lundi 26 mars 2012

« L'Ange ivre » (Yoidore tenshi) d'Akira Kurosawa (1948)

    Une fois de plus, voilà un remarquable long métrage de la part d'Akira Kurosawa. Il explore les bas-fonds du Japon d'après-guerre, en dépeignant la misère d'un cloaque putride et des baraquements qui le bordent, dans lesquels officie un médecin alcoolique. Ce dernier, joué par Takashi Shimura, tentera tant bien que mal de soigner un jeune yakuza, magistralement interprété par le bouillonnant Toshiro Mifune. Mifune que l'on croise pour la première fois dans un film de Kurosawa, début d'une longue et fructueuse collaboration qui nous offrira nombre de pépites cinématographiques. Pour l'heure, parlons de « L'Ange ivre ». C'est un film de jeunesse pour Kurosawa : le huitième sur une longue série d'une trentaine de longs métrages. Mais Kurosawa n'est plus un débutant depuis longtemps (à vrai dire dès son premier long métrage l'on sentait une puissance d'expression sans pareille), et « L'Ange Ivre » bénéficie d'une réalisation au cordeau, sous haute influence expressionniste. Les cadrages sont soignés, les lumières sculpturales, les angles de vues osent des plongées et contre-plongées... Kurosawa se permet même une incursion dans l'onirisme. Mais avant tout, « L'Ange ivre » est une histoire digne de Dostoïevski, l'histoire d'un médecin au grand coeur qui se prendra d'affection pour un yakuza égoïste, fier et querelleur. Notons que le personnage du médecin préfigure la figure de Barberousse, du film éponyme de Kurosawa. Pour finir, il s'agit donc d'un excellent film, comme tout long métrage du Sensei qui se respecte.

[3/4]

mercredi 21 mars 2012

« L'Epreuve des mots » de Nicolas Favreau (2011)

    Un film terriblement touchant sur les personnes handicapées de l'Arche, l'organisme créé par Jean Vanier. Ces personnes s'expriment avec leurs mots sur des sujets de société, lors de cours interviews (le film dure à peine une demi-heure). C'est l'occasion de vivre avec eux leur quotidien, leurs espoirs comme leurs déceptions, leur joie comme leur souffrance. On ressort grandi de la vison d'une telle oeuvre, faisant la part belle à l'humanité profonde de ces gens pour qui la vie est si différente. A voir sans hésiter!

[2/4]

mardi 20 mars 2012

« Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne » (The adventures of Tintin : secret of the Unicorn) de Steven Spielberg (2011)

J’ai souvenir, quand j’étais enfant et que je jouais à des jeux vidéos, que des instructions de mise en garde contre l’épilepsie étaient clairement écrites sur les boîtiers des jeux. Il s’agirait je pense d’un devoir de santé publique que d’écrire en gros sur l’affiche du Tintin de Spielberg des mises en garde de même nature… Pour poursuivre le parallèle, évident, avec les jeux vidéos, il y a dans tout jeu vidéo des séquences animées dites séquences "cinématiques", qui viennent ponctuer des passages de niveaux ou qui servent d’introduction ou de conclusion au jeu. «Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne» n’est rien de plus qu’une séquence cinématique du même genre, étirée sur plus d’une heure et demi. L’utilisation du terme "cinématique" signifie t’elle qu’il s’agit pour autant de cinéma? Sûrement pas! Spielberg propose là un spectacle animé qu’il serait urgent, pour la survie du cinéma, de diffuser hors des salles mais là où ce type de divertissement doit trouver sa place : dans des parcs d’attraction. Et question sensation physique, le film n’a rien à envier aux manèges les plus vomitifs de la Foire du Trône! On en ressort avec le même terrible mal de crâne et le besoin quasiment vital de s’isoler dans le silence et le noir, histoire de retrouver un peu ses esprits dans le calme. Tenez-vous bien, Spielberg a réalisé là le film le plus agité qu’il m’ait été donné de voir en se tenant avec une fidélité sans faille à un cahier des charges ne comportant qu’un seul impératif : aucun temps mort. On vit donc la projection du film en apnée, le cinéaste ne nous laissant jamais le moindre instant de répit. A un rythme normal, disons plutôt humain, il faudrait sûrement multiplier par 3 ou 4 la durée du film… Même les séquences de relative accalmie, entre deux scènes d’action survoltée, sont filmées à un rythme démentiel, avec une caméra (peut-on encore parler de "caméra" pour un film de synthèse?) qui trouve toujours prétexte à gigoter en tout sens. Je ne crois pas qu’il y ait le moindre plan fixe (idem précédemment, peut-on encore parler de "plan"?) sur les 1h40 du film… «Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne» est un film qui ne repose que sur un motif : la course-poursuite. Tout le reste (l’émotion ou le scénario par exemple) est totalement accessoire. Même l’humour ne peut plus fonctionner lorsque tous les récepteurs émotionnels et sensitifs ont été préalablement mis en sommeil. L’utilisation de la motion capture, qui nous vaut des personnages aussi expressifs qu’un fond de poubelle, trouve alors effectivement sa pleine justification, puisqu’il ne s’agit plus dès lors que de montrer des images en tant que simples tâches visuelles, des corps déréalisés engagés dans un mouvement perpétuel. Et je passe sur la laideur extrême de l’image, le travail esthétique du film reposant principalement sur l’utilisation de couleurs acidulées qui vont tellement saturer vos rétines que le monde réel pourra vous paraître en noir et blanc à la sortie de la projection… Les "tintinophiles" de tout bord (dont je ne fais pas partie, le monde de la BD m’étant totalement étranger) devraient sortir révulsés d’un tel outrage esthétique à la fameuse ligne claire de Hergé, qui me semblait plutôt correspondre à une certaine économie de moyens… Pour couronner le tout, John Williams vient coller au film une insupportable bande sonore qui ne s’arrête jamais, comme une ritournelle infernale qui ne fait qu’empirer la méchante migraine qui pointe son nez dès les 10 premières minutes… Il faudrait sérieusement s’interroger sur les ravages qu’un tel film peut provoquer sur la jeune cervelle de nos bambins, ravages à mon avis comparables à ceux d'une prise de drogue (combien de neurones en moins à la minute?). Spielberg vient une fois de plus d’exceller dans un exercice dont il est, avec Georges Lucas, le maître incontesté : creuser un peu plus profondément encore la tombe du cinéma... Tout amateur de cinéma d’art en sortira triste, et légèrement déprimé.

[0/4]

jeudi 15 mars 2012

« La Vie est belle » (It's a wonderful life) de Frank Capra (1947)

    Fantastique film de Frank Capra! Une véritable leçon de vie, l'espace de deux heures! Et quel entrain, voilà de quoi vous redonner le sourire et espoir dans la vie pour un bout de temps! Capra nous conte une histoire toute simple, à la « Vivre » d'Akira Kurosawa : celle d'un homme qui a voué sa vie aux autres par l'entremise de son modeste travail, et qui après bien des déboires retrouve tout à coût le goût de vivre à la suite d'une intervention divine. Ce qui est fabuleux chez Capra, c'est cette énergie qui parcourt le long métrage du début à la fin. Le rythme ne s'arrête jamais, chaque séquence est construite le plus simplement du monde mais s'enchaîne à merveille avec la suivante, dans un langage cinématographique d'une rare évidence. Capra ne s'embarrasse guère d'effets de style, ce qui compte avant tout c'est le scénario et son interprétation. Et l'on ne peut que louer le talent de James Stewart, absolument lumineux dans son rôle de George Bailey. Citons aussi Donna Reed, qui parvient à lui tenir tête joliment. Tout concourt à faire de ce film un véritable classique du genre, et c'est peu dire que sa réputation n'est pas usurpée. Un vrai bon long métrage digne de ce nom, et ça fait du bien!

[4/4]

mardi 13 mars 2012

« Le marin masqué » de Sophie Letourneur (2012)

Apparemment remarquée par un premier long métrage que je n’ai pas vu (et que je ne verrai pas), Sophie Letourneur rempile illico avec ce moyen métrage parfaitement calibré pour une génération de trentenaires parisiens "adulescents" (comme on dit désormais), que l’on imagine aisément englués dans un embourgeoisement moral et un néant spirituel qui confinent à la pathologie psychologique. «Le marin masqué» raconte la virée de deux jeunes parisiennes à Quimper, le temps d’un week-end, l’une, heureuse en amour, cherchant à faire oublier à l’autre l’échec de sa vie sentimentale. Après avoir recroisé un éphémère amour de jeunesse, la première rentrera à la capitale nostalgique et angoissée quant à l’avenir de son couple, tandis que la seconde aura retrouvé un brin d’entrain. Sophie Letourneur dresse, bien malgré elle, le portrait (fort réussi cela dit) d’une génération atomisée et infantilisée, au style de vie moralement anomique. Lorsqu’on scrute l’insondable richesse et profondeur de l’existence, les petites contrariétés de ces deux ados gâtées ont bien du mal à revêtir la moindre once d’intérêt… Pour ma part, ce naturalisme de bas étage est au cinéma ce que cette nouvelle chanson française, disons à la Bénabar, est à l’art musical : sa forme la plus crasse et la plus pauvre. La réalisatrice cherche pourtant, par tous les moyens qu’elle connaît, à s’écarter du naturalisme plat de son film, par l’utilisation du noir et blanc, d’effets sur l’image (cadre détouré) et par les moyens de la distanciation sonore (voix off). En vain... Au final, elle ne fait que filmer "comme" : comme le Garrel de «La frontière de l’aube» (la qualité de la photographie en moins), couvert d’un jeu sur deux niveaux sonores rappelant le Godard de «Bande à part». Mais contrairement à ces évidentes références, rien dans son film ne justifie une telle stylisation, et le film ne décolle jamais vers autre chose que la pesante trivialité des discussions de ces 2 copines, enfermées dans une petite bulle bourgeoise que l‘on crèverait d’envie de faire éclater… Là où Eustache, dans «La maman et la putain», dressait le portrait d’une jeunesse assez similaire de par sa médiocrité spirituelle pour montrer l’effondrement moral d’une société, Sophie Letourneur cherche vainement à donner de la profondeur à cette jeunesse en lui accolant un sentiment nostalgique. La vulgarité du langage des personnages de «La maman et la putain» était à l’image de leur perdition. Ici, dire que l’on est constipé ou que l‘on a ses règles n’a pour objectif qu’un pitoyable effet de réel. Bien évidemment, cela se fait au prix de la poésie, après laquelle court désespérément la jeune cinéaste... «Le marin masqué» est un film que l’on pourrait qualifier de régressif, réalisé par une fifille à son papa, qui rêverait de remonter voir le monde sur les épaules de ce héros paternel qu’aucun jeune homme de passage ne peut égaler. Telle est bien la seule "idée" de ce film, désolant par ailleurs, idée largement soulignée par une fermeture à l’iris sur la figure de ce marin masqué qu’est la figure paternelle : la petite fille est amoureuse de son papa chéri… Qu’il est dur de devenir adulte!

[0/4]

mardi 6 mars 2012

« Je veux seulement que vous m’aimiez » (Ich will doch nur, daß ihr mich liebt) de Rainer Werner Fassbinder (1976)

«Je veux seulement que vous m’aimiez» est un très beau mélodrame, probablement celui dans lequel Fassbinder parvient le mieux à traduire l’innocence blessée de personnage en quête d’amour, broyés par une société de l’argent et de la consommation incompatible avec le sentiment. Cette société, en détruisant l’amour dans les affaires humaines, accule les êtres sensibles au manque d’affection et les plonge dans un insatiable sentiment de soif sentimentale. Pour combler cette solitude affective, le personnage du film, Peter, tente alors d’acheter l’amour des autres en les comblant de cadeaux ou en travaillant pour eux gratuitement (il construit la maison de ses parents), au prix de sa ruine financière et de son humiliation morale. Mais l’amour ne peut s’acheter, car il n’évolue pas dans le même référentiel de valeur. Peter fait la cruelle expérience de l’impossible conversion des biens matériels en sentiments amoureux. Bien au contraire, son air de chien battu, son incapacité à se révolter, sa candeur insouciante conduisant à des situations impossibles et l’acculant au mensonge, inspirent bien plutôt le mépris ou la colère des autres. En quête initiale d’affection et de tendresse, Peter se retrouve ruiné, dans une situation qu’il ne peut plus surmonter, et à bout de nerfs, épuisé, il commet l’irréparable. L’acte meurtrier devient le seul moyen qu’il trouve pour se sortir de cette situation infernale. C’est finalement la prison qui lui permet de recouvrer sa liberté, en tirant un trait sur ses ennuis… Fassbinder fustige une consommation motivée par le seul désir de faire "pareil", de faire "comme" ("pourquoi n'aurai-je pas droit à ce qu'ont les autres?"), mais totalement éloignée des besoins réels. Peter apparaît alors comme la victime d’une interaction spéculaire qui pousse au confort bourgeois. Il arrive libre à Munich, puis il commence à gagner son argent, ce qui le conduit inéluctablement à la consommation, qui elle-même le démunit de sa liberté. Il devient soumis à des pulsions qu’il ne parvient pas à contrôler. Là où dans l’imaginaire de la propagande publicitaire la consommation est l’expression de la liberté (celle, trompeuse, de choisir), Fassbinder nous montre froidement qu’elle est en réalité un outil de mise en esclavage. Le crédit comme aliénation. Peter se ruine dans tous les sens du terme : il accumule les dettes et s’use la santé. Plus fragile que les autres, car plus sensible, il est un témoin du dysfonctionnement profond de la société libérale, société du pouvoir de l’argent et non du pouvoir des valeurs, où la morale est privatisée. Fassbinder montre aussi l’origine du malaise psychologique du personnage par un troublant flash-back sur son enfance (la séquence de la fessée). Le cinéaste insiste par la suite sur l’aspect étrange de la relation entre Peter et ses parents, signant probablement là son film le plus freudien. Produit pour la télévision, «Je veux seulement que vous m’aimiez» avait vocation à toucher le plus grand monde. C’est donc un film simple, séduisant mais qui en même temps révèle une riche construction scénaristique basée sur une structure temporelle non linéaire assez audacieuse pour le petit écran. Le film se présente comme un vaste flash-back, la confession de Peter à son assistante sociale, et comme pour «L’année des 13 lunes», le récit fonctionne sur un processus de remémoration, ponctuellement perturbé par des flashs qui traduisent des résurgences incontrôlées du drame final. Une œuvre touchante et profonde à la fois, populaire dans le bon sens du terme, et qui, loin d’être mineure dans la filmographie de Fassbinder, en constitue au contraire l’une des pièces maîtresses.

[3/4]

dimanche 4 mars 2012

« Agora » d'Alejandro Amenábar (2009)

    Un péplum à prétention philosophique des plus consternants. « Agora » compte parmi ces reconstitutions en carton pâte d'une époque antique fantasmée, et figurée à grands renforts de décors grandiloquents ainsi que d'images de synthèses qui cachent mal leur laideur. S'appuyant sur des faits historiques, il retrace la vie d'Hypatie, femme philosophe du IVème siècle après Jésus-Christ, vivant à Alexandrie au milieu de romains, de juifs et de chrétiens. Le long de ses deux heures, nous assisterons à une multitude de massacres en tous genres, à quelques exposés lénifiants sur le géocentrisme et l'héliocentrisme, et bien évidemment à une histoire d'amour contrariée. C'est peu... Alejandro Amenábar est visiblement plus à l'aise pour filmer des combats sanguinolents (encore qu'il filme mal, il n'a pas l'envergure d'un Ridley Scott, encore moins d'un Kurosawa) que pour donner chair à ses personnages. Le long métrage est parcouru de confrontations en tous genres, mais rien de bien intéressant n'en ressort, le cinéaste ne s'attarde que sur la trajectoire d'Hypatie sans parvenir à construire un propos digne d'intérêt. Et que dire de la mise en scène assez grotesque : les méchants chrétiens sont tous vêtus de noir et les gentils de blanc, au cas où le spectateur n'aurait pas compris ce qui se trame à l'écran... On frôle la caricature.

[0/4]

jeudi 1 mars 2012

« Les Amants crucifiés » (Chikamatsu monogatari) de Kenji Mizoguchi (1954)

    « Les Amants Crucifiés » est l'un des derniers films du maître japonais Kenji Mizoguchi, alors qu'il en a déjà réalisé presque une centaine : son art est donc plus que jamais abouti, et il livre ainsi une mise en scène d'un raffinement extrême. Tout en étant épurée de tous mouvements superflus, elle se révèle d'une richesse incroyable, sublimant les déplacements des personnages dans le cadre avec une grâce extraordinaire. Pour ce qui est de l'histoire en elle-même, il aborde une fois de plus la critique sociale en lui ajoutant une intrigue tragique digne des plus grands mélodrames. « Les Amants Crucifiés » est en effet l'occasion pour Mizoguchi de dénoncer l'horreur d'une société féodale ultra-hiérarchisée et codifiée, étouffant les personnages et leur humanité tout en faisant paradoxalement ressortir leurs plus grands défauts, la cupidité en tête. Le dénouement tragique qui liera O-San et son amant Mohei leur permettra au contraire d'atteindre le bonheur absolu dans l'amour le plus pur, avant de devoir affronter la mort. L'injuste société d'alors et sa loi inflexible, ces classes qui ne peuvent se mêler, ces hommes ne vivant que pour l'argent ou le pouvoir, tout cela conduira les amants proscrits à leur perte, irrémédiablement. Pourtant leur amour triomphera de tout ce mal, d'une bien triste manière certes, mais dans un refus total et exemplaire de tout compromis, dans une plénitude presque sereine. Un chef-d'oeuvre d'une grande beauté. 

[4/4]

lundi 27 février 2012

« L’année des treize lunes » (In einem Jahr mit 13 Monden) de Rainer Werner Fassbinder (1978)

«L’année des 13 lunes» est un mélodrame désespéré, d’une terrible noirceur. C’est l’histoire d’un homme devenu femme par amour pour un autre homme qui ne l’aime pas. Le film fonctionne sur la base d’un processus de remémoration. On découvre progressivement le passé de ce transsexuel, Elvira, et lorsqu’on a reconstruit son histoire, qui s’apparente à un chemin de croix, c’est pour assister à sa mort. Fassbinder montre là une vision très sombre de l’existence. La quête d’amour du personnage l’accule à la souffrance et le condamne à l’indifférence. En contrepoint, la cruauté conduit au succès et à l’estime (même redoutée). Il semble que l’individu sentimental n’ait pas sa place en ce monde. Il n’en connaît pas ou en refuse les règles, et sa seule issue est dans le suicide (vu comme un désir insatisfait de vivre et non comme un désir de mort). C’est un véritable cri de détresse que lance Fassbinder à travers le personnage d’Elvira. Ce personnage permet de retrouver une figure récurrente du cinéma de Fassbinder, celle de l’individu pur dans ses intentions, de l’individu bon et aimant, généreux, rejeté et bafoué par une société (capitaliste en l’occurrence) qui ne s’est pas construite sur les valeurs d’amour et de fraternité. Une société qui dans son principe et ses présupposés (en s’appuyant notamment sur l’anthropologie pessimiste de Hobbes) a profondément changé l’homme, sa nature, pour en faire un individu insensible, égoïste et calculateur. Tel est le malaise profond de Fassbinder qu’il traduit dans ce film par la souffrance d’Elvira. «L’année des 13 lunes» est une réflexion sur la souffrance de celui qui aime sans retour. Fassbinder, en abordant également la thématique, peu traitée à l’époque, de la transsexualité, condamne le sort inlassablement réservé aux minorités et aux plus faibles (ceci concerne également le cancéreux et les deux personnages noirs du film, condamnés à être serviteur ou à finir pendu au bout d’une corde). Si l’on juge du degré d’évolution d’une civilisation à sa façon de considérer et de s’occuper des plus fragiles et des plus démunis (les enfants, les fous, les malades, etc…), le constat de Fassbinder est sans appel. Pour éviter de sombrer dans le pathos et le sentimentalisme, le cinéaste joue des décalages entre le côté terrible des faits filmés et la manière dont ils sont représentés. Fassbinder, par ces décalages, cherche à déréaliser certaines situations extrêmement dramatiques, épargnant de ce fait au spectateur d’harassantes scènes d’hystérie, de pleurs, d’apitoiement, etc… Cette manière de créer du décalage n’est cela dit pas toujours très finement rendue, notamment lors d’une scène dans un abattoir venant en illustration d’un texte de Goethe, et qui joue un peu trop facilement la carte de l’image choquante. Cette séquence crue dans laquelle nous assistons au spectacle insoutenable de bouchers égorgeant des bovins se présente également comme une métaphore un peu trop appuyée de l’existence d’Elvira. Mais l’intention n’est pas mauvaise. Par ailleurs, l’intrigue, sous forme d’enquête sur le passé d’Elvira, progresse par monologues successifs (la bonne sœur, le cancéreux, Elvira elle-même), monologues parfois un peu trop écrits, lus. Le cinéaste, qui préfère ne pas utiliser le flash back, peine à trouver des solutions narratives cinématographiques originales pour dévoiler ce passé, et se réfère à des moyens de mise en scène empruntés au théâtre. Dans la seconde partie, le film change de ton et bascule dans l’absurde et l’abstraction. On a là de toute évidence les meilleurs passages du film, très étranges et qui font de «L’année des 13 lunes» est un film éprouvant, plombant, mais traversé de quelques belles fulgurances.

[2/4]

vendredi 24 février 2012

« Le moindre geste » de Fernand Deligny (1971)

«Le moindre geste» est un film bien singulier, sans réalisateur et sans auteur au sens où on l’entend usuellement, sans comédien non plus (personne n’y joue un rôle) et, presque, sans trame scénaristique. Dès le début du film, il y a bien quelques cartons qui annoncent toute l’histoire, mais plus à la manière d’une tâche à expédier et dont on cherche à se débarrasser, que comme une introduction à un récit à venir. Il est donc question de Yves et Richard qui s’évadent de l’asile où ils sont suivis. Richard tombe dans un trou en voulant se cacher tandis qu’une jeune fille d’ouvrier trouve Yves déambulant et le ramène au centre. Le film joue plus ou moins le jeu de son scénario durant les premières minutes puis l’abandonne totalement sur les ¾ du film, avant de s’y raccrocher de manière bien anecdotique dans les dernières minutes, simplement pour pouvoir prétexter une fin au film. Celui qui guide les images, c’est bien Yves. Le déroulement du film n’est que le déroulement du fil de ses pensées et de ses expériences. Comme le titre l’annonce, il y a une attention extrême apportée aux gestes de ce garçon. L’un d’eux est récurrent : le motif du nœud et du laçage que Yves ne parvient jamais à accomplir, malgré son obstination. Ce motif devient symbole de la maladie mentale de Yves : cette impossibilité de relier, de reconnecter deux éléments irrémédiablement disjoints (lui et la société). Cette maladie peut parfois ressembler à un refus obstiné de se socialiser dans un monde humain qui à ses yeux n’a aucun sens. "Bande de cons!" jette t’il au visage de cette société. Le travail de Deligny n’est pas de chercher à insérer par divers moyens Yves à la société mais de le laisser marcher, et de marcher à ses côtés. C’est un cinéma de l’errance, et d’un vagabondage sans autre justification que lui-même, traçant ces fameuses lignes d’erre, ces trajets qui inspireront le travail de Deleuze et Gattari. «Le moindre geste» donne à observer l’expérience d’un corps. On y voit Yves regarder, toucher, sentir. C’est une fascinante expérience de captation de la vie dans son essence sensorielle, qui invite le spectateur à ressentir et à se plonger dans une sorte d’état primal, cherchant ainsi à le connecter, par les sens, au monde dans lequel évoluent les autistes. Deligny n’est pas un cinéaste, et il reste ici un pédagogue qui cherche les moyens d’utiliser l’image cinématographique comme outil et en tant qu’expérience pour prolonger son travail sur l’autisme. Le passage de ce non cinéaste dans le cinéma permet alors de questionner le cinéma car celui-ci y est ramené à l’état de page blanche. Cela nous vaut des images, des intuitions et des instants extrêmement précieux. Formellement, le film se présente dans un noir et blanc très contrasté avec une bande son totalement asynchrone. C’est un film muet par dessus lequel viennent se superposer des enregistrements sonores de Yves, mais ces enregistrements ne cherchent aucunement à coller de près ou de loin au mouvement des lèvres du personnage. Ce décalage n’en illustre que mieux encore cette impossibilité pour les autistes de se synchroniser à un monde régi par le langage. Comme chez les Staub, le plus important réside ici dans la parole. La parole de Yves est omniprésente et s’exprime dans une sorte de diatribe qui rappelle les éructations poétiques d’Antonin Artaud («Pour en finir avec le jugement de Dieu») mais qui peut aussi évoquer une version oralisée de l’écriture sonore et exclamative de Céline. Cette parole n’est pas insensée et traduit même une grande cohérence. Yves semble condamner, parfois avec cynisme et ironie, d’autres fois sous la forme de la lamentation, la guerre, la technologie, la politique, la religion, l’asile… Il singe un commentateur de radio, nous renvoyant au ridicule de nos conventions. Il apparaît alors comme profondément inadapté au monde qui l’entoure et ne peut trouver du réconfort que dans une nature souveraine. Cette nature semble la seule à même de pouvoir le sauver : il s’y comporte en enfant, susceptible de s’émerveiller sur un simple tas de pierre, de jouer à casser des branches d’arbre ou à sauter dans l’eau. «Le moindre geste» est un film difficile à cerner car il ne répond pas aux canons habituels du cinéma. Je n’ai pas la prétention à juger d’un tel travail par une note, mais je peux dire que c’est une expérience unique, importante sans aucun doute, et qui, en cette époque où le cinéma semble désespérément tourner en rond sur lui-même, mériterait que l’on s’y intéresse de près.