : « Marian », le premier long métrage de Petr Václav (qu’on connaît de nos jours pour « Il Boemo »), contribuant ainsi à lancer de nouvelles générations de cinéastes, même lorsqu’elle était malade et en fin de vie. C’est dire la fougue et la ténacité de cette femme, même si elle traversé beaucoup de moments difficiles.

On avait oublié Věra Chytilová, que l'on redécouvre aujourd'hui et qui redevient une cinéaste respectée et étudiée. Il était temps que l'on redécouvre Ester Krumbachová, l'une des grandes femmes artistes de la Tchéquie et de la Slovaquie. Le Festival Czech-In 2025 a célébré Ester en projetant ce film, dans une salle pleine à craquer. Espérons que ce regain d’intérêt pour la Nouvelle Vague tchécoslovaque, et notamment ses figures féminines, soit durable, car ce mouvement regorge de chefs-d’œuvre intemporels, particulièrement pertinents dans notre monde d’aujourd’hui, alors que la bêtise se répand partout… L’irrévérence malicieuse et les questionnements philosophiques, politiques et sociaux d’Ester et de Věra sont de bons antidotes à la malveillance ambiante.

[3/4]

jeudi 23 octobre 2025

« Deadbeat » de Tame Impala (2025)


Après le pastiche de rock psychédélique, et le pastiche d'un funk-house cheesy et kitsch, on aurait aimé que Kevin Parker nous offre une musique plus personnelle et vraiment originale... Hélas, l'Australien poursuit dans sa veine pop mainstream ultra sucrée, ayant renié à peu près tout ce qui faisait l'intérêt de Tame Impala, à savoir des morceaux psychédéliques aux mélodies finement ouvragées (tel Alter Ego, sa meilleure chanson à mon sens) ou des pistes furieusement épiques (Let It Happen).  

Il faut aussi qu'il arrête de nous sortir des albums d'une heure s'il n'a rien ou si peu à dire musicalement... Sa grande faiblesse a toujours été de ne pas savoir concevoir un album pertinent dans la durée. Tous ses opus sont foncièrement inégaux, avec quelques chansons géniales... et beaucoup de remplissage. « Deadbeat » n'échappe pas à la règle, mais pire, aucune chanson ne surnage vraiment au-dessus du lot... 

A vrai dire, les trois premières chansons (My Old Ways, No Reply et Dracula) se démarquent un peu plus positivement, rappelant les deux derniers albums de Tame Impala. Mais le reste ressemble surtout à de la house bas de gamme (désolé mais il y a de bien meilleurs artistes et producteurs d'électro et de house que Kevin Parker) et à du remplissage.

Il n'y a que des bouts de chansons ici et là qui surprennent et enchantent un peu, mais dans l'ensemble, Kevin est en pilotage automatique, sûr de son talent et de son succès... Et de fait, il a réussi à percer auprès du grand public, tout le monde n'est pas en mesure de remplir l'Accor Arena... Et tout n'est pas non plus à jeter dans cet album, d'où ma note médiane.

Maintenant, c'est bien dommage que pour ce faire, il ait perdu son talent musical, pour nous servir une soupe sans saveur, avec des gimmicks de producteur en guise de cache misère... Je suis certain de ne pas revenir souvent à cet album, tant cette heure de musique insipide est éprouvante, j'ai bien mieux à faire de mon temps. Ses deux précédents albums ne me rendaient pas confiants sur la suite de sa carrière, celui-ci me laisse définitivement pessimiste...

[2/4]

lundi 20 octobre 2025

« N’attendez pas trop de la fin du monde » (Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii) de Radu Jude (2023)


Radu Jude joue avec la patience et même les nerfs du spectateur. « N'attendez pas trop de la fin du monde » est interminable, sa longueur de 2h43 n'étant clairement pas justifiée. Le film est complètement inégal. Il y a un certain nombre d'excellentes séquences, mais aussi beaucoup de passages inutiles. Du moins en apparence. Car Radu Jude nous livre une expérience cinématographique en tant que telle. Il nous confronte à l'ennui, à la banalité et parfois même à la médiocrité de notre vie, loin des paillettes et du glamour hollywoodien. Avec de la musique bien débile à fond la caisse pour nous maintenir éveillés, littéralement.

Une fois de plus, c'est un cri du cœur du cinéaste roumain face à la bêtise et à la méchanceté de notre monde contemporain, pris en étau entre l'ultralibéralisme qui gangrène nos sociétés, et le cancer du fascisme/populisme, qui croît à une vitesse fulgurante partout dans le monde, y compris dans notre Occident soi-disant civilisé. Il faut dire que les fléaux du 20e siècle n'ont pas été totalement vaincus. Il y a pas mal de monde en Europe aujourd'hui, et pas seulement à l'Est, qui regrette le nazisme et le communisme lénino-stalinien. La France n'est bien sûr pas épargnée, la Roumanie non plus.

Face à ce constat qui incite au désespoir, Radu Jude sort deux armes : l'humour et l'intelligence. Il se moque outrageusement des fascistes contemporains – Orban, Poutine et compagnie – mais aussi des capitalistes hypocrites et vénaux, prêts à tout pour exploiter les êtres humains jusqu'à ce qu'ils en crèvent. Le cinéaste roumain use aussi beaucoup d'humour absurde, dans le ton de notre époque complètement folle, comme lors de cette séquence hilarante où l'héroïne raconte un contentieux juridique à propos d'une exécution par balles. 

Radu Jude s'en remet également à l'intelligence de ses semblables. D'abord par la culture, son film regorgeant de citations lettrées, souvent amusantes et décalées, mais propices à la réflexion. Comme un moyen d'honorer la richesse culturelle et la complexité de notre continent, les hommes et femmes de savoir – pour ce qui est des bien intentionnés – ayant aidé l'humanité à progresser ne serait-ce qu'un peu. Ensuite, il place au cœur de ses œuvres l'Histoire. Il rappelle les tragédies passées, pour ne pas oublier et faire en sorte qu'elles ne se reproduisent pas (rien n'est moins sûr). Mais aussi car l'Histoire et la mise en lumière des faits et des idéologies du passé permettent d'éclairer et de mieux comprendre le présent, voire même de prévoir en partie l'avenir. A titre d'exemple, même s'ils n'ont pas été crus, certains avaient anticipé l'invasion russe en Ukraine de février 2022, dont les fondements, parmi lesquels ce fameux nationalisme impérialiste russe, remontent à plusieurs siècles en arrière. 

Mais Radu Jude ne verse pas pour autant dans le didactisme simpliste. Il prend les spectateurs à rebrousse-poil, choque pour secouer et réveiller des Occidentaux endormis par la lâcheté et le poison des fake news, ces vérités alternatives, qui disloquent nos démocraties. Les films de Radu Jude se méritent, il faut passer outre la vulgarité de façade et l'apparent cynisme, pour discerner l'angoisse d'un cinéaste et artiste face à un monde en décomposition... Sans doute faut-il adopter l'attitude de son anti-héroïne Angela, dire fuck aux tyrans, promouvoir la vérité même la plus crue... et travailler pour faire advenir un monde plus humain, à notre mesure, malgré nos compromissions et nos faiblesses.

[3/4]

vendredi 10 octobre 2025

« Les Yeux du silence » (The Look of Silence) de Joshua Oppenheimer (2015)


« Les Yeux du silence » ou « The Look of Silence » est un documentaire remarquable et particulièrement dur. Joshua Oppenheimer, cinéaste américano-britannique, tourne de nouveau en Indonésie, après « The Act of Killing », autre documentaire qui forme un diptyque avec « Les Yeux du silence », tous deux abordant frontalement les massacres qui eurent lieu en Indonésie dans les années 1960, qui auraient causé entre 500 000 et 1 million, voire même 2 millions de morts.

Alors que « The Act of Killing » filmait les tortionnaires, rejouant les scènes où ils torturaient et assassinaient leurs compatriotes, « The Look of Silence » donne davantage la parole aux victimes et à leurs familles. On suit notamment Adi, ophtalmo itinérant, ainsi que sa famille, son frère ayant été tué par les bourreaux en 1965.

On ne peut être qu'impressionné par le courage d'Adi, qui accompagné de Joshua, se rend chez d'ex-bourreaux, en leur posant des questions très précises sur les meurtres et les exactions qu'ils ont commis. Signe de la très grande impunité de ces meurtriers, qui détiennent encore le pouvoir en Indonésie aujourd'hui, ils racontent presque tout, avec force détails, jusqu'à parfois (souvent même) s'en vanter.

Les révélations sont traumatisantes, on apprend que ceux-ci n'hésitaient pas à couper leurs victimes en morceaux à la machette, et même à boire leur sang (sic) : deux hommes révèlent l'avoir fait, et c'était apparemment une pratique courante. C'est dire l'horreur ultime de ces massacres, dont on n'entend pas ou très peu parler en Occident...

Ce qui n’est guère étonnant, car les puissances occidentales ont été complices, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, mais pas que. Même la France a adopté un silence complice. Le but était officiellement d'éradiquer les « communistes » là-bas, mais par « communistes », on regroupait pêle-mêle une majorité d'innocents et d'opposants politiques pour la plupart pacifistes. Cette justification bien commode permettait surtout à toute une clique d'assoir son pouvoir et son emprise sur la population, par la violence et par la peur, et aux puissances occidentales de piller les ressources du pays.

Les meurtriers étant toujours au pouvoir aujourd'hui, il est impossible d'accéder à des archives de l'époque, filmiques, photographiques, audio ou écrites. Joshua Oppenheimer a donc fait preuve, avec ses deux longs métrages documentaires, d’œuvre de mémoire. Son travail constitue à présent des archives de ces massacres, sur lesquelles les générations futures pourront s'appuyer pour faire éclater la vérité. Joshua et Adi ont été menacés de mort à de nombreuses reprises, et Joshua est désormais interdit de territoire en Indonésie. La situation politique y est toujours très compliquée. Espérons que la démocratie finisse par réellement s’y établir, et que la lumière soit faite sur ces terribles événements, toujours frappés du sceau du silence aujourd’hui. En effet, familles de bourreaux et familles de victimes vivent côte-à-côte, dans un statut quo profitant avant tout aux premiers, qui détiennent le pouvoir à la fois politique et économique…

[3/4]

dimanche 5 octobre 2025

« Sirāt » d’Oliver Laxe (2025)


Marrant comme lors du Festival de Cannes les esprits s'échauffent et s'emballent parfois pour rien, ou pas grand-chose... Après « L'Agent secret » de Kleber Mendonça Filho, « Sirāt » d’Óliver Laxe est l'autre grosse baudruche qui finit par se dégonfler d'elle-même... Après, je suis bien conscient que c'est le jeu des festivals : dans une ambiance propice et survoltée, il y a de quoi faire tourner la tête.

Pourtant « Sirāt » commençait plutôt bien. En mettant en images le monde des raves parties, Óliver Laxe fait le pari de l'immersion sonore. Le volume est élevé et la musique – du gros boum boum, mais aux textures soignées – aide à la crédibilité de l'essai. Visuellement par contre, on reste un peu à l'extérieur. Pas de plans subjectifs. A la place, un regard quasi documentaire, filmant les masses de teufeurs. Déjà à ce moment, je me disais qu’il s’agissait d’un film cool, mais qui n'exploitait pas complètement son potentiel... Ce qui allait se confirmer, hélas, plus tard. Des individualités se dessinent dans la foule, et l'on devine que les quelques acteurs dont le nom s'affiche à l'écran seront nos compagnons de route. L'exposition du film est habile. On est les sens en éveil, prêt à entrer dans ce « road and bad trip ».

La première moitié du film est remarquable. Nos héros filent en convoi dans le désert, à la recherche de la fille d'un des protagonistes (impeccable Sergi López), raveuse (rêveuse ?) en fuite. Les images sont très belles, le choix de la pellicule (16 mm) est judicieux : les étendues désertiques surplombées par un soleil brûlant, ou les trajets de nuit, dans une obscurité épaisse, sont à mon sens la grande réussite de « Sirāt ». Óliver Laxe installe une ambiance de road trip presque mystique, avec des marginaux qui poursuivent des chimères. Il y a un côté « Le Salaire de la peur », voire même « Apocalypse Now » (toutes proportions gardées), influence revendiquée par Óliver Laxe. Autant dire que les attentes pour la suite sont immenses, le cinéaste franco-espagnol ayant bien fait monter la sauce et la tension.

Jusqu'au point de bascule. C'est censé être l'un des climax du film, si pas LE moment clé. Mais c'est terriblement mal filmé et interprété. Je n'y ai pas cru une seconde. La suite des événements ne parviendra jamais à inverser la tendance. Óliver Laxe tombe dans une espèce de fuite en avant... Après cet événement choc, c'est comme si le film faisait une sortie de route. Je commence à comprendre que « Sirāt » risque de ne pas être le film que j'espérais. Le voilà qui traîne en longueur. Où veut-il en venir ? Je perds peu à peu espoir. C'est alors que d'autres retournements de situation surviennent. Hélas, tout aussi ratés. Cette fois ça y est, je sais que c'est mort. Óliver Laxe n'a pas su aller au bout de son projet, ou alors il n'a pas su voir le chemin qui s'ouvrait devant lui... La fin enfonce définitivement le clou. 

« Sirāt » nous promettait l'enfer et le paradis. Il reste à l'état de mirage dans le désert. On croit voir quelque chose… qui n'existe pas. Notre imagination est fortement sollicitée dans cette première moitié de film, et l'on se prend à imaginer un scénario qui ne sera jamais tourné. On sort donc de la salle terriblement frustré, par ce beau potentiel gâché...

[2/4]

samedi 4 octobre 2025

« Kontinental '25 » de Radu Jude (2025)


Avec « Kontinental '25 », je découvre enfin le cinéma de Radu Jude, l'un des réalisateurs du moment. Et on peut dire qu'il est fidèle à sa réputation : provocateur, très drôle, cynique, socialement et politiquement engagé... Il ne brosse pas le spectateur dans le sens du poil, et c'est très bien comme ça. Radu Jude n'est pas juste un amuseur public, c'est un artiste qui veut pousser le public à la réflexion. Il montre ainsi des personnages qui sont empêtrés dans leurs contradictions, comme il met en lumière l’ambiguïté des Roumains mais aussi des Européens, et plus largement des Occidentaux. Radu Jude montre toute la complexité, à la fois de ce continent et de l'Union Européenne, qui traversent clairement une crise politique, économique, sociale... et existentielle. 

Le cinéaste met en images le malaise civilisationnel que l’on éprouve, à travers la trajectoire parallèle d’un SDF, visage d’une misère économique et sociale, et d’une femme de la classe moyenne, empêtrée dans une autre forme de misère : humaine, relationnelle et ontologique. Des personnages submergés par le chagrin, contrebalancé par l’humour ravageur de Radu Jude, qui nous tend un miroir implacable. Mieux vaut ouvrir les yeux et se rendre compte de la situation dans laquelle on vit, et que nous autres, Européens, refusons tant de voir. Il y a comme une nostalgie de la part de Radu Jude quant à l’Europe, du fait de cet écart entre ce qu’elle est et ce qu’elle aurait pu ou dû être.

Rien que le titre du film, convoque les fantômes de cette Europe cosmopolite, riche de ses différentes cultures, qui ont en même temps provoqué sa perte lors des deux guerres mondiales, à cause du cancer du nationalisme, qui est en train de ressurgir… Un nationalisme contre lequel Radu Jude s’érige, en dénonçant explicitement Viktor Orbán ou Vladimir Poutine. Dans « Kontinental '25 », on a beau être en Roumanie, on parle roumain, mais aussi hongrois ou allemand. Une partie de la population est hostile aux étrangers, pourtant ce sont les différentes nations et cultures de l’Europe qui font tout son intérêt.

La construction de l’Union Européenne est peut-être la plus belle utopie du 20e siècle, et elle a pu se réaliser ! Hélas, son édification a été bancale et elle a trop reposé sur une forme d’ultra libéralisme naïf et aveugle. Les fonds de l’UE ont permis a beaucoup de ses pays membres de se (re)construire, mais dans le même temps, le marché européen a été trop dérégulé, et a détruit en partie un certain nombre de pays, dont la transition vers l’UE s’est faite au profit de cliques de mafieux et autres entrepreneurs douteux. Il semble que ça ait été le cas de la Roumanie, parmi tant d’autres pays à l’Est mais aussi à l’Ouest. Il y a de quoi désespérer, ou du moins être passablement déçu de la tournure des événements… 

Mais Radu Jude est un peu l'anti Ruben Östlund. Il ne verse pas dans le cynisme absolu et dans une forme de pose arty pseudo subversive, qui ricane lâchement sans rien proposer. Un certain nombre des personnages de Radu Jude ont un bon fond, ça ne veut pas dire qu'ils sont irréprochables. En tout cas, ce ne sont pas tous des pourritures. Certains de ses personnages essaient de faire de leur mieux, même s’ils sont parfois maladroits et ont leurs défauts. Radu Jude montre des personnages équivoques, et non caricaturaux.

Le cinéaste roumain pose d’ailleurs davantage de questions qu'il n'apporte de réponses. Et tant mieux sans doute, tant la complexité des problèmes de notre époque mérite autre chose que des réponses toutes faites, simplistes et populistes. En tout cas, Radu Jude semble dire que quand tout va mal, il reste encore à l'être humain son irréductible humanité, et sa conscience en guise de boussole. Une fragile voix intérieure, bien utile en ces temps d'obscurantisme et d'incertitude totale...

[3/4]

mercredi 1 octobre 2025

« Honeymoon » (Medovyi Misiats) de Zhanna Ozirna (2025)


En France, nous sommes davantage habitués à découvrir des documentaires ukrainiens, depuis l'invasion russe de février 2022. Honeymoon est l'un des tous premiers longs métrages de fiction ukrainiens, tournés depuis le début de l'invasion, à parvenir jusqu'à nous.

A ce titre, c'est déjà un film intéressant. Mais c'est en plus un long métrage subtil et intelligent, qui nous replace dans ce qu'ont vécu les Ukrainiens les premiers jours de l'invasion : la stupéfaction, la peur, la paralysie, la remise en question de leur quotidien... Et plus prosaïquement, la survie : certains étant tués ou torturés par les russes, blessés, prisonniers, confinés...

Zhanna Ozirna construit son film autour d'un couple surpris par l'invasion et cloîtré dans son appartement en cours d'aménagement. C'est un choix intéressant, car la cinéaste évoque la guerre d'un point de vue humain et ukrainien. On rentre dans l'intimité du couple, avec beaucoup de tendresse et de pudeur, et on éprouve avec eux combien la guerre est inhumaine et terrifiante.

La mise en scène est maîtrisée, la photographie soignée, et surtout la direction d'acteurs est excellente. On croit à ce couple ainsi qu'à leurs interactions avec d'autres personnes. Je ne peux que vous inciter à aller voir ce film, pour partager (très modestement) ce que vivent les Ukrainiens et soutenir la talentueuse et courageuse équipe de ce long métrage.

[2/4]

lundi 1 septembre 2025

« Chronique des années de braise » (Waqâ'i' sinîn al-jamr) de Mohammed Lakhdar-Hamina (1975)


« Chronique des années de braise » est une magnifique fresque historique, qui a longtemps été oubliée et qui est parfois victime d'un certain mépris que j'ai du mal à m'expliquer. Certes, ce film n'est pas un chef-d’œuvre absolu, Mohammed Lakhdar-Hamina manque un peu de maîtrise ça et là. Mais qu'on dise que ce film n'a pas de souffle, ou pire qu’il n’a aucun intérêt, j'ai de la peine à le comprendre.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche pas à faire de ce film un simili « Lawrence d'Arabie », même si ces deux longs métrages ont beaucoup de points communs. Le cinéaste algérien s'attache avant tout à filmer des personnages modestes, pris dans le tourbillon de l'Histoire, qui se mêle intimement à leur propre existence. L’approche de Mohammed Lakhdar-Hamina se veut beaucoup plus simple, même si son film possède à mon sens une réelle ampleur. 

« Chronique des années de braise » est un film que j'ai trouvé bien écrit, et intelligent ne serait-ce que par son approche : au lieu de filmer la Guerre d'Algérie et ses massacres sanglants, les attentats, etc. Mohammed Lakhdar-Hamina prend le parti de ne filmer la violence qu'à la marge. Le cœur de son propos est de retracer les longues années de douleur et de spoliation du peuple algérien, qui ont mené à sa révolte et à sa quête de liberté.

Mohammed Lakhdar-Hamina ne cherche donc pas le spectaculaire à tout prix, le premier tiers du film est une longue chronique de la vie paysanne, mise à rude épreuve par un manque absolu d'eau et par une sécheresse qui détruit élevages et récoltes. Plus tard, on apprend que les exploitations des colons sont beaucoup plus prospères, les Français bénéficiant par ailleurs de retenues d'eau, mais aussi de tout un tas d’avantages, comme de soins médicaux de qualité, de nourriture en abondance, etc.

Dans le deuxième tiers du film, on voit combien populations française et algérienne se croisent sans se mélanger, la vie confortable des premiers étant refusée aux seconds, relégués dans des quartiers pauvres, à l'hygiène déplorable et sans ressources. Alors que les Algériens triment très dur, pour gagner une misère. Une situation profondément injuste, qui a poussé les Algériens à bout.

Dans le troisième et dernier tiers du film, le réalisateur nous montre les préparatifs lents et laborieux de la révolution : le peuple est divisé, ses chefs et ses politiciens aussi, alors que l'Etat français est très organisé, et mate toute révolte dans le sang. Néanmoins le cours des choses est inexorable, et le film s'arrête en novembre 1954, date à laquelle commence officiellement la Guerre d'Algérie.

Si « Chronique des années de braise » dure 3 heures, c’est un temps nécessaire pour nous plonger dans le quotidien des Algériens de l’époque et nous mettre à leur place : on comprend leur révolte après des décennies de dépossession et de persécution. Mohammed Lakhdar-Hamina a construit un personnage-clé fictif pour nous conduire dans ce récit : le paysan Ahmed, incarné par l’acteur grec Yorgo Voyagis, au visage rayonnant de bonté (il a aussi joué Joseph dans le « Jésus de Nazareth » de Franco Zeffirelli). On ressent beaucoup d’empathie pour ce personnage et ses proches, et ses malheurs nous serrent le cœur.

L’autre personnage central du long métrage est Miloud, le prophète fou (shakespearien), interprété brillamment par le cinéaste Mohammed Lakhdar-Hamina en personne. C’est une sorte de conteur, qui se fait le passeur de la mémoire algérienne, entre les vivants et les morts. Mais c’est aussi quelqu’un d’entier et d’intègre, qui dit tout haut ce que les gens pensent tout bas. Pour les autorités françaises il est fou, on le laisse donc s’exprimer, mais il n’a de cesse d’inciter ses compatriotes à la rébellion. Pendant des années, il n’est pas entendu, tout le monde le méprise. Mais quand vient l’heure de la révolte, les Algériens comprennent enfin que c’est lui qui avait raison dès le début. Miloud est véritablement l’âme du long métrage, il n’est pas étonnant que ce soit Mohammed Lakhdar-Hamina qui l’incarne, même si j’ai été bluffé d’apprendre après le film qu’il s’agissait de lui, car Miloud a un charisme extraordinaire dans le long métrage.

« Chronique des années de braise » est donc bien à mon sens un grand film, qui mérite vraiment d’être redécouvert aujourd’hui, alors que le sujet de la Guerre d’Algérie est encore tabou en France. Par ailleurs, si certains dénoncent le fait que ce film ait reçu la Palme d’Or en 1975, je ne peux là encore qu’y trouver une forme de condescendance inexplicable, car beaucoup de Palmes d’Or ont été décernées à des films nettement moins bons avant et après 1975. Et quand je considère la sélection cannoise de 1975 (dont je n’ai vu qu’une petite partie, mais dont je connais de réputation beaucoup des films qui la composent), je me dis que décidément cette Palme d’Or est tout à fait légitime. En effet, « Chronique des années de braise » est un film visuellement beau et déchirant sur le fond, qui a gardé toute sa force après toutes ces années.

[3/4]