«La nuit» est le volet central de la trilogie réalisée par Antonioni sur la crise spirituelle de la bourgeoisie face au monde moderne. Si le film tient une place parfaitement cohérente au sein de cette trilogie, il se rapproche nettement plus du dernier film de celle-ci, peut-être le plus grand de Antonioni, qu’est «L’éclipse». Avec «La nuit» en effet, le cinéaste abandonne le lyrisme de la mise en scène qui avait fait le charme et la beauté de «L’Avventura», pour proposer un film plus froid, initiant une certaine radicalité de son approche cinématographique qui culminera dans l’abstraction totale de la fin de «L’éclipse». «La nuit» s’intéresse au couple moderne et à son délitement, victime qu’il est d’un nouveau mode de vie vidé de toute essence spirituelle, où l’argent est devenu la finalité de toute action et dans lequel les industriels sont les nouveaux maîtres du monde, les grands hommes de ce temps. Dans une Milan capitaliste en plein boom économique, l’homme apparaît épuisé, blasé, maltraité dans son être par cette modernité désacralisante dont la vitesse le largue, et qui s’impose par la force. Pour illustrer cette agression faite à l’homme, Antonioni compose des plans dans lesquels les immeubles envahissent l’écran, avalant littéralement les personnages, alors relégués dans un infime espace du cadre. Dans «L’éclipse», ces personnages finiront par être éjectés complètement de l’image laissant place au règne des choses. Vidé de son souffle vital, l’homme est alors envahi d’une certaine nostalgie, une nostalgie qui le paralyse, puisqu’aucun retour en arrière n’est permis et qu’il lui est impossible de se raccrocher à un passé définitivement révolu (ce qu’Antonioni illustre par cette ligne de chemin de fer envahie par la végétation). L’homme fatigué, en manque d’aventures, recherchant désespérément l’émotion et la passion dans une société asphyxiée par les valeurs futiles du capitalisme, se tourne alors vers des amours de passage. C’est ainsi que le personnage interprété par Mastroianni se laissera séduire par la nymphomane de l’hôpital et succombera au charme de Valentina, la fille de son futur employeur. Son inconstance finira par tuer l’amour que lui portait sa femme. Mais sans cet amour (que lui-même n’éprouve sûrement plus), il s’apercevra qu’il n’a plus rien, plus aucun repère, et pris de panique, cherchera alors, dans un geste désespéré, à s’y raccrocher de toutes ses forces. C’est cette fin d’un amour, pourtant le dernier refuge de l’humanité, que filme Antonioni dans «La nuit». Tout au long du film, le cinéaste sème des signes, des indices annonçant la mort à venir du couple, indices que les personnages ne semblent pas ou ne veulent pas voir. Dès la première séquence, dans laquelle le couple rend visite à un ami mourant à l’hôpital, le pressentiment de ce qui ne sera confirmé qu’à la toute fin pénètre le spectateur : l’agonie de cet ami semble bien annoncer et révéler l’agonie de ce couple. Sa mort sonnera d’ailleurs la prise de conscience chez la femme que son amour a disparu… Déployant une mise en scène d’une impressionnante richesse, Antonioni ne laisse rien au hasard. Chaque plan se charge de significations, chaque silence renferme un monde d’émotions, si bien qu’il est impossible en un ou deux visionnages d’englober toute l’ampleur du travail réalisé par le cinéaste, alors au sommet de son génie créatif. Un chef d’œuvre, bien évidemment.
[4/4]
Un des sommets de l'œuvre d'Antonioni. Pas aussi magistral que « L'Eclipse » ou « Le Désert rouge », pas aussi lyrique que « L'Avventura », mais fort digne d'intérêt toutefois. La peinture que le cinéaste italien fait d'un couple qui se délite est saisissante. Filmant la fin d'un amour conjugal, il brosse en filigrane un portrait grinçant de la modernité et de la bourgeoisie, qui avalera littéralement nos protagonistes dans un tourbillon de futilité. Notons la beauté de la mise en scène et du cadrage, ainsi que les magnifiques jeux d'ombre et de lumière. Un grand film, assurément!
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