«Elephant» est un court métrage de 39 minutes, composé d’une seule idée, un unique motif cinématographique qui se répète 18 fois. Un plan d’ensemble nous montre le lieu du drame, puis un homme apparaît dans le plan. Nous le suivons jusqu’au lieu où il va croiser un autre homme, qu’il tuera, ou qui le tuera. Nous verrons ensuite le tueur s’enfuir avant que la caméra ne revienne s’attarder quelques longues secondes sur le cadavre de la victime. Aucun dialogue, aucun commentaire, aucune explication, nous ignorons tout des mobiles de ces meurtres, des meurtriers et des victimes qui restent toujours dans l’anonymat. Clarke ne nous fournit aucun élément de compréhension, forçant le spectateur à s’interroger sur la signification de ce qu’il voit. C’est ainsi que les différents lieux du crime, les seuls indices dont nous disposons pour contextualiser le drame, nous permettent de retranscrire un certain cadre social. En effet, les meurtres sont souvent perpétrés sur des lieux de travail, dans des entrepôts grandement désaffectés, dans des terrains vagues... Bref, nous sommes dans un décor de ville désindustrialisée. Un indice au générique et la présence de nombreux bâtiments construits de briques rouges nous renseignent sur le fait que nous nous situons en Irlande. Cà y est, nous y sommes, «Elephant» traite des "Troubles", des massacres perpétrés en Irlande du Nord dans le conflit opposant républicains (catholiques) et loyalistes (protestants). Ce sont donc des meurtres politiques. La répétition des assassinats et ce cercle de violence qui ne s’arrête jamais, l’absence d’émotions sur les visages des victimes et des meurtriers (visages que nous voyons de toutes façons très peu), l’impossibilité du rebondissement ou de la surprise (on comprend très vite que chaque meurtre sera mené à bien, même si on ignore au début de chaque nouvelle séquence qui sera tué et qui tuera), sont autant d’éléments stylistiques qui permettent à Clarke de souligner le caractère complètement ordinaire, quotidien, de cette violence. Il se dégage de cette banalisation du crime une sérénité dans l’horreur, une sérénité qui glace le sang et engendre une tension, un malaise qui parcourt tout le film. De plus, le fait que nous ignorons tout des personnages à l’écran, qui finissent par se réduire à de simples silhouettes mécaniques, et la confusion entretenue par le cinéaste entre tueurs et victimes, illustrent la neutralité de Clarke dans ce conflit. Le cinéaste ne s’intéresse pas aux raisons de la violence, ne différencie aucun des deux camps, mais s’intéresse à la violence elle-même, et à son omniprésence. A ce titre, le dernier meurtre se charge d’une portée allégorique, puisque nous y voyons un tueur abattu, avec son consentement, par un autre tueur. «Elephant», le dernier film d’Alan Clarke, s’éloigne donc nettement de l’approche sociale et du registre du réalisme documentaire qui parcourait l’ensemble de son œuvre, et l’on peut regretter que le cinéaste n’ait pas eu le temps d’approfondir cette veine de son cinéma. La grande stylisation de la mise en scène, tout en longs plans séquences, inspirera grandement Gus Van Sant pour son film éponyme, qui reprendra notamment, tels quels, ces longs plans où nous suivons les assassins de dos. On préfèrera nettement l’original à sa copie américaine, bien plus reconnue mais d’une portée pourtant beaucoup plus modeste. «Elephant» est un film qui repose sur une idée unique, un concept, et qui, à ce titre, reste une expérience de cinéma intéressante mais relativement anecdotique. Le format court est en ce sens parfaitement adapté.
[2/4]
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