Réalisé entre ces deux grands films que sont «Quand passent les cigognes» et «Soy Cuba», «La lettre inachevée» reste aujourd’hui un film complètement méconnu. Un oubli injustifiable, tant «La lettre inachevée» est un superbe exemple du génie de Kalatozov, un mélange entre l’approche au plus près des personnages de «Quand passent les cigognes» et de la démesure dans la réalisation que l’on trouvait dans «Soy Cuba». Comme dans le film cubain, «La lettre inachevée» repose sur une intrigue et un propos très simples qui ne classe définitivement pas le cinéma de Kalatozov du côté d’un cinéma cérébral. Mais cette histoire simple (quatre pionniers partent en expédition en Sibérie à la recherche de diamants), est complètement sublimée par une mise en scène et une photographie exceptionnelles. Perspectives délirantes à la Rotchenko (ah, ces contreplongées incroyables sur fond de ciel menaçant!), travellings ahurissants à travers les branchages, gros plans sur les visages d’une expressivité saisissante (et qui dispense de mots pour faire passer avec grande justesse les émotions), jeu sur les contrastes offrant un noir et blanc de toute beauté, grands mouvements d’appareils donnant une ampleur lyrique incroyable à la réalisation… Le lyrisme est ici renforcé par l’utilisation de nombreux effets de surimpression et de transparence (les flammes au premier plan, les visages qui se superposent). Les plans séquence à rallonge et les travellings virtuoses alternent avec des inserts rapides d’images, des plans montés au cordeau pour créer la tension ou donner du rythme au film (le montage du coup de fusil, saisissant). Une telle volonté de proposer, à chaque plan, des images de toute beauté, de magnifier tout ce qui passe devant l’objectif de la caméra, d’explorer ainsi les potentialités du cinéma, rappelle le génie d’un Murnau ou d’un Eisenstein (avec en prime la poésie du premier et la vision grandiose du second). On est littéralement subjugué. Kalatozov et son chef opérateur de génie, Sergueï Urusevky, proposent un film qui n’est qu’un enchaînement de morceaux de bravoure. On retiendra notamment l’incroyable séquence de l’incendie (mais comment ont-ils pu tourner cette scène sans incident?) et les nombreux plans en contre-jour, découpant les silhouettes des personnages. L’esthétique du film semble d’ailleurs avoir eu une influence certaine sur les premiers films de Tarkovski (de nombreux plans de «L’enfance d’Ivan» sont clairement inspirés de «La lettre inachevée») et l’importance accordée aux éléments rappelle également le cinéma du grand Andreï : l’eau majestueuse et libératrice (la séquence de la pluie, superbe, et cette façon merveilleuse de filmer le fleuve), la terre que l’on fouille, que l’on creuse et dans laquelle on s’enterre ou disparaît, le feu beau mais impitoyable, et le vent qui s’oppose à la progression des personnages (et qui gifle l’eau dans une scène de toute beauté)… L’utilisation d’une musique sombre et inquiétante finit de nous plonger totalement dans cette Nature impérieuse et d’une beauté mortelle, face à laquelle «l’homme soviétique», malgré toute sa prétendue puissance, est bien peu de chose (ce qui déplu assez fortement à la censure, le dernier plan ne représentant qu’une victoire symbolique de l'homme). «La lettre inachevée» est un spectacle grandiose, une fresque d’une beauté à en couper le souffle, porté par un élan créatif qui balaie tout sur son passage. Il est grand temps de sortir cette merveille d’élégance des placards dans lesquels elle pourrit.
[4/4]
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